Chapitre XVIII
« Les Fitales survécurent au premier assombrissement, cachés sous les montagnes d’Ingole aux côtés des Babikaras et des Ganashs. Lorsque ces derniers quittèrent l’alliances les deux autres peuples renforcèrent la leur au point de fonder la double monarchie d’Ingolia. La Divine Almaria devint la première reine de son peuple et jura une amitié éternelle au nom de sa race aux Babikaras. Artisans hors paires et esthètes accomplis c’est bien aux Fitales que le royaume d’Ingolia dût sa beauté et sa sophistication. Malgré cela, ils se tinrent toujours aux côtés de leurs alliés pour protéger ce qui était leur et furent fidèle dans la victoire comme dans la défaite.
Oh Fitale qui lit ces lignes, n’oublie jamais que tout Babikara est ton frère et que tes sens sont tout entier tournés vers la beauté car telle est la voix que tes ancêtres ont tracée pour toi ! »
Chroniques des ancêtres.
Le conseil des fiefs s’était réuni onze jours après l’arrivée de l’émissaire Amadin. Le temps passé entre les deux avait été employé par ses membres à discuter de façon informelle de l’attitude à adopter, des informations à prendre en compte et, naturellement, à verser quelques pots de vin qui seraient, espérait-on, rentabilisés par le gain de quelques voix décisives.
Margaria avait, pour sa part, usé de ce temps-ci afin de faire connaître la volonté de sa reine. Cette dernière était évidemment inquiète de la montée en puissance de l’Empire mais il était malaisé de savoir ce qui serait le plus dangereux entre entrer en guerre contre lui ou rester à l’écart. Un tel régicide ne pouvait cependant pas rester impuni. Si cette nation orgueilleuse et conquérante allait jusqu’à assassiner les dirigeants des autres puissances sans que cela ne provoque de réaction alors c’en était fini des autres pays. Il était évident pour Sirina que ce meurtre n’était pas simplement en représailles aux ingérences du royaume d’Amadre, mais surtout un test pour connaître le degré de crainte qu’inspirait leur pays sur cette terre. Qui plus est, il circulait des informations comme quoi l’Empire prétendument saint rencontrait des problèmes à l’est, sans qu’on en connaisse précisément la gravité ni même la nature. Toujours est-il que ces éléments convainquirent la reine d’opter pour un soutien au royaume d’Amadre, armé s’il le fallait.
Margaria nota bien cette ambiguïté. « Armé s’il le fallait ». Sous-entendu que la guerre n’était qu’une possibilité parmi tant d’autres. La métisse sonda donc tour à tour les représentants des fiefs afin de connaître leur opinion. Sans surprise ceux qui étaient proches de la frontière étaient réticents à attaquer à cause du tort que cela pourrait causer à leurs terres si jamais les troupes impériales y pénétraient. Au contraire les marchands des côtes se sentaient à l’abri et tenaient à entretenir les meilleures relations possibles avec leur principale partenaire commerciale, le royaume d’Amadre. Chacun était persuadé que la préservation de ses intérêt particuliers concordait avec l’intérêt supérieur du royaume. Les partisans de la paix se mirent à haïr les belliqueux qui voulaient déchainer sur eux la puissance de l’Empire tandis qu’en sens inverse les interventionnistes fustigeaient ces seigneurs sans honneur qui préféraient une paix odieuse à une guerre juste. Margaria pour sa part méprisaient tous ces gens prétendument nobles qui cachaient si volontiers la défense de leurs privilèges et prérogatives derrière un patriotisme de façade. Si ces mêmes seigneurs des côtes étaient à la place de ceux des marches ils seraient les plus ardents défenseurs de la paix tandis que si ceux de la frontière se retrouvaient sur le bord de mer ils pousseraient à la guerre comme nul autre. Elle vit ainsi se former, jour après jour, deux ligues aux intérêts opposés qui scindèrent le royaume et le divisèrent alors même que les dangers qui le menaçaient imposaient qu’il restât uni.
Plus Margaria était confrontée à ce système plus elle était dégoutée. Dans l’Empire les décisions étaient prises par un seul homme et la nation toute entière les suivait. Il en était de même en Amadre et en Aïshon. En revanche, ici, chacun avait son mot à dire ce qui entrainait des prises de positions lentes, aseptisées et de toute façon toujours à moitié suivies. Même les souverains étaient désunis. Sirina était pour la confrontation car la plupart des seigneurs des côtes étaient Fitales tandis que ceux des terres étaient Babikaras. Ingolia était un pays uni sur les cartes mais en réalité il consistait de plus en plus en deux entités distinctes partageant le même drapeau. L’unité d’Ingolia était précaire et déjà bien entamée par la guerre civile du siècle dernier. Il y avait bien quelques ardents défenseurs de l’unité des deux côtés mais chacun voulait qu’elle continuât d’exister à son profit. Lorsque le conseil penchait en faveur d’une certaine ligue cette dernière défendait l’unité du royaume de toute ses forces tandis que les autres faisaient peser la menace de la sécession et l’inverse se produisait lorsque l’équilibre changeait. A chaque sujet d’importance, deux alliances se formaient et luttaient entre elles. Elles regroupaient généralement, à quelques nuances près, les mêmes seigneurs à savoir les Babikaras de la terre d’un côté et les Fitales de la mer de l’autre. Pour ne rien arranger les monarques se faisaient de moins en moins les arbitres de ces querelles ; au contraire ils prenaient de plus en plus partis pour leur race ce qui faisait dire à certain que les jours du royaume d’Ingolia étaient comptés. Les temps de paix et de prospérité des premiers siècles avaient disparu et, depuis que les crises s’accumulaient, l’unité du royaume vacillait.
Margaria savait fort bien à quoi cela était dû : l’émergence de l’Empire. En détruisant les royaumes belliqueux de l’est, il avait brisé ce cycle de guerres qui les faisaient s’entre déchirer et qui avait jusqu’ici préservé Ingolia dont la subtile diplomatie lui avait généralement permis de ne pas être attaquée. Qui plus est, ses maudits prêtres de la salvation rependaient leur venin dans les esprits à tel point que certains seigneurs trop mécontents du fonctionnement de la double monarchie en venaient à adhérer à leurs croyances et à espérer un rattachement de leurs terres à celles l’Empire. Raison de plus pour ne pas leur faire la guerre de leur point de vue. Le culte de la salvation progressait donc autant que celui des ancêtres, ciment de l’union entre Fitales et Babikaras, s’affaiblissait.
Était-ce à cause de son métissage, d’un attachement irrationnel à ce vieux royaume ou pour se fixer un but dans cette cour où elle n’était destinée à n’être que la relique d’une amitié dépassée qu’elle tenait tant que cela à préserver l’union entre Fitales et Babikaras ? Toujours est-il que Margaria aimait Ingolia plus que tout et souhaitait la voir retrouver sa grandeur d’antan. Pour cela il fallait voir se réconcilier les deux races qui l’avaient faite naître et prospérer. Une victoire sur ce maudit Empire promettait d’être le ciment qui effacerait les querelles passées ! Ce pays maudit qui chaque jour complotait pour s’agrandir, qui commettait exaction sur exaction en Orme et qui maintenant assassinait jusqu’aux rois de ce monde était un fléau pour l’humanité tout entière et pour Ingolia en particulier.
C’est ainsi qu’elle laissa se répandre la parole de la reine en lui ôtant toutefois sa retenue et en faisant clairement comprendre que la souveraine récompenserait ceux qui défendraient ses vues au conseil. Les nobles des côtes étaient faciles à convaincre mais un seul seigneur frontalier sembla réceptif à ses arguments, le seigneur Olon Tanghor. Ce dernier était un Babikara roux à la peau pâle parsemé de tâches de rousseurs et était réputé pour être l’un des rares nobles belliqueux du pays. Il avait en effet été, fut un temps, ambassadeur auprès du roi Armand V et une certaine amitié était née entre les deux hommes. Cela, couplé à l’esprit chevaleresque d’Amadre qui avait déteint sur lui, avait fini de le convaincre qu’entrer en guerre était un impératif vital tant du point de vue de l’honneur que de l’intérêt supérieur de la patrie.
Le conseil des fiefs s’ouvrit finalement peu après midi et les débats furent aussitôt entamés avec véhémences :
« - Mes seigneurs ! Ingolia a toujours tiré sa force de sa capacité à rester hors des guerres. Il serait risqué et hasardeux d’attaquer l’Empire pour un assassinat dont rien ne prouve que le premier consul soit le commanditaire si ce n’est une fleur ! Fortifions nos frontières mais restons hors de ce jeu-là, s’exprima Palpo mokar, le représentant de la ligue des marches.
- Absurde ! Comptez-vous laissez le royaume d’Amadre se faire envahir ? Pensez-vous que l’Empire nous épargnera ensuite ? Vous ne ferez, au mieux, que repousser le danger jusqu’au temps de nos enfants ! Il faut nous porter au secours de notre allié sournoisement attaqué, rétorqua Ulni Fassia, la porte-parole de la ligue des flots !
- Allié ? Avons-nous déjà voté ? Qui plus est quel allié nous promettez-vous là ? Le nouveau roi n’est encore qu’un enfant ! La reine régente Béatrice veut entrer en guerre tandis que ses ministres ne cessent de la retenir arguant, et à raison, que leur pays n’est pas prêt. Certes leur royaume semble se tenir tout entier derrière elle mais comment pouvons-nous imaginer qu’une nation vaincue il y a sept ans à peine soit en mesure de vaincre ou même simplement de résister à l’Empire ?
- Car nous serons à ses côtés ! Interrompit le seigneur Olon ! Vous tous qui prétendez défendre l’unité du royaume, quoi de mieux qu’une guerre pour nous souder ? La cause d’Amadre est juste ! Qui plus est je peux vous assurer que ce pays n’est pas faible, bien au contraire ! Armand V a, en son temps, pris toutes les dispositions pour prendre sa revanche ! Ses chevaliers sont les meilleurs du monde, le peuple est galvanisé par les récits des atrocités commises dans la province d’Orme et l’Empire est déstabilisé par des querelles intestines qui n’ont rien à envier aux nôtres !
- Vous nous proposez de courir au-devant d’une mort certaine ! Qui plus est je n’ai jamais entendu parler des troubles auxquels vous faites référence ! De toute façon continuez à mentir, à vous voiler la face ou à vociférer ; notre choix est fait ! Nous n’entrerons pas en guerre ni ne nous allierons avec Amadre ! Il faut une majorité des deux tiers pour voter ce genre de mesure et vous ne les obtiendrez jamais ! »
Le roi Balmir XXXIX sourit devant ce développement tandis que la reine Sirina restait impassible.
A cet instant, sans que personne ne le remarqua, Olon dirigea son regard vers Margaria qui lui fit un signe de la tête. Il se retourna ensuite vers l’assemblée et déclama :
« Je n’ai aucun doute là-dessus. Toutefois voilà ce que je propose : Nouons une alliance défensive avec Amadre. Ainsi nous n’entrerons en guerre que si l’Empire est l’agresseur. Ce dernier sera donc dissuadé d’attaquer tandis que nous préserverons la paix tout en démontrant notre attachement au royaume des Amadins. La paix sera préservée, nos liens privilégiés avec nos partenaires conservés et notre résolution à ne pas rester sans réaction devant ce régicide sera un fait acquis qui devrait protéger nos souverains d’un sort semblable à celui d’Armand. »
Un brouhaha s’en suivit durant lequel chacun discuta. Les deux ligues paraissaient dubitatives et il semblait que le nombre de désaccords croissaient en leur sein. Après de nombreuses autres interventions, tantôt en faveur de cette solution, tantôt contre, le vote finit par avoir lieu. Tout était fait par bulletin secret mais il semblât, aux premiers abords, que la majorité des Fitales était favorable à la motion tandis que les Babikaras, hélas plus nombreux, considéraient cette option comme encore trop risquée bien qu’ils ne soient pas unanimes sur le sujet.
Chacun inscrivit donc sur une feuille le mot « oui », « non » ou « blanc » en réponse à la question de savoir si le royaume d’Ingolia devait proposer une alliance défensive à celui d’Amadre. Le dépouillement parut durer une éternité à Margaria et elle ne put s’empêcher de retenir son souffle au moment de l’annonce des résultats :
« Sur les quatre-vingt-dix-neuf sièges de cette assemblée, trente ont voté contre, onze se sont abstenus et cinquante-huit ont voté pour. Les « oui » n’étant pas deux fois plus nombreux que les « non » la motion est rejetée. ! » Un nouveau brouhaha s’en suivit et le seigneur Olon, furieux, s’en alla sans dire un mot tandis que le roi Balmir poussa un soupir de soulagement. Même les promesses que Margaria avait faites au nom de la reine pour influer le vote de certains n’avait pas suffi à faire pencher suffisamment la balance mais elle se consola néanmoins. La majorité était manifestement pour cette résolution et, plus important, il y avait d’autre moyens de sauver Ingolia que de se soumettre aux décisions d’un conseil aussi corrompu qu’inerte. Il faudrait sans nul doute y avoir recours sans quoi, elle en était persuadée, la fin de son royaume adoré serait inévitable à plus ou moins long terme.
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