Chapitre XXXI
« Lorsque les miracles cessèrent ce fut au tour des hommes de prendre la suite du ciel pour défendre et étendre le Saint Empire. En l’an 71 du calendrier impérial fut ainsi nommé connétable Raïkor Farchir, successeur d’Altor Minos. Sous son commandement les forces impériales reprirent l’avantage dans la guerre qui les opposait au royaume de Salest. Farchir ne vécut hélas pas jusqu’à la reddition du royaume Salpes mais la bataille des vents cendreux qu’il remporta au crépuscule de sa vie acheva de donner l’avantage au Saint Empire. »
Hauts faits des héros du Saint Empire.
Les supérieurs de son ordre n’avaient pas tardé à lui répondre et, comme il s’y attendait, l’envoie d’un guerrier valeureux et mainte fois éprouvé par le combat n’était pas pour leur déplaire. Enfin, ce n’était pas tout à fait vrai. Ses compétences martiales n’étaient pas le premier moteur de leur accord. Aussi bon bretteur pouvait-il être il était peu probable que ces seules aptitudes puissent peser dans la guerre qui s’annonçait. Sushara avait cependant appris depuis longtemps à lire entre les lignes écrites par son vieux maître et son message ne souffrait d’ambiguïté que pour le profane.
« Sushara, l’ordre et moi-même t’accordons notre bénédiction quant à ton engagement au sein de l’ost impériale. Tes capacités y seront sans doute appréciées. Forge les corps des soldats pour la bataille, ils en auront bien besoin. Plus important encore, forge leurs âmes pour après la bataille, cela sera encore plus nécessaire. Avec la guerre naissent dans les cœurs meurtris des sentiments bien impurs et, contrairement à ce que l’on peut parfois entendre, aucune préoccupation terrestre ne doit supplanter les considérations célestes. Préserve les hommes qui seront à tes côtés des coups de l’ennemi et de la corruption de l’esprit. Que la providence t’accompagne et puisse le paradis à jamais t’ouvrir ses portes.
Archiprêtre Garsha, grand-maître de l’ordre des éprouvés. »
L’ennemi était bien défini cependant qui donc menaçait les âmes de ses futurs camarades ? La question était rhétorique car lui le savait bien : il s’agissait des prêtres chez qui la proximité avec le pouvoir avait altéré l’intellect. Ils n’hésitaient pas à dénaturer la fois et à maltraiter ses enseignements prenant comme prétexte ce qu’ils appelaient « la raison d’état ». Combien d’âme furent damnées à cause de ces clercs soumis à d’aussi impures considérations ? Jadis les pontifes savaient s’opposer aux positions impies tant des consuls que des connétables. Les prêtres aux armées servaient à éviter les pillages, les massacres et les viols mais, avant tout, à préserver la pureté des soldats forcés de porter les armes. La guerre n’était pas impie en soi mais elle devait être menée convenablement, humainement pour la rendre aussi supportable que possible pour les innocents pris dans ses soubresauts. Quelle fut la première exaction à avoir reçu la bénédiction du clergé ? Difficile à dire mais il était certain qu’à force d’être proche de la troupe de nombreux religieux finirent par être animés des mêmes passions mortifères que ceux qu’ils étaient censés préserver de celles-là même. Ce fut insidieux. Difficile de retenir des soldats lorsqu’ils s’en prennent à un ennemi pris en flagrant délit de viol. D’autant plus difficile lorsque la victime est une petite fille qui n’a pas encore fleuri. Celui qui s’oppose au châtiment du criminel le rejoint en inhumanité. Sans doute cela commença-t-il ainsi ou par quelque chose de semblable. Les exceptions, bien que compréhensibles en apparence, se multiplièrent alors. Des maraudeurs qui avaient assassinés un aubergiste et sa famille pour lui dérober son or ? Pendus ! Un soldat qui avait trucidé un compagnon et qui s’était rendu juste après ? Décapité ! Un groupe de villageois dont l’un avait empoisonné une ration et tué quatre frères d’armes ? Tous passé au fil de l’épée ! Un régiment mettant bas les armes après deux ans de lutte sans jamais faire de prisonnier ? Gorges tranchées ! Un marchand qui avait financé et nourri l’ennemi mais n’avait jamais pris le moindre risque ? Eventré ! Pour un œil ? Les deux yeux ! Pour une dent ? La gueule entière !
Lequel de ces crimes était légitime, lequel ne l’était pas ? Était-ce moral ? Voilà des questions pour les philosophes ! Là n’était pas le problème ! La vérité était que commettre pareils actes était impie ! Réfléchir à la pertinence du pêché est le premier pas vers la damnation. Quiconque privilégie ses propres convictions morales à l’enseignement de l’Eglise est hérétique ! Les prêtres n’avaient pas à se soumettre à l’affect des soldats ni même au leur ! Pourtant, ce qui passa au début pour un compromis légitime était en fait une compromission gravissime qui avait petit à petit transformé une armée disciplinée et au salut assuré en un ramassis de soudards d’autant plus cruels qu’on leur répétait sans cesse que leur âme ne souffrirait pas de leurs méfais. Aujourd’hui les plus hautes sphères étaient gangrénées par ce qui représente le plus grand fléau de la foi et de la raison : l’émotion et la moralité. Les éprouvés et quelques rares prêtres étaient les derniers gardiens de cette vieille tradition et c’est pourquoi il était essentiel que Sushara rejoigne l’armée qui s’apprêtait à se déchainer en pays Salpe.
Après six jours et cinq nuits de chevauchée il rallia donc cette dernière, bien conscient du devoir qui l’attendait. Le campement se situait aux pieds des montagnes d’Ignassesse au sud de la chaine des Frandes, non loin de la cité à moitié désertée d’Alpa, à l’extrême limite des anciens royaumes de Gushania et de Salest. Les vallons herbeux qui prolongeaient la vallée étaient parsemés de chevaux en quête de pitance, un petit ruisseau s’écoulait non loin et une fine brise caressait tous ceux qui avaient eu la bonne idée d’enlever leur casque. C’est du moins ce qui aurait été le cas en été. En cet hiver un épais manteau blanc recouvrait la terre, les vents dévalaient des sommets pour venir faucher de leur bise les malheureux qui n’étaient pas assez couverts et les chevaux peinaient à avancer tout grelottant qu’ils étaient. A peine arrivé que les craintes de Sushara se confirmaient. Le commandement était au mieux amateur au pire complétement incompétent. Seul le minimum avait été prévu pour faire face aux rudesses de l’hiver et les malheureux soldats en payaient déjà le prix. Les combats n’avaient pas encore commencé que déjà guérisseurs et médecins étaient débordés. Le bon sens le plus élémentaire aurait dû empêcher le nouveau connétable de partir en campagne en cette période de l’année mais la volonté de marquer la rupture avec son prédécesseur qui n’avait pas agi était telle qu’il s’était précipité vers les grisâtres sans rien préparer d’autre que les armes et la nourriture.
La ville elle-même était dans un état cauchemardesque. Vidée de sa population par l’épidémie et l’invasion on pouvait encore voir à l’extérieur des murs les restes calcinés des malades qu’on n’avait pas eu le temps d’enterrer. L’état de délabrement du campement militaire n’améliorait pas le tableau. Il était tel qu’on aurait dit un ramassis de roulottes Akshus perdues en plein milieu de l’hiver aux portes d’une ville qui ne voulait pas d’eux. Au moins ceux de cette race n’étaient-ils pas trop dépaysés. La discipline n’était pas meilleure que l’organisation. Ils n’avaient même pas touché aux montagnes de cadavres pestiférés qui balisaient leur camp. Combien de soldats avaient-ils été infectés simplement de ce fait ?
La plus pathétiques des bandes de brigands étaient mieux commandée et organisée que ce ramassis d’incapables. A l’exception notable de la garde impériale qui encaissait sans broncher aucune unité ne tenait son rang dans ce marasme ambiant. On voyait ici et là des hommes se battre pour une couverture, un vol ou un simple regard de travers. Non loin une Ganash était en train d’être mise au sol par deux Salpes qui l’accusaient d’avoir dérobé le bois destiné à leur feu. L’éprouvé descendit alors de sa monture et alpagua les individus :
« - Messieurs, que faites-vous ? N’êtes-vous pas dans le même camp ?
- Si et c’est bien le problème ! Trois nuit d’affilées qu’cette salope nous vol not’ bois ! Cette fois on l’a attrapée et on va lui faire payer !
- Est-ce vrai, mademoiselle ?
- Bien sûr que non, je ne trainai pas loin et ces deux-là m’ont sauté dessus…
- Menteuse ! rétorqua l’un en lui décochant une droite, tu avais le bois dans les mains lorsque… »
Une autre droite s’abattit aussitôt sur le Salpe et vint sonner contre ses tympans. Après avoir vainement tenté de retrouver son équilibre, le gaillard qui maintenait la dame au sol s’effondra. Son compère se jeta alors sur Sushara qui lui asséna un violent coup de pied sur la cuisse puis, profitant de la douleur qui le saisit, lui frappa le plexus ce qui le fit rejoindre son compagnon. La Ganash, quelque peu étonnée, se releva alors :
« - Merc… »
A son tour un coup de poing vint s’abattre sur son foie ce qui la fit aussitôt rendre gorge.
« A partir de maintenant vous viendrez voir un prêtre ou un officier lorsque vous aurez des ennuis, ordonna-t-il il aux Salpes. Quant à toi je sais reconnaître une menteuse lorsque j’en entends une, comme si le vol ne suffisait pas ! Relevez-vous et le prochain qui ne respecte pas les ordres aura droit au fouet ! »
Lorsqu’il vit que la consigne était bien comprise il remonta sur son cheval et parcouru le reste du campement qui le séparait de la ville. Ceux qui avaient vu sa réaction devant le désordre arrêtèrent net leurs disputes. Par mimétisme ceux qui ne l’avaient pas vu mais qui décelaient une onde de calme et d’autorité émaner de lui et se propager dans les rangs se reprirent également en main et saluèrent « pieds joints, tête droite, arme au centre » l’éprouvé qui en un instant avait fait plus pour restaurer la discipline que ceux dont c’était normalement la charge en un mois plein.
En colère serait un euphémisme pour décrire l’état de notre Ganash lorsqu’il passa les portes de la ville, qui mirent d’ailleurs un temps tout à fait inacceptable pour s’ouvrir. Visiblement il n’y avait pas eu besoin d’une attaque ennemie pour que la cité ne s’auto détruise. Ici on remarquait une échoppe à la porte enfoncée. Là-bas un temple était à moitié brûlé. Juste à côté on pouvait apercevoir une immense trainée de sang que nul n’avait pensé à nettoyer. On ne pouvait qu’imaginer les scènes de pillage qui avaient produit pareils décors. Pour couronner le tout un pendu surplombait ce triste chaos, dernier vestige de l’ordre qui régnait jadis dans cette cité désormais abandonnée aux rats et à la vermine.
Il allait en découdre avec ce nouveau commandement dont l’incompétence frôlait la criminalité. Ce fut seulement lorsqu’il déambula dans les rues qu’il découvrit les officiers ou du moins les individus qui en portaient l’uniforme. Les Rachnirs étant pour la plupart partis, un nombre incalculable de soldats avaient été promus sans rien connaître du métier qui était désormais le leur mais en ayant de toute évidence rapidement saisi les avantages qui y étaient associés. La grelotte et les bagarres laissaient ici place à l’alcool et à l’encanaillement. Sushara finit par trouver deux Rachnirs eux aussi un verre à la main mais légèrement mieux fagotés que leurs pairs et beaucoup plus apathiques, ce qui faisait penser qu’ils faisaient partis des rares à ne pas avoir quitté l’armée avec le connétable Rakarth. Il descendit à nouveau de sa monture et vint leur parler :
« Que signifie tout cela ? Comment se fait-il qu’aucun officier ne soit avec ses hommes ? Comment se fait-il que la discipline soit à ce point relâchée dans et hors les murs ? Comment se fait-il que même des officiers de tradition comme vous aient baissé les bras ? Répondez ! Hurla-t-il en frappant la table de ses poings. »
Les deux hommes le jaugèrent du regard et, après quelques secondes sans rien dire au bout desquelles Sushara faillit décocher un nouveau coup de poing, le plus jeune des deux lui répondit :
« - Vous êtes nouveaux vous, non ? On était comme vous au début. Si on est resté c’était pour faire en sorte que l’armée ne se désagrège pas complétement seulement… Seulement dès qu’on tentait de se faire obéir un Salpe, un Ganash ou un Bilberin avec un grade supérieur au notre débarquait et nous ordonnait de cesser.
- Ne vous méprenez pas messire éprouvé. La race n’était pas le problème… Cependant donner à un ancien consul ou à un sénateur des responsabilités militaires est aussi absurde que de donner à un enfant la charge de diriger un navire.
- Oui… en effet. Ils ne comprennent pas qui nous dirigeons et ce qu’ils devront faire. On ne se fait pas obéir d’un soldat comme d’un valet. Une armure mal en place c’est le début du relâchement et cela mérite correction. Une discussion suite à un ordre c’est de l’insubordination et cela demande punition. Sans cela la discipline s’effrite et personne n’ira au combat lorsque cela sera nécessaire. Mais cela ces idiots de Bil… de politiciens de la capitale ne le comprennent pas.
- Et donc vous vous relâchez également ? Donc vous les imitez ?
- A quoi bon persévérer ? Il y a deux semaines j’ai fait courir dans la neige mes hommes. Un commandant est intervenu, a trouvé que c’était exagéré pour la perte d’un piquet de tente et m’a rabroué en public.
- Et puis vous nous critiquez mais vous autres prêtres êtes trop heureux de voir autre chose que des Rachnirs à la tête de nos forces. Lorsque ce ne sont pas ces consuls ou autres intendants qui contestent notre autorité ce sont les prêtres qui refusent de voir que nous avons plus d’expérience que ces parvenus promus à la sueur de leur bassin. « Il est bon qu’il n’y ait pas que des Rachnirs à la tête de nos forces, nous nous battons avant tout pour notre foi et notre foi l’exige ! » Où sera-t-elle cette foi lorsque notre armée détalera à la première charge ? Ce n’est pas elle qui fera rester les hommes dans le rang ! Où seront-ils ces soi-disant officiers ? Je vais vous le dire ! Ils seront les premiers à prendre leurs jambes à leur coup et le reste de la troupe n’aura qu’à suivre leur exemple ! »
A ces mots Sushara ne put contenir sa rage. Il renversa la table et frappa jusqu’au sang l’outrecuidant qui avait osé faire porter le poids de son abandon à la religion. Son camarade essaya de l’aider mais il reçut un vilain coup de coude dans le nez puis fut mis à terre et passé à tabac à son tour. Les passants, car il refusait d’appeler ces larves des officiers ou même des soldats, qui virent ce qu’il faisait, détournèrent le regard et passèrent leur chemin. Même cette lâcheté qui l’arrangeait le dégoutait.
L’ost impériale était tombé bas. Si bas. Tellement bas. Si rien ne changeait le résultat de la campagne était évident, tous ces gens seraient morts dans moins d’un an et l’Empire laissé à la merci des grisâtres. Il ne perdit donc plus de temps à s’arrêter à chaque acte contraire à la plus élémentaire discipline militaire et se dirigea droit vers le palais consulaire, prenant soin de garder en mémoire ce qu’il venait de voir et d’emmagasiner le plus de colère possible.
Lorsqu’il fut arrivé un garçon d’écurie vint le libérer de sa monture et les portes s’ouvrirent, vite cette fois-ci. De toute évidence les personnes les plus capables de la cité étaient employées à cet effet. Sans perdre un instant l’éprouvé s’introduisit dans la demeure et fut guidé jusqu’au connétable qui sortait visiblement d’une réunion avec ses conseillers. Firmarin était tout ce que l’on pouvait attendre d’un jeune homme bien né. Il avait les traits fins, les joues légèrement rosées, une toison d’or et la marque sur son visage faisait assurément penser à un oiseau. Entouré par ses « généraux », il se complaisait dans son nouveau rôle et ne semblait nullement inquiété par l’état de son armée. Faisant fi des convenances l’éprouvé vint l’accoster sans autre forme de cérémonie.
« - Messire ! J’exige…
- Qu’osez-vous exiger, répondit l’intéressé sans lui laisser le temps de finir sa phrase ? »
La rapidité de Firmarin surprit Sushara qui ne se laissa pas démonter pour autant.
« Effectivement j’exige ! J’exige que vous remplissiez votre devoir en reprenant en main l’armée et en cessant de nommer des incompétents à chaque poste sous prétexte qu’ils sont consuls, ministres ou je ne sais quoi ! J’exige que vous sortiez de ce palais afin de voir à quoi ressemble les forces que vous commandez et enfin j’exige que vous portiez l’écharpe de connétable convenablement ! »
Tout le monde était bouche bée. Ce prêtre que nul ne connaissait était en train de donner des ordres au militaire le plus important de l’Empire et ce sans la moindre gêne et en insultant la plupart d’entre eux au passage. Etonnement cela ne provoqua pas la profonde remise en question attendue et la seule chose que l’éprouvé s’entendit répondre fut :
« Mettez-moi cet énergumène aux fers ! Passer l’hiver derrière les barreaux l’aidera sans doute à se reprendre en main comme il dit ! »
Quatre soldats le saisirent aussitôt. Sushara donna un coup de boule au premier mais les trois autres parvinrent à le maîtriser sous le regard amusé du connétable. Il fut trainé de force, après avoir reçu quelques crochets bien placés de la part du garde qu’il avait amoché, vers la geôle où il allait pourrir et surtout à partir de laquelle il ne pourrait plus sauver cette armée qui courait à sa ruine. A côté de cela la faim ou le froid étaient de bien maigres peines.
La dernière chose qu’il entendit tandis qu’il se débattait avec sa nouvelle escorte fut un de ces faquins de prêtre le persiflant au creux de l’oreille du connétable en lui susurrant :
« Veuillez pardonner à cet éprouvé, ce sont des fanatiques qui n’ont plus de raison d’être. Le genre de ceux qui refusent qu’on défende l’Empire mais qui se targuent de savoir comment organiser une armée. »
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