Chapitre XXXIV

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« La chaine des Frandes est la plus longue du monde mais pas la plus haute. Le brouillard parsemant ses vallées, les sifflements du vent soufflant sur ses coteaux et les sombres forêts de pins l’entourant lui conférèrent une sinistre réputation. Il se dit que là-bas séjournent d’immenses créatures datant du premier assombrissement et ayant survécu à la victoire de la grande coalition ; ultimes réminiscences d’une époque de ténèbres, de cauchemars et de folie. Jusqu’à aujourd’hui rien ne permet d’affirmer que de telles affirmations sont vraies. »

Géographie du continent de Théonia.

Un rat courrait à travers la cellule froide et humide avec comme objectif un morceau de pain. Il fusait aussi vite que possible sans baisser sa garde. Soudain une main s’abattit sur lui, il fit un petit bon de côté et l’esquiva de justesse mais, alors que son esprit primitif se voyait déjà dévorer le quignon, une autre main fondit sur lui et le saisit tandis qu’il se débattait et couinait autant qu’il le pouvait. Etrangement, celui qui l’avait attrapé le reposa. Le rongeur se précipita alors sur sa pitance et la tira aussi vite et fort que possible jusqu’à son trou.

C’était la troisième fois que Sushara se prêtait à ce jeu. La prison avait au moins pour lui cet avantage de lui permettre de prier et de s’entrainer comme il le souhaitait. Il avait même trouvé un petit partenaire avec lequel il perfectionnait ses réflexes. Musculation, prières, exercices et méditation rythmaient ses journées sans que la faim ne se fassent trop ressentir, du moins pour le moment. Sa discipline de fer l’avait aidé à endurer au mieux ces deux semaines de trou et son seul regret était de ne pas avoir d’impact sur le sort de tous ces soldats qui courraient à leurs pertes. Ce fut seulement au matin du quinzième jour qu’il reçut une visite autre que celle de son traditionnel geôlier, qu’il avait d’ailleurs pris l’habitude de rabrouer à cause de sa tenue négligée, de sa barbe mal rasée ou encore de sa fâcheuse manie à s’avachir contre les murs. Cela lui avait valu nombre de crachats dans sa soupe, si on pouvait appeler cela une soupe, quelques insultes et un ou deux jeunes forcés. Ce matin-là donc, ce n’est pas cet incorrigible Salpe qu’il retrouva face à lui mais un très élégant Bilberin, manifestement général à en croire ses médailles. Celui-là était tiré à quatre épingles, se tenait droit, avait les cheveux courts, la barbe entièrement rasée et Sushara ne pouvait s’empêcher de voir dans la marque qu’arborait son visiteur les traits de son fidèle compagnon de cellule, le rat. Tout cela le mit aussitôt dans de bonne disposition à son égard.

« - Hmm… Il est vrai que vous avez meilleure allure que mes soldats, même après tout ce temps ici.

- Mon rat a meilleure allure que vos soldats et je suppute qu’il est là depuis bien plus longtemps que moi ! »

Cette remarque prit l’officier au dépourvu et il ne put contenir un rire bref mais intense.

« - Vous avez sans doute raison. Tout d’abord permettez que je me présente, je me nomme Fibal Laiton, consul et désormais aussi général.

- Sushara, juste éprouvé.

- Enchanté ! Dites-moi, avez-vous une idée de pourquoi je suis venu vous voir ?

- Je ne suis ni consul, ni ministre ni je ne sais quoi alors s’il vous plaît épargnez-moi toutes ces circonvolutions et venez-en aux faits !

- Hmm… Fort bien ! Comme vous vous en doutez je suis général depuis assez peu. Cependant je n’ai que de bien piètres connaissances sur tout ce qui a trait à l’armée. Du coup, lorsque j’ai appris qu’un éprouvé avait en quelques heures rétablis un semblant de discipline dans les rangs hors les murs, qu’il avait mis une raclée à deux officiers qui tiraient au flanc et qu’il reprenait même le geôlier sur son relâchement j’ai été intrigué. Je vais être franc, je n’ai aucune idée de comment faire avancer une armée mais vous semblez bien plus compétent que moi dans ce domaine. Sous certaines conditions je suis prêt à vous faire sortir et à vous garder à mes côtés pour que vous m’aidiez à reprendre en main ce ramassis bons à rien afin d’en faire des soldats !

- Quelles sont ces conditions ?

- Interdiction formelle de vous adresser à des officiers aussi ou plus gradés que moi, je ne pourrai rien pour vous dans ce cas s’ils décidaient de vous renvoyer ici. Obligation d’être honnête avec moi mais j’ai peu de doutes à ce sujet. Enfin, j’exige de votre part, si ce n’est une entente cordiale, au moins un désintérêt pour ce que font les autres clercs. Là encore j’aurai du mal à vous défendre si un prêtre esseulé assure que tous les autres font n’importe quoi.

- Vous m’en demandez beaucoup, surtout en ce qui concerne ce dernier point. L’hérésie chez les hérauts de la salvation est mille fois plus grave que chez n’importe qui d’autre ! Si ces gens cautionnent le péché sous prétexte que la troupe est échauffée par le carnage alors je m’interposerai !

- Soit ! Dans ce cas cela signifiera que nous aurons gagné ! Cependant, d’ici à ce que vous soyez témoins d’authentiques actes de barbarie gratuite à l’encontre de nos ennemis, je vous ordonne de laisser passer le reste. Inutile de vous faire un dessin de ce qui adviendra de l’Empire si nous échouons. Nulle âme ne pourra plus prétendre au salut.

- C’est bon, un de vos confrères m’a déjà fait la leçon à ce sujet. Connaissez-vous le consul Sanri ?

- De réputation seulement, sage mais réservé, intelligent mais timoré. Un gouverneur idéal pour une province florissante et en paix mais bien incapable de surmonter les crises.

- Cela semble assez bien correspondre en effet. Quoi qu’il en soit j’accepte votre accord. Si vous me faites sortir je vous aiderai à entrainer tout ce beau monde. Dès que je verrai un général ou un prêtre je m’en irai sans quoi je risque de faillir à ma promesse. J’ai simplement une dernière question, pour m’assurer que je ne fais pas tout cela en vain. Le connétable Firmarin a-t-il la moindre chance de l’emporter si j’entraine ses hommes ? »

Le général Laiton croisa les bras un instant. Il connaissait la réponse à la question mais il cherchait la façon la plus convaincante de la délivrer.

« Hmm… Cela ne fait pour moi aucun doute. Il est jeune, impétueux et orgueilleux mais le népotisme n’est pas la seule cause de son ascension. Depuis tout jeune il lit avidement les livres relatant les exploits militaires du passé. Les manœuvres sur un champ de bataille n’ont aucun secret pour lui. Il saura manier l’outil pour peu qu’on le lui forge, j’en suis persuadé. Il est simplement trop impatient d’en découdre. Tout ce qui précède l’affrontement est pour lui ennuyeux et superflu. Il ne comprend pas que pour bien suivre ses ordres la troupe doit être entrainée et disciplinée. Donnons-lui l’armée dont il a besoin pour accomplir son devoir et je suis certain qu’il saura en faire bon usage ! »

Sushara ne partageait pas l’enthousiasme de ce général. Un jeunot de vingt ans qui se vantait d’avoir appris la guerre dans les livres n’avait que peu de chance de faire un grand chef militaire. En revanche les probabilités tombaient à zéro si l’armée était au niveau du commandant. Il tendit donc la main vers Fibal qui la lui saisit et la serra franchement. Le général s’éclipsa aussitôt puis redescendit accompagné du geôlier qui, si l’on en jugeait par son allure presque règlementaire, avait dû recevoir un savon par son supérieur en plus de l’information qu’il allait devoir libérer l’éprouvé qu’il avait pris tant de plaisir à maltraiter à son humble échelle. Chose assez rare pour être soulignée, l’humeur de Sushara était excellente aussi ne lui adressa-t-il ni reproche ni regard. Si l’on n’est pas un minimum joyeux lorsqu’on sort de deux semaines de cachots on ne l’est jamais.

A peine mit-il un pied dehors que l’éprouvé remplit ses poumons de l’air frais de l’hiver. Ce fut le seul instant de décontraction qu’il s’accorda. La seconde d’après il s’écria :

« - Mon général, nous avons moins d’une saison pour essayer de remettre sur pied cette armée ! Du peu que j’ai vu la Garde impériale a l’air d’être la dernière unité à conserver sa discipline. Nous en avons une pleine division. Cela ne va pas leur plaire mais le temps est aux changements semble-t-il. Eparpillez les hommes et femmes de la Garde dans toutes les unités. Accordez leur toute autorité pour rétablir l’ordre et la discipline. Ils ont leurs méthodes bien à eux pour mater l’insoumission. Mettez aux fers quiconque s’opposera aux moyens employés ! Si des généraux s’en mêlent je compte sur vous pour limiter leur action. S’il y a bien un groupe d’officier capable de redresser une armée en un temps records ce sont eux ! Je me porte garant des résultats ! Je vous demande simplement de couvrir mes actions. Si des civils déguisés en capitaines s’en mêlent ou que des clercs sans foi rouspètent on ne pourra pas avancer. Je vous préviens également, il est possible que la reprise en main soit un peu bruyante, du genre qui pourrait déplaire à ceux qui sont habitués au calme, au luxe et à la paix des palais. Il est probable que certains de vos pairs soient embarrassés par ce à quoi ils assisteront. Etes-vous prêt à en assumer les conséquences ?

- C’est moi qui ai l’insigne de général mais c’est vous qui semblez en avoir les compétences. Nous ferons au mieux avec ce que chacun détient. Je m’attendais plus ou moins à ce genre de mesures. Le connétable a été averti et assure que, tant que l’armée est en état de marcher dès la fonte des neiges et qu’aucun acte d’insubordination envers sa personne n’est à relever, il approuvera ces changements. Il n’est pas complétement aveugle. Il refusera toujours de l’admettre mais votre intervention lui a fait réaliser ce que tous ses conseillers lui cachaient. Il y a eu des quelques rétro promotions après votre mise à l’écart. Agissez comme bon vous semble sans transgresser les conditions sur lesquelles nous nous sommes mis d’accord et, de mon côté, je ferai en sorte que vous aillez les coudées franches ! »

Sans perdre un seul instant Sushara se dirigea vers le campement de la garde. Le fouet claquera, les hommes sueront malgré le froid, ils regretteront sans doute leur enrôlement mais cela leur sauvera la vie. La fatigue, les souffrances et les épreuves feront de ces simples porteurs d’uniforme des soldats. L’éprouvé qui en connaissait un rayon dans ce domaine allait personnellement y veiller.

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