Chapitre XXXIX
« En l’an 657 après le premier assombrissement la cité d’Angefeu acheta son indépendance au royaume d’Ingolia. Un siècle plus tard cette sécession servit de prétexte au déclenchement de la guerre civile qui secoua le pays alors que ce fut une des rares décisions sur laquelle Babikaras et Filates s’étaient accordés. »
Histoire du monde.
Que se passait-il dans ce maudit Empire et qu’en savait les voyous qui siégeaient au conseil des fiefs ? Rumeurs contradictoires, bruits de couloirs sans fondements et messes basses sillonnaient le palais sans que Margaria ne parvienne à en déduire quoi que ce soit de fiable. Selon certains l’Empire était au bord de la guerre civile tandis que pour d’autres le moment de flottement passager était terminé. Il se disait ici que des émissaires impériaux s’approvisionnaient discrètement en blé Ingolien depuis Angefeu tandis que d’autres assuraient que l’Empire n’avait lui-même jamais autant exporté de céréales. Un Fitale vivant à Nashaille, ville impériale proche de la frontière, jurait que des miracles se reproduisaient comme à l’ancien temps tandis que le cousin d’un notable Babikara décrivait un Empire en proie à une terrible pandémie et au bord du gouffre. Comment démêler le vrai du faux avec toutes ces informations contradictoires et est-ce que ce flot d’informations était en mesure d’altérer les projets de Margaria ? Après une longue période sans nouvelles voilà que tous les canaux officieux s’étaient ouverts en grand. Il apparut bien vite que le manque comme le trop plein d’informations sont aussi néfastes l’un que l’autre pour qui veut découvrir la vérité. A ceci près que le second porte plus à inquiétude que le premier car, parmi tous les murmures, il y en a nécessairement des effrayant qui supplantent aisément les rassurants.
Plus d’une fois Margaria fut tentée de prendre prétexte de ces incertitudes de plus en plus croissante pour tout annuler mais à chaque fois elle se ravisa au dernier moment. Elle ne voulait pas passer pour une dégonflée auprès de son acolyte, aussi continua-t-elle sa mission selon le plan. Était-ce de la lâcheté ou du courage ? Elle se dit qu’au fond c’était souvent la peur de dévoiler ses faiblesses qui poussait à la bravoure. En ce sens la couardise était étrangement le premier moteur de la témérité. Le soldat préférait mourir que de passer pour faible ou pleutre auprès de ses frères d’arme. C’est également pour cela que le premier qui fuyait déclenchait bien souvent la panique au sein de toute la troupe. Sans cette pression créée par l’exemple de ses pairs l’instinct de survie le plus basique reprend immanquablement le dessus et ordonne qu’on détale, si possible dans la confusion la plus totale. Le même effet s’appliquait à elle en cet instant. Il aurait été facile de suivre le seigneur Thangor dans sa reculade mais bien plus difficile d’en prendre l’initiative. Elle avait beau réaliser l’absurdité de la chose Margaria ne put se résoudre à flancher.
Elle alla donc chercher le comte Childeric, ambassadeur plénipotentiaire d’Amadre, et le fit entrer dans la confidence, à mot couvert naturellement. Son concours était essentiel mais elle ne doutait pas d’obtenir son accord et ce fut sans mal qu’elle le convainquit. Il parut même favorablement impressionné par la méthode.
« En effet, cela pourrait marcher… J’envoie une dépêche de ce pas. Je devrai recevoir ce dont vous avez besoin d’ici deux à trois mois. Naturellement, si quoi que ce soit est éventé, je nierai tout en bloc. Un tel complot pourrait déclencher de sérieuses complications s’il venait à être découvert ou même soupçonné. Cependant, d’ici là, vous pouvez compter sur mon soutien le plus entier ! »
Neuf semaines plus tard le colis était arrivé et la suite pouvait s’enclencher. Il s’agissait là cependant de la partie facile. La suivante promettait d’être plus ardue. En effet il fallait désormais qu’un mage particulièrement talentueux spécialisé dans un domaine bien précis fasse jouer ses talents. Inutile cependant de l’impliquer directement mais il fallait ruser pour qu’il s’exécute sa tâche sans rien soupçonner. L’avantage était qu’un mage de cet acabit existait à la cour, sans quoi le plan n’aurait pas même été envisagé. Il se nommait Belkamor et était le maître de la congrégation des duplicateurs. Depuis des siècles ces mages copistes s’étaient spécialisés dans la reproduction non seulement des ouvrages, mais également et peut-être même surtout, des tableaux, sculptures et œuvres d’art en général. Il s’agissait d’un savoir propre au royaume d’Ingolia, jalousement gardé et qui permettait à ses plus grands peintres, potiers ou encore graveurs de vendre leurs œuvres à un grand nombre de commanditaires, le plus souvent pas même au courant qu’il existait des répliques de leur achat. La couronne engrangeait ainsi des revenus substantiels sans pour autant perdre ses plus grands-chefs d’œuvre. La réputation des Fitales en tant qu’artistes et esthètes faisait le reste et permettait la rentabilisation des pierres de vie ainsi utilisées.
Naturellement, il s’agissait d’un secret que seuls quelques initiés de la cour connaissaient et qui ne devait en aucun cas se répandre. Il y avait bien des rumeurs mais leur faible crédibilité, le nombre réduit de copie crées et les maigres différences implémentées dans chacune d’entre elles permettaient de conserver le mystère et donc la valeur des œuvres fabriquées de la sorte.
Belkamor était de loin le plus efficace dans cette discipline. Il était gras, roux de partout si ce n’est à la tête qui elle était bien dégarnie. Sans ses atours en laine bleue et ses bagues, toutes identiques, on aurait cru un de ces piliers de bars capable d’ingurgiter plusieurs tonneaux de vin de l’aube au crépuscule sans s’autoriser la moindre pause. Margaria était d’ailleurs persuadée que c’était comme ça qu’il occupait son temps libre bien qu’il s’agisse là de pures spéculations basées sur son physique. Les diffamations qu’on se raconte à soi-même ne font de torts à personne après tout. Elle accompagna néanmoins sa demande d’une bonne amphore, se disant que cela ne pouvait guère réduire ses chances :
« - Bonjour maître Belkamor, comment allez-vous ?
- Ma fois plutôt bien, d’autant plus que la sublime Margaria se présente à moi avec ce que je devine être du vin qui plus est ! Suis-je mort et au paradis ?
- Ah ah ! Il n’en est rien ! Hélas ou heureusement je ne saurai dire ! Pour être tout à fait honnête ma venue n’est pas totalement désintéressée ! Voyez-vous, j’aimeriez que vous fassiez pour moi quelques copies !
- Moi qui espérait que la compagnie d’un homme de valeur à la discussion soutenue et au charme ravageur, bien que davantage verbal que physique j’en conviens, était votre unique motivation.
- Voyons, vous êtes mariés !
- Effectivement et nous nous complétons plutôt bien je dois dire, elle est fort belle quant à moi j’apporte le reste ! Cependant Balmir n’interdit pas pour autant de passer d’agréables soirées en compagnie d’autrui, fut-elle une femme de grande beauté !
- N’est-ce pas là vous soumettre à une inutile tentation !
- Elle sera toujours moindre que la vôtre à la fin de notre diner ! »
Margaria ne lui avait jamais vraiment parlé mais il gagna bien vite sa sympathie ! Peut-être était-il alcoolique mais il avait de l’esprit. Elle n’aurait pas besoin de se forcer pour rire à ses plaisanteries.
« - Soupons donc ensemble ce soir, vous me ramènerez ce que vous voudrez copier et surtout votre amphore ! De mon côté j’aurai de quoi vous dupliquer ce que vous souhaiterez.
- N’avez-vous pas peur de ce que la cour risquerait de penser de cette entrevue ?
- Pour vous je ne sais pas mais l’idée que ces nobles gens s’imaginent tout ce que j’aurai bien pu faire avec vous me ravit d’avance ! Je vois déjà d’ici leur regard jaloux et leur mine déconfite lorsque je jurerai que tout cela est faux avec l’air le plus suspect du monde ah ah ! »
Margaria ne put s’empêcher de rire. Elle n’allait pas décevoir ce vieux brigand et la perspective de jeter un vent de rumeurs paniquardes dans les rangs de la noblesse n’était pas pour lui déplaire. Elle enfila donc pour l’occasion sa robe de satin bleu, son collier de saphirs et son diadème d’argent et c’est sans se cacher qu’elle rejoignit son compère dans la grande salle du palais.
« - Oh ! je vois que vous avez sorti le grand jeu ! Vous êtes-vous au moins faites discrète ?
- Pas le moins du monde !
- Vous auriez dû faire semblant, cela aurait encore mieux fonctionné ! Enfin ce n’est pas très important. »
A ces mots, il leva son bras qu’elle saisit, le rire aux lèvres, puis tous deux allèrent dans les appartements du mage sous les regards déjà agacés et les messes basses outrées de la cour.
« - Convenez que si vous aviez su le remu ménage que cela produirait vous seriez venue me proposer à dîner plus tôt et plus souvent, lança-t-il à peine la porte fermée.
- Ha ! Ha ! C’est tout à fait possible ! »
Trônait sur la table un faisant garni de tomates et accompagné de carotte à côté d’un cruchon rempli de vin.
« - Chassé ce matin-même mais pas par moi, vous vous en doutez !
- Votre femme n’est pas là ?
- Je lui ai proposé d’aller passer la soirée avec la duchesse Barchioka. Les rumeurs nous concernant n’en seront que plus crédibles !
- N’avez-vous pas peur que cela la vexe !
- La connaissant je dirai qu’il y a toutes les chances qu’elle ne les saisisse même pas ! Quand bien même elle le ferait, je n’aurai pas fauté, qu’importe ce qu’elle s’imaginera ! »
Margaria fut un tantinet gênée par rapport à son épouse mais la conversation de son hôte, la qualité des plats et la finesse des vins effacèrent bien vite ces tracas de son esprit, à tel point qu’elle omis presque la raison première de sa venue au moment de partir.
« - D’ailleurs, vous n’aviez pas quelque travail pour moi à l’origine ?
- Oh ! En effet, j’ai failli oublier ! Voilà, j’ai ce bouquet de fleurs qu’une amie chère m’a offert mais elles sont fanées pour la plupart et j’aimerai beaucoup que vous me reproduisiez celui d’antan !
- Si ce n’est que cela ça ne devrait pas poser le moindre problème, j’avais prévu plus d’ésovirine ne sachant pas ce que j’aurai à copier !
- Je me demandais d’ailleurs… Vous qui pouvez tout reproduire, pourriez-vous dédoubler des gens ?
- Question intéressante… En théorie c’est possible j’imagine mais j’en serai bien incapable. Reproduire le corps ne devrait pas être trop ardu bien que cela nécessiterait quantité de pierres de vie. En revanche l’esprit n’est pas duplicable, du moins pas avec nos connaissances actuelles. Pareilles expériences ont déjà été faite sur des animaux, vous vous en doutez bien. A chaque tentative nous créions simplement un clone sans esprit, une coquille vide si vous préférez.
- Je vois… et pourriez-vous rajeunir un homme comme vous le faites avec ces plantes, sans le cloner ?
- Hélas non… Je peux copier une plante plus jeune mais c’est très différent et beaucoup plus aisée que de faire rajeunir un être déjà existant. La magie est très proche de l’artisanat vous savez. Si une table est usée avec des taches incrustées, des morceaux manquants par endroit et des striures de ci de là il est bien plus facile d’en fabriquer une nouvelle avec son ancien aspect que d’essayer de corriger l’ancienne. Il en va de même ici. Cependant là encore je ne dis pas que c’est infaisable, seulement que personne n’y est encore parvenu. On dit souvent que les pierres de vie réalisent l’impossible ; c’est faux ! Bien au contraire, elles sont seulement en mesure de réaliser tout ce qui est possible. Il est par exemple impossible de changer le passé et cela les plus grands mages du monde n’y changeront rien. Le pouvoir de l’ésovirine, aussi grand soit-il, est en réalité soumis à trois choses : Le besoin de vie pour produire de l’énergie, les lois de la logique et celles de la causalité. On ne peut rien faire tant que la pierre n’a pas absorbé de vie, on ne peut pas créer d’incohérences et, enfin, les pierres sont soumises aux mêmes lois naturelles que nous et leurs effets ne sont que les conséquences issues de l’interaction entre l’énergie qu’elle contienne et l’habileté du magicien qui la manie. »
A la sympathie se joignait désormais l’admiration. Naturellement chaque mage devait savoir cela, c’était même sans doute la première chose qu’on leur enseignait, mais l’entendre de sa bouche donnait à ce petit homme roux de partout sauf du crâne un air des plus érudit. Elle le regarda ensuite dupliquer son bouquet jusqu’au petit pot qui le contenait. Il observa quelques instants les fleurs qu’il devait copier puis prit une petite pierre de sa besace qui se mit aussitôt à luire. Comme issue du néant Margaria vit alors la roche se condenser jusqu’à parfaitement reproduire le contenant. Un fond d’eau vint ensuite remplir ce dernier puis des fils verts poussèrent de cette eau et se mélangèrent entre eux pour former les tiges au bout desquelles des bourgeons sur le point d’éclore apparurent.
« - Je vous les ai faites à la veille de leur floraison pour que vous en profitiez le plus possible. Si vous voulez que je réitère mon tour n’hésitez pas mais n’abusez pas non plus… Tant que ce sont de petites quantités comme cela ça ne posera pas de problème mais je ne peux pas me servir à ma convenance. Vous n’imaginez pas le prix que coûte ne serait-ce que cette petite manipulation.
- Je vous remercie mille fois !
- Il n’y a pas de quoi ! »
Margaria était sur le point de baisser la tête et de pousser la lourde porte de bois et de bronze lorsque le mage l’interrompit :
« - Au fait… Si vous tenez tant que cela à ce bouquet, trouvez-lui un vase plus décent !
- … En effet, vous avez raison !
- Oh ! Ne vous avais-je pas dit que ce serait vous finalement la plus frustrée de notre entrevue, conclut-il avec un petit rire en coin et des yeux malicieux. »
La métis d’Ingolia franchit finalement le pas de sa demeure l’esprit quelque peu chamboulé. Pour ne pas avoir à pousser l’introspection plus avant elle détourna ses pensées vers la réussite du plan qui l’avait menée ici. Elle vérifia que la copie était comme elle le souhaitait et fut terrifiée de voir que tout était parfait. La manœuvre allait se poursuivre. Une fois qu’elle aurait à son tour envoyé sa missive au seigneur Thangor elle n’aurait plus de prise sur les évènements. La peur de se dédire ne l’avait pas quitté et c’est toute tremblante qu’elle rédigea la lettre destinée à son complice. Elle y glissa ensuite le principal outil de leur ruse, apposa son sceau et alla la déposer à la maison des coursiers. Elle agit vite de craint d’hésiter et de finalement se désister. Déclencher une guerre est bien plus ardu qu’il n’y paraît. A peine eut elle déposé son colis dans la boite prévu à cet effet qu’elle regretta son geste. La fine fente par lequel elle l’avait fait passer le rendait désormais inaccessible pourtant elle était persuadée que si le message lui réapparaissait miraculeusement dans les mains elle n’agirait pas autrement. Désormais elle espérait que le cavalier se perde, que sa missive ne se déchire ou que quelque accident imprévu n'entrave son plan. Elle n’y croyait guère mais elle l’espérait. Cependant même prier pour que cela se produise était hors de sa portée. Elle voulait que tout avorte sans y prendre aucune part. Elle voulait pouvoir se dire qu’elle avait agi jusqu’au bout en accord avec ses convictions profondes. Or ce que sa tête désirait son cœur l’abhorrait. Au moins put elle chasser le mage Belkamor de son esprit pour un temps, même si ce qui le remplaça étaient de bien plus désagréables pensées.
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