Chapitre XXVII
« Ici-bas tout s’achète et tout le monde dispose de la monnaie nécessaire : le temps. Le mien a simplement plus de valeur que le tien. »
Réponse d’un contremaître à un ouvrier se plaignant de sa maigre rémunération.
Un fort orage avait éclaté la veille et duré toute la nuit pour ne cesser qu’au petit matin. Bormo, qui avait le sommeil léger, n’avait pas fermé l’œil et s’était contenté de prier et de s’entrainer dans sa chambre. Lorsqu’il descendit aux premières lueurs du jour pour se restaurer il aperçut au fond de l’auberge, seul comme cela était prévisible à cette heure, Sankra, l’homme qui servait d’intermédiaire entre le Luron et lui. Il l’avait déjà croisé deux fois depuis qu’il était entré en contact avec son employeur mais son air ne lui revenait toujours pas. Il était toujours apathique et, en sa présence, il semblait redoubler de mauvaise humeur. Sa barbe, systématiquement mal taillée mais qui semblait ne jamais pousser, comme s’il entretenait lui-même son triste état, ses cernes marquées, sa mâchoire toujours relâchée et ses cheveux en pagaille lui donnait un air de mendiant qui contrastait avec ces habits de haute facture et la demi-douzaine de bagues qu’il arborait en permanence, dont une en rubis qu’il ne lâchait jamais et qu’il triturait en permanence.
« - Tu as une autre mission et cette fois tes muscles ne te serviront pas à grand-chose.
- Ils ne sont que la moindre de mes forces, répondit l’éprouvé d’un ton moqueur.
- Si tu le dis, toujours est-il que cette fois ce sera un peu plus important que d’aller molester quelques mauvais payeurs. Demain Raïkor Kolba reçoit les nécessiteux de la ville afin de leur distribuer quelques deniers et miches de pain. Le Luron n’apprécie guère le personnage et souhaiterait qu’il soit discrédité.
- Comment dois-je m’y prendre ?
- A toi de voir, trouve quelques documents compromettants, créé-en mais des convaincants, assassine quelqu’un en lui faisant porter le chapeau bref, fais en sorte que tout le monde pense qu’il est une ordure, ce qu’il est sans aucun doute comme tout un chacun dans ce bas monde. Dans un mois se déroulent les élections des angiennes et il serait préférable qu’il ne les gagne pas.
- L’assassiner ne serait-il pas plus aisé ?
- On ne te demande pas ton avis, agis comme on te le dit c’est tout ! Il doit être désavoué, en aucun cas tué ! »
Sur ces mots Sankra s’en alla en maugréant dans sa barbe, encore plus mal entretenue que d’ordinaire. Depuis un mois qu’il était là Bormo avait beaucoup appris des us et coutumes de la ville. Les élections angiennes étaient un curieux rituel au cours desquelles les prêtres de la cité étaient élus. Ces derniers détenaient une grande influence sur les masses mais surtout, en cas de crise, c’était à eux que revenait le choix des victimes expiatoires qui seraient offertes au feu en pénitence. Avoir suffisamment de prêtres dans ses rangs garantissait ainsi à chaque faction de ne pas voir ses membres les plus hauts placés immolés en cas de malheur. L’idée de voir élire des religieux irritait au plus point l’éprouvé qui ne pouvait cependant s’empêcher de ressentir une certaine forme d’admiration envers la capacité des plus riches à s’accaparer toutes les formes de pouvoir possibles et imaginables, jusque dans la sphère religieuse. Si Raïkor Kolba nourrissait ainsi le bas peuple ce n’était naturellement pas par souci de son bien-être mais bien pour acheter leur voix.
Les gens un peu plus riches se moquaient et se plaisaient à mépriser cette populace qui se faisait ainsi berner tandis qu’eux-mêmes se faisaient avoir de façon semblable. On les invitait à quelques réceptions durant lesquelles le faste et le luxe déployés par l’hôte convainquaient la plupart de ces petits marchands qu’il était assurément l’homme de la situation et ce à chaque élection. Naturellement il ne les abreuvait pas en piécettes ni en nourriture, pour eux les flatteries suffisaient amplement. Il fallait être naïf, stupide voire pire, foncièrement cruel pour voter pour quelqu’un d’autre que la généreuse et foncièrement bonne personne qui vous invitait à ces soirées. Se formaient ainsi, sans même que les gens d’ici ne le réalisent, sans doute trop imprégnés qu’ils étaient de cette logique mercantile et immorale, d’innombrables factions plus ou moins puissantes fonctionnant quasiment en vase clos, au sein desquelles coexistaient sans jamais se croiser pauvres et moins pauvres, comme un microcosme de la société, dévoué corps et âmes à servir, par leur vote et leur investissement, les intérêts des plus riches pour lesquels ils semblaient vivre.
Ces factions passaient entre elles des arrangements, ou des alliances comme ils appelaient cela, au gré des rapports de force, c’est-à-dire de la quantité d’argent à disposition, et se chamaillaient sur quelques menus détails en s’accordant toutes sur l’essentiel : la perpétuation de la ploutocratie. Pour se faire, l’élection, l’achat de charges et, par-dessus tout, la liberté du commerce ne devaient en aucun être remis en cause. Il arrivait naturellement que de temps à autre une faction rivale commence à devenir trop gênante au point qu’il faille s’attaquer à son champion. Là n’était d’ailleurs pas la moindre des bassesses de ce triste système. En effet les riches banquiers, marchands et autres chefs d’ateliers ne se pressaient que rarement pour arriver eux-mêmes aux plus hautes charges. Mieux valait pour cela soutenir des personnes qui avaient des vues comparables au leur et qui les défendraient aussi bien qu’eux tout en assumant tous les risques contre un semblant de reconnaissance et une illusion de pouvoir. Il suffisait alors de les montrer à sa clientèle au cours de fêtes et cérémonies dont ils étaient l’attraction phare. Le candidat était ainsi redevable à son mécène tandis que ce dernier évitait les désagréments liés à la haine que pouvait engendrer l’individu chargé de mener sa politique. Il était en effet déjà arrivé, bien que ce fut rare, que la populace agacée par cette mascarade et touchée par quelque fléau indépendant de la vie politique, telle une épidémie ou une tempête, se retrouve à vouloir faire jouer la loi des muscles plutôt que celle du denier. Heureusement, et là était tous l’intérêt des prêtres, il suffisait alors de brûler un ou deux politiques voir un riche marchand lors des crises les plus graves, pour calmer la population à moindre frais. On dépensait un peu plus l’année suivante pour acheter la paix sociale et puis tout recommençait.
Naturellement Bormo n’avait pas acquis une connaissance aussi théorique de la vie publique de la cité en si peu de temps mais, en tant qu’étranger et surtout en tant que prêtre gagné aux idées d’une théocratie autoritaire, il en avait instinctivement perçu toutes les perversions sans nécessairement en saisir les avantages. Qu’importe, il savait qu’il devait empêcher Raïkor Kolba de gagner les prochaines élections car il était, selon toute vraisemblance, dans le camp adverse de celui du Luron. Cependant cette petite fête de charité allait également lui permettre de s’introduire dans la demeure d’un personnage influent de la ville et qui dit personnage important dit correspondance qui ne l’est pas moins. Plus que tout Bormo était avide de comprendre en quoi ce Rachnir, qui ne semblait pas se détacher particulièrement de la masse des autres candidats, gênait le Luron et sa clique. Cela serait un bon point de départ pour savoir ce que cet intriguant Akshus, dont nul ne semblait connaître le véritable nom, avait à voir avec les livraisons d’armes qui entretenaient le feu de la guerre au sein du Saint Empire.
Bormo se rendit donc comme prévu à la villa des lilas, demeure de Kolba. Une foule de mendiants et de désœuvrés s’était pressée devant les grilles et attendait patiemment leur ouverture. Le plus triste était sans doute de découvrir que chacun, en dépit de l’état de misère qui l’accablait, avait pris soin de faire un effort sur son apparence. L’affamé avait un manteau de deuxième main trop grand pour lui, la mère avait mis un collier ou plutôt une simple chaine autour du cou tandis que son enfant avait été sommairement coiffé. L’éprouvé, au milieu de tout cela, était assurément le plus encrassé et le moins bien habillé. S’entassaient donc devant les portes une horde de pauvres faisant semblant d’être cossus et un cossu faisant semblant d’être pauvre.
Au bout de ce qui lui semblât être une interminable attente, la demeure s’ouvrir enfin à la marée humaine qui se déversa comme l’eau au travers d’une écluse. Nourriture, habits et même petits bijoux à l’effigie du bienfaiteur étaient abondamment distribués dans le jardin tandis que le Rachnir se déplaçait au milieu de ces malheureux en leur souriant faussement. Il recevait en échange la seule chose que possédait ces simples : la bénédiction de leur faux dieu qu’ils accordaient de toute façon si souvent qu’elle n’avait plus la moindre valeur.
Bormo se restaura quelque peu et il dut bien admettre que ce qu’on offrait ici à manger était de meilleure facture que son esprit cynique lui avait laissé supposer. Les petits pains étaient encore chauds, les gâteaux au miel et à l’orange tout à fait succulents et même les boissons proposées étaient constituées de jus de mandarine fraichement pressées. L’éprouvé ne manqua pas d’en profiter puis, lorsqu’il fut rassasié, guetta l’occasion d’entrer au sein de la demeure. Naturellement quelques gardes surveillaient chaque entrée au cas où il serait venu à l’esprit de certains invités de s’accaparer plus que ce qui leur était accordé. Ils n’étaient cependant pas des plus attentifs et il fut aisé pour le Bilberin de contourner un des angles de la maison afin de sortir du champ de vision de ces mercenaires puis d’entamer l’escalade d’un des murs en vue d’atteindre une fenêtre laissée entrouverte.
En quelques bonds il était suspendu à son rebord puis s’y hissa à la force de ses bras avant de jeter un œil à l’intérieur. Un rideau masquait la vue mais nul bruit ne se faisant entendre aussi prit-il la décision d’entrer. Il arriva dans un couloir où quelques bibelots trônaient à côté de vases dans lesquelles baignaient des lilas, probablement ceux-là même qui avaient donné leur nom à la villa. Ecoutant à chaque angle, à chaque porte, observant partout et ne négligeant aucune aile il arpenta le grand manoir en quête d’un bureau qu’il finit par trouver, grand ouvert, couvert de tapisseries et de tableaux, principalement des natures mortes. Au milieu de la pièce se dressait une immense table bardée d’or et sur laquelle reposaient au milieu des plumes, gobelets, fruits et plusieurs piles de papiers. C’était parmis elles, Bormo n’en doutait pas, qu’il trouverait les preuves de la corruption de son hôte dont l’existence était presque assurée étant donné la relation sans ambiguïté qu’entretenait les gens d’ici avec la probité.
Il commençait tout juste à éplucher la correspondance de Kolba lorsqu’il entendit un bruit de pas en provenance du couloir. Qui était en train d’arriver ? Un garde ? Un valet ? Un membre de la famille ? Devait-il se tenir en embuscade et assommer celui qui s’approchait ou devait-il plutôt emporter toute la paperasse et s’enfuir avec ? Fallait-il privilégier la vitesse ou la discrétion ? Toutes ces réflexions se bousculaient dans sa tête mais si on lui avait bien enseigné une chose c’est que, dans le feu de l’action, la promptitude à la réaction vaut souvent plus que la décision en elle-même. Il se saisit donc le plus rapidement possible de tous les documents qui ne semblaient pas être de l’ordre du privé, les enfourna dans la besace qu’il avait prise pour l’occasion, puis, tandis qu’il savait s’être fait repérer du fait de sa précipitation, couru vers la fenêtre qui donnait sur un petit balcon. Les pas sur ses arrières accélérèrent et, tandis qu’il enjambait le rebord, il se retourna et croisa le regard d’un épéiste qui ne resta pas décontenancé très longtemps. Il dégaina et fondit aussitôt sur l’intrus. Bormo, à califourchon sur le rebord, sentit qu’il était en mauvaise posture, d’autant plus qu’il était désarmé.
Il n’eut pas le temps de chercher une prise et dut sauter et risquer la fracture pour préserver sa vie. «Maudit soit le faquin qui a décidé que le bureau serait à l’étage » se dit-il en son for intérieur. Curieuse pensée pour celui dont la vie pourrait s’achever dans l’heure. Entrainé à défaut d’être habitué aux situations extrêmes, il eut néanmoins la présence d’esprit, plutôt le reflexe instinctif à vrai dire, de viser un des buissons du jardin. Ce dernier amortit tant la chute que le bruit mais le coup fut néanmoins rude. S’étant jeté épaule la première afin de préserver ses jambes qui allaient lui être de la plus grande utilité Bormo sauva l’essentiel. Avait-il un bras cassé ? Un os déboité ? Il n’avait pas le temps pour un examen approfondi car déjà le garde au-dessus de lui hurlait à qui pouvait l’entendre qu’un malandrin, il n’utilisa naturellement pas un terme aussi policé, était sur le point de s’enfuir. A ce sujet l’éprouvé ne comptait pas lui donner tort. Il n’était pas tout à fait remis de sa chute qu’il se releva et se rua sur le petit muret qui faisait le tour de la propriété, suffisamment haut pour gêner les indésirables mais, heureusement pour notre homme, suffisamment bas pour ne pas gâcher la vue du maître des lieux.
Le lierre qui rampait sur son flanc intérieur lui fut d’un précieux secours et, dopé par l’adrénaline et ignorant la douleur qui lui tiraillait le bras, il escalada promptement l’obstacle avant que quiconque ne fut en mesure de l’arrêter. Arrivé en haut, il se dit que ce saut là n’était vraiment rien comparé au précédent et que ses jambes seraient en mesure d’encaisser le choc. L’activité et les hurlements de ses poursuivants balaya les maigres hésitations qu’il aurait pu avoir et il sauta de l’autre côté. Ses genoux vibrèrent à l’impact et leur tremblement se répercuta dans l’entièreté de son corps. Il tint néanmoins le coup sans trop de difficultés et déguerpi aussi vite que possible. Presque tiré d’affaire il couru alors hors de ce quartier résidentiel afin de se retrouver dans un des innombrables marchés, toujours grouillant, de la ville où il sema enfin définitivement les derniers poursuivants qui étaient encore à ses trousses. Ils avaient beau brailler et agiter leurs lames, ils ne parvenaient pas à détourner la population grouillante de l’impérieuse nécessité d’acheter son poisson du jour et perdirent l’éprouvé pour de bon.
Annotations
Versions