Chapitre XXXXII
« La foi véritable ne repose pas sur des croyances détachées de toute matérialité. Les miracles qui accompagnèrent la naissance du Saint Empire sont indiscutables et chacun d’entre eux fut accompagné du la parole nous ayant dévoilé le chemin menant à la salvation. Ce qui différencie la Sainte Eglise des innombrables sectes pullulant dans ce monde est son ancrage dans le réel. Ses fondations sont construites sur le roc des faits et non sur le sable des affabulations. »
Livre de la salvation.
La bruine jamais ne cessait sur ce pays. A croire que la frontière qui séparait Amadre de l’Empire était aussi celle qui séparait le beau du mauvais temps. En cette fin d’hiver une pluie froide s’abattait sur le pont du cimetière flottant où Alina se trouvait. Les marins ignoraient de quoi étaient morts les cadavres des prétendus héros qu’ils rapatriaient jusqu’à la mère patrie mais elle le savait et cela la terrifiait. Elle prenait bien soin de rester loin des cales mais dès lors que quiconque pouvait contracter et transmettre le mal elle s’isola également autant que possible dès le deuxième jour de mer. Heureusement qu’il n’y en avait pas de troisième.
Elle n’était d’ailleurs pas seule à éviter son prochain puisque même le général n’avait pas daigné se déplacer avant son départ. Soi-disant en mission hautement prioritaire. Elle comprenait que nul n’ait voulu se trouver dans la forteresse autour de la charrette de cadavres, quand bien même mille précautions avaient été prises, mais elle ne digérait pas qu’on la laisse prendre tous ces risques seules. Enfin, pas tout à fait seule. Elle retrouva le lieutenant Galon, visiblement tenu à distance de cette mission « hautement prioritaire ». Sa simple présence était révélatrice du peu de crédit qu’on lui portait. Il la salua de l’air niais qui lui seyait si bien. Le capitaine se contenta de hocher la tête en réponse, ce serait le seul effort qu’elle lui consentirait. Tout de même, pensa-t-elle, Arfange ne contenait plus un seul Rachnir. Les officiers des autres races qui avaient été si difficiles à dénicher lors du dernier rassemblement formaient désormais l’entièreté du corps des gradés. C’est qu’un Rachnir doit mourir au combat. La maladie c’est pour les autres. Risquer un trépas si dénué de toute gloire, très peu pour eux. Un mage avait tout de même été dépêché pour limiter la propagation du mal durant le trajet jusqu’au groupe d’Amadins supposé la recevoir. Un jeune Ganash qu’elle soupçonnait de servir de pur placébo. Elle n’avait de toute façon aucun moyen de vérifier que ses prétendus sorts avaient une quelconque efficacité. Pour elle il ne s’agissait là que d’un branquignol faisant mumuse avec un pierre qui brille. Sa seule assurance était que, étant aussi concerné qu’elle par les cadavres qu’ils conduisaient, il fasse quelques efforts pour dépasser le stade de la simple figuration. Encore un soldat que les Rachnirs n’hésitaient pas à exposer sans sourciller. Lorsqu’elle était devenue officier Alina s’était figurée qu’un chef se devait partager les risques encourus par ses subordonnés pour être respecté. Cependant s’exposer au feu de la bataille requiert un courage bien différent de celui qui est mobilisé lorsqu’on se trouve à côté d’un mort pouvant vous tuer par le simple air qui l’entoure.
En dehors de cela tout s’était déroulé comme prévu. Le Ganash avait quitté le macabre convoi une demi lieu avant le point de rendez-vous, en lui précisant que ses sortilèges devraient perdurer quelques jours encore. Bien sûr. Enfin, c’était délicat de faire croire que l’armée ferait usage de pierre de vie pour préserver la vie d’une Amadine. Elle suivi la route encore une petite heure avant de tomber sur la bande préposée à sa réception. De joyeux gaillards qui accueillirent leur chef, animés d’une reconnaissance renouvelée pour avoir ainsi apporté les dépouilles de leurs frères d’arme tombés au combat. Ils lui racontèrent d’ailleurs comment ils avaient courageusement tué, le matin-même, une famille de Salpes qui avait osé s’installer sur leur terre sacrée. Des paysans désarmés à la mauvaise couleur de peau. Glorieux. Alina n’eut même pas la force de les réprimander. Elle leur tenait la bride depuis trop longtemps et ne pas applaudir des deux mains au meurtre d’innocents était suspect dans ce mouvement. Elle avait un rôle à tenir, aussi désagréable soit-il. Consentir à quelques exactions était la seule façon d’éviter des massacres d’une ampleur plus grande encore. L’armée raflerait un ou deux villages en représailles et cette lutte dans laquelle les soldats tuaient et les civils mourraient continuerait encore. Ne pouvant l’arrêter le moindre mal était de l’atténuer.
Après ces retrouvailles et la réception de ces rapports emplis de « faits d’arme », Alina fut escortée jusqu’à la plage servant de débarcadère puis embarqua sur le triste navire destiné à la mener jusqu’en Amadre. Heureusement le voyage fut court car la compagnie des morts l’indisposait au plus haut point. Lorsqu’elle accosta, elle ordonna qu’on garde les cadavres sur la plage puis elle se rendit au château, demeure du comte Chilbert. Elle fut reçue avec toute la déférence due à un agent double qu’on espère conserver ou attirer dans son camp. Le duc Alphonse l’attendait dans le salon, assis face à la cheminée et le comte debout à ses côtés.
La scène avait quelque chose de pittoresque. La faible lueur du feu, les épées dans les fourreaux, la jambe de bois, les tenues désuètes, la pierre humide et érodée, les tapisseries poussiéreuses ; tout cela donnait un aspect décalé à la scène, comme si le temps des chevaliers et de la guerre s’était, presque par accident, perdu dans celui des manigances. Cette pièce symbolisait à elle seule la mutation forcée qu’avait dû opérer le royaume d’Amadre et il était évident qu’il ne s’y était pas encore bien habitué. Un ancien guerrier estropié, un comte dans la fleur de l’âge contraint d’obéir au précédent et un officier impérial dont il était difficile de déterminer la réelle allégeance s’apprêtaient à s’entretenir de sujets qui engageaient l’avenir du pays. Tout cela au milieu d’un château parsemé de fresque retraçant un âge d’or révolu dans lequel régnaient batailles épiques, gestes galantes et noblesse d’âme.
« - Bienvenue ma chère, lança le vieux duc. Avez-vous fait bon voyage ?
- Ma foi, j’imagine qu’il aurait pu être pire.
- Et comment se porte votre famille ? »
Difficile de dire si cela sonnait comme une menace ou comme la question d’un homme qui se souciait sincèrement du sort des proches de ses proches. Sans doute que l’ambiguïté n’était pas fortuite et l’un n’excluait nullement l’autre.
« - Ils vont bien, je vous remercie. Je vous dirai bien qu’ils vous saluent mais je crains qu’ils ne vous connaissent pas aussi bien que vous semblez les connaître.
- A n’en pas douter. Vous me pardonnerez ces indiscrétions mais j’ai pris la liberté d’un peu me renseigner sur vous. Vous savez, c’est pour les familles comme les vôtres que nous agissons. Pour que plus jamais ceux de notre race n’aient à subir ce que vous avez dû endurer. Je leur ai même fait parvenir un peu d’argent. Je ne tiens pas à ce que les parents de mes associés souffrent d’aucune manière et cela vous enlèvera un poids de l’esprit que vous pourrez, de ce fait, davantage consacrer à votre travail. »
C’était à la fois niais et raisonnable, cela pouvait presque paraître crédible.
« - Je sais que vous luttez d’abord pour eux et je comprends qu’en tant qu’Amadins vivant dans l’Empire ils sont une cible facile. Il vous est difficile de trop vous exposer sans les mettre en danger eux aussi. Si vos chefs étaient au courant de vos agissements ici ils n’hésiteraient pas à s’attaquer à eux.
- N’agiriez-vous pas de même dans leur cas ?
- Vous savez, je n’ai pas tout perdu de mon éthique chevaleresque d’antan. Seulement la bêtise, point l’honneur. Je puis vous assurer que, quand bien même je venais à découvrir que vous étiez une traitresse au dernier degré, vous seriez la seule à en subir les conséquences. »
L’Amadine fut touchée. Il ne pouvait pas mentir. Si l’on menaçait les proches c’était pour dissuader de tourner casaque. Il aurait été stupide d’exécuter la menace sans l’avoir émise. Naturellement Alina ne pouvait pas exclure qu’il ait dit cela pour l’amadouer mais en prenant de leur nouvelle il venait de démontrer qu’il était au courant de leur existence et en les aidant financièrement qu’il pouvait les atteindre. L’attachement qu’elle éprouvait à leur endroit ne paraissait pas lui être étranger non plus à en juger par la façon qu’il avait de la regarder lorsqu’il parlait d’eux. Les menacer eut été aisé et sans doute efficace mais il s’abstint. Alina ne put s’empêcher de ressentir une certaine gratitude à son égard.
« Trêve de mondanité, parlons choses sérieuses, tonna le comte. »
Celui-là n’avait de toute évidence rien compris à ce qui venait de se jouer. Le duc sourit de la simplicité d’esprit de son compagnon. Il l’appuya néanmoins d’un signe de tête valant approbation de sa demande. Soit.
« - Bien ! En premier lieu l’Empire est en proie à une grave crise. Une terrible épidémie s’est abattue sur eux et cause des morts par milliers dans sa population. Je me dois d’ailleurs de vous prévenir que les cadavres que j’ai fait amener sont contaminés. Je vous conseille de les brûler au plus vite. Pour conserver la confiance de mes supérieurs je n’ai eu d’autre choix que de les transporter cependant si vous isolez quelques semaines les marins qui m’accompagnaient le mal devrait être contenu.
- Hmm… J’avais entendu des rumeurs de ce genre. C’est donc vrai. Fort bien nous ferons ainsi ! Vous-même, cependant, comment savoir si vous n’êtes pas contaminées ?
- Possible mais peu probable dirai-je. J’ai pris toutes les précautions nécessaires, vous vous en doutez. Restez tout de même aussi quelques jours à l’écart, au cas où.
- Et pourquoi ne pas avoir balancé les corps par-dessus bord lorsque vous le pouviez, lança avec hargne le comte, visiblement effrayé par un ennemi qui ne peut pas se combattre l’arme à la main.
- Il ne faut en aucun cas que l’on sache que j’ai détruit les corps. Vos marins peuvent un jour se faire prendre. Si tel était le cas ils pourraient parler et me compromettre. Ici vous êtes plus à l’abri. Faites semblant de les emporter pour les inhumer et brûlez-les.
- Ce sera fait, répondit le duc, bien plus calme. Quelles sont les autres nouvelles.
- Pour l’instant l’Empire se démène avec ce mal mais ce n’est pas parce qu’il est affaibli qu’il est faible. La frontière grouille de soldats, qui plus est on ne me dit pas tout. Les officiers Rachnirs ont bien du mal à faire confiance à ceux des autres races et moins encore aux Amadins.
- Ah ! Ah ! ce n’est pas totalement infondé s’amusa le comte.
- En effet. Tiens ! Je vois que vous arborez le S de la salvation au coup désormais, remarqua le duc Marginet. »
La remarque prit Alina au dépourvu et, chose rare, la confusion s’empara de son esprit. Heureusement le comte lui tendit une perche aussi prompt qu’inespérée.
« Ce qu’il ne faut pas faire pour gagner la confiance de ces gens-là. J’ose espérer qu’Alaric saura vous pardonner ce geste. »
L’Amadine reprit aussitôt son calme et acquiesce d’un air assuré. Childeric n’avait pas saisi son bref instant de panique mais elle en était moins sûre pour ce qui était d’Alphonse. Enfin, se rassura-t-elle, il aurait bien du mal à déduire quoi que ce soit d’un si court moment d’égarement.
« - Bon, avez-vous quoi que ce soit d’autre à ajouter ?
- Vous en savez autant que moi désormais messire.
- Très bien. En ce qui me concerne j’ai une mission à vous donner.
- Je vous écoute !
- Difficile de se détacher de la discipline impériale n’est-ce pas ? Ceci-dit c’est sans doute à elle que nous devons notre dernière défaite, ce n’est donc sans doute pas un mal. Pardon, je m’égare. Où en étais-je… ? Ah oui ! Voilà ! Donc comme je le disais j’ai une nouvelle affaire pour vous. Actuellement nous souhaiterions qu’Ingolia montre un peu plus d’empressement à nous rejoindre dans la prochaine guerre qui ne saurait tarder. Cependant sa noblesse ne semble pas partager not haine vis-à-vis de l’Empire. Aussi je souhaiterai que vous soyez mutée sur leur frontière afin de provoquer la double monarchie. Faites-la quitter la torpeur et l’attentisme dans lesquels elle se complait.
- Sauf votre respect, je ne suis pas libre de choisir mon affectation.
- Oh, bien sûr que si, il vous suffira d’avoir les bons arguments. Dites que je prépare quelques coups là-bas susceptibles de provoquer l’entrée en guerre d’Ingolia et que vous devez y aller pour m’en empêcher.
- Vous savez, je ne suis que capitaine, je ne suis pas certaine d’avoir le pouvoir nécessaire pour causer un accident diplomatique.
- Détrompez-vous, votre grade est plus que suffisant. De plus je ne vous mens pas. J’agis effectivement là-bas en ce moment même. On vous dira quoi faire. D’ici là mettez le mouvement sécessionniste au repos. Qu’ils cessent d’agir. Nous aurons besoin d’eux lorsque la guerre éclatera et pour cela il faut qu’il demeure des fidèles du roi en Orme. Accordez le commandement à qui vous voulez mais que les attaques cessent. Elles reprendront de plus belle sous peu lorsque nous recouvrerons ce qui nous appartient. D’ici là tâchez d’être envoyée à la frontière sud. Vous me tiendrez au courant par les canaux habituels. Lorsque vous serez là-bas mes contacts prendront le relai.
Dans un réflexe qu’elle ne chercha pas à contenir Alina salua le duc à la façon impériale puis s’en alla, la démarche sûre.
« - Elle joue bien son rôle, lança le comte au duc, le sourire empreint d’une certaine admiration.
- Effectivement… Cependant ce genre d’outil est difficile à maîtriser.
- Comment cela ? Elle nous a bien prévenu pour l’épidémie et elle nous a même mis en garde contre les corps qu’elle a transporté.
- Effectivement mais rien sur la guerre qui se déroule à l’est.
- Elle n’est peut-être pas au courant. Vous, mieux que quiconque, savez que les impériaux ne se font pas confiance les uns les autres ! Qui plus est, elle aurait pu déclencher une épidémie dévastatrice si elle l’avait souhaité.
- Si tant est que les corps soient réellement contaminés. Si ce n’est pas le cas alors elle a juste gagné notre confiance à peu de frais. Enfin, nous ne prendrons pas ce risque et les brûlerons quoi qu’il en soit. »
Le comte fut abasourdi par cette possibilité à laquelle il n’avait pas songé un instant.
« - Si vous doutez tant d’elle est-ce bien sûr de l’envoyer au sud ?
- On ne peut plus. Quelle que soit son allégeance, si tant est qu’elle en ait une, je saurai la manœuvrer ! »
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