Chapitre 1
Dao commençait à avoir froid. Heureusement qu'il avait prévu des vêtements de voyage en conséquence. Il ne pensait pas cependant devoir rajouter des couches dès les premières journées. Il n'était pas encore sorti du désert et le soleil brûlait librement dans le ciel, dorant les terres et les sables. Sauf qu'il était sur son palanquin et que les gens qui avaient organisé ce voyage dans les moindres détails avaient jugé qu'il était indispensable que son moyen de transport soit entièrement fermé afin qu'on ne puisse pas voir qui était dessus. Comme si ça pouvait intéresser qui que ce soit. Pour une question de sécurité qu'ils disaient, de protocole qu'ils rajoutaient, de confort qu'ils continuaient. Mouais... en attendant, il était à l'ombre, et il commençait à avoir froid. Oui car son palanquin était fermé, mais pas isolé. Il y avait juste un toit opaque et des tentures en tissus, qui l'empêchaient de voir et d'être vu, mais surtout qui laissait passer des courants d'air qui commençaient à le faire frissonner. Il préférait éviter de bouger pour se réchauffer, car les porteurs en dessous étaient des Elfes Rouges comme lui et, bien qu'un peu plus habitués à ce genre d'exercice, il n'était pas nécessaire de rajouter à leur difficulté. Alors bien sûr, Dao était en parfaite forme physique, et n'aimait rien tant qu'être sous un soleil de plomb, mais il était réaliste et savait bien qu'il n'était pas aussi endurant que ses porteurs, et qu'il allait ralentir le convoi. Son convoi. En temps normal quand il fallait faire de longs voyages, il se déplaçait sur une monture, ou un attelage. A l'air libre. Sous le soleil. Mais là il y avait tout un décorum à respecter, et on ne lui avait pas vraiment laissé le choix.
Dao était un prêtre, bien qu'il n'aimait pas trop ce terme, il préférait serviteur ou représentant. Bref, un prêtre d'un dieu terrible du désert, Gham, un dieu du meurtre, ou plutôt de l'assassinat prémédité, et si possible ritualisé. Oh, Gham était une divinité un peu plus complexe que ça, bien sûr, qui étendait son influence dans d'autres domaines. Et qui avait une personnalité et une histoire à la fois terrifiante, inspirante et surprenante. Hélas, pour pouvoir survivre sur le difficile marché des panthéons régionaux, il avait fallu simplifier outrageusement son histoire et ses attributions.
Le peuple des Elfes Rouges du Désert était très ancien, et vivait en autonomie depuis la jeunesse du monde, avant l'arrivée des humains et de toutes ces autres espèces intelligentes, bipèdes, douées de parole et de créativité. Comme les espèces elfes étaient là en premier, nombreux étaient leurs représentants qui tombaient dans le racourci de dire que toutes ces autres espèces n'étaient que des succédanés d'elfes. Voire des dérivés impurs et ratés, selon les plus véhéments. Dao n'avait jamais eu l'occasion de rencontrer ces autres espèces, mais était à peu près persuadé qu'elles étaient suffisamment différentes des elfes, et en particulier des Elfes Rouges, pour être une richesse supplémentaire dans le monde, malgré les différences et les incompréhensions.
Bien que vivant reclus dans une des zones les moins hospitalières du monde, son peuple était plutôt connu et suscitait admiration, convoitise et curiosité de la part des autres peuples et espèces. De plus, avec les millénaires, le monde s'est de plus en plus peuplé, et le voisinage a commencé à devenir pressant. Après une rapide expérience d'ouverture et d'accueil pour les visiteurs divers, qui s'est plutôt mal passée, les Elfes Rouges du Désert ont voulu couper tout contact avec le monde extérieur et s'enfermer encore plus dans l'autonomie. En effet, la présence de visiteurs étrangers qui n'étaient pas au fait de leur mode de vie en dehors de quelques stéréotypes fantasmés avait tendance à agacer la population, voire à conduire à des incidents.
Cependant le monde extérieur s'acharnait à vouloir interagir avec les Elfes Rouges, et ceux-ci ont progressivement pris conscience qu'en tant que civilisation, ils seraient appelés à disparaître à terme s'ils se renfermaient totalement sur eux-mêmes. En effet, l'interaction est le moteur du progrès, de l'évolution, de la survie.
Avec le temps, la solution qui a émergé était de s'ouvrir au monde sans laisser entrer personne, mais en envoyant des gens dehors. Ça a pris du temps avant que l'idée arrive suffisamment à maturité pour bien fonctionner. Passer par la religion s'avéra un bon moyen d'envoyer un peu partout dans le monde des gens avec du savoir, des compétences et une sagesse. Ainsi, ils pouvaient se montrer et accomplir toutes sortes de choses, en donner pour leur argent à ceux qui payaient, et garder une trace claire de qui fait quoi et de quelle manière. L'approche religieuse permettait aussi d'offrir un « menu » compréhensible aux différents interlocuteurs étrangers. Pour ce faire, les Elfes Rouges ont repris les éléments principaux de leur spiritualité, et les ont résumés dans un de ces panthéons régionaux dont sont si friands les humains. Mais oui, presque chaque culture a son panthéon, avec un dieu de la foudre, une déesse de l'amour, une déesse de l'océan ou un dieu des éternuements ratés...
Les Elfes Rouges avaient donc créé un panthéon de ce type, et envoyaient régulièrement des prêtres dans le reste du monde, parfois sur demande mais pas toujours, ainsi le reste du monde arrêtait de vouloir constamment venir chez eux. Ça leur permettait de s'enrichir, d'avoir de bonnes relations avec les voisins, de continuer à progresser en tant que civilisation et de se tenir informés de ce qui se passait dans le monde. Il y avait donc régulièrement un peu partout dans le monde des prêtres Elfes Rouges du Désert représentant leurs dieux de la médecines, des sciences, des arts, de la rhétorique politique, de l'urbanisme, des véhicules volants, de la cuisine, etc.
Dao était un vrai serviteur de Gham. Il lui dévouait sa vie. Il réalisait avec beaucoup d'application les prières, les chants et les entraînements rituels. Il honorait son dieu régulièrement par ses gestes, habillements, alimentation. Il faisait ce qu'il aimait pour lui faire plaisir. Parfois il lui laissait prendre le contrôle de son corps. Il avait été choisi par son dieu lorsqu'il était tout petit et avait passé sa vie à s'entraîner dans les différents domaines nécessaires pour servir son dieu. Comme il était encore jeune, il n'avait pas un statut très élevé dans la hiérarchie du clergé. Il avait cependant été observé que sa connexion avec Gham était particulièrement forte, et les dirigeants de l'ordre gardaient un oeil sur son évolution.
Même si c'était un dieu de calamité, Gham était très respecté et craint, et faisait partie intégrante de la société et de la vie des Elfes Rouges du Désert. C'était la première fois que Dao était envoyé en dehors pour représenter son dieu, ou plutôt pour représenter une caricature grossière et réductrice de son dieu, pour des étrangers à qui on avait vendu un panthéon stupide. Il ne savait pas trop quoi en penser. D'un côté, il était très excité par le voyage, voir de nouvelles contrées, de nouveaux peuples, de nouvelles cultures. De l'autre, il se sentait agacé par la vision de Gham qu'il serait forcé de représenter. Une pure mascarade. Les gens qui s'occupaient de ça chez lui, le cabinet du panthéon rouge comme ils s'appelaient, disaient que les étrangers étaient trop stupides pour saisir toute la finesse et la subtilité des croyances et cultures des elfes rouges, alors qu'il fallait simplifier. Dao pensait que le cabinet était trop paresseux et condescendant pour se donner la peine d'essayer de s'adapter aux différents peuples auxquels ils s'adressaient, et avait préféré concocter cette espèce de bouillie absurde.
Le cabinet avait donc organisé un voyage pour Dao. Ils l'avaient choisi pour aller représenter Gham lors d'une cérémonie dans le monde extérieur. C'était la première fois qu'il quittait son peuple, et il était très excité. Il devait se rendre dans une région lointaine où un seigneur préparait un coup contre un autre seigneur pour prendre sa place ou annexer son territoire. Une cérémonie présidée par un prêtre de Gham était prévue pour s'assurer la meilleure légitimité possible auprès du peuple, des autres seigneurs et des éventuels voisins. L'idée était d'éviter que le conflit ne s'éternise une fois cet assassinat réalisé. Si le projet avait l'aval du dieu de l'assassinat ritualisé du peuple des Elfes Rouges du désert, et était réalisé dans les formes, les gens trouveraient peut-être moins à redire. Dao trouvait ça plutôt étrange comme pratique. Si tout le monde savait que ce seigneur préparait un assassinat, ses chances de succès allaient prendre un coup dans l'aile. Mais d'après ce qu'il avait compris, ce peuple avait une tradition de guerre des assassins, annoncée en grandes pompes et exécutée selon certains codes. Le but de la démarche était d'éviter une guerre d'armées et les milliers de morts qui en découlent.Le cabinet trouvait ça plutôt idiot, mais le seigneur payait bien, et ça faisait longtemps que les Elfes Rouges n'avaient plus trop de nouvelle de ce qui se passait dans ce coin du monde.
Le cabinet avait tout organisé dans les moindres détails, de l'itinéraire à la logistique, ou encore la composition du convoi. Il était prévu de traverser plusieurs régions alliées du seigneur de Tornquist, le commanditaire. Ces peuples alliés marqueraient leur soutien en joignant une petite délégation au convoi de Dao. Ainsi, après un long voyage, une grande troupe bigarrée constituée de différents peuples allait se rendre sur les terres du seigneur de Tornquist, pour y amener Dao. Sur son palanquin. C'était sûr, il allait devenir fou.
Il n'avait pas vraiment été mis au courant des détails, le cabinet lui avait expliqué les grandes lignes du projet ainsi que le type de cérémonie qu'il devrait réaliser. On lui avait expliqué que toute cette escorte était là pour lui, mais qu'il n'avait besoin de se soucier de rien étant donné que tout avait été organisé dans les moindres détails. Puis ils l'avaient fait grimper dans le palanquin et ils s'étaient mis en route.
Les premiers jours de voyage avaient été éprouvants, mais il commençait à s'habituer au rythme et à l'effort. Dès qu'il y avait une pause, il sautait de son palanquin et allait se dégourdir les jambes et se réchauffer. Les soldats chargés de sa protection ne voyaient pas ça d'un bon oeil, mais ils comprenaient le besoin de mouvement et la difficulté de rester allongé sans bouger pendant des jours et des jours. Ils se tenaient près de lui et l'avaient toujours en vue. La première partie du voyage ne présentait pas grand danger car ils étaient encore dans les terres des Elfes Rouges, et que Dao connaissait le terrain et l'environnement.
Bientôt ils allaient quitter le désert et entrer dans une zone montagneuse, les terres du premier peuple à se joindre à leur périple. Des humains, les Laurussis ou quelque chose comme ça. C'était là que les habits chauds de voyage allaient vraiment servir. C'était là aussi que la nouveauté allait commencer.
Les montagnes apparurent à l'horizon, puis se rapprochèrent au fil des jours jusqu'à devenir immenses, jusqu'à ce que le convoi de Dao atteignirent le pied du chemin qui allait monter. Dao regardait les montagnes grandir de jour en jour et n'en croyait pas ses yeux. Bien sûr qu'il y avait des reliefs dans le désert, mais rien de comparable. Ici les montagnes étaient tellement hautes qu'il y avait de la neige sur les hauteurs. Il savait bien sûr ce que c'était, mais c'était quand même la première fois qu'il en voyait. Il ne savait pas s'il allait réussir à montrer le détachement qui était attendu de lui tout au long de son voyage, face à toutes les choses nouvelles qu'il allait voir, sentir, toucher. Il avait hâte de toucher de la neige.
Le groupe de Laurussis étaient là à leur arrivée au pied des montagnes. Dao avait sorti sa tête du palanquin pour les voir. Les soldats l'avaient gentiment mais fermement repoussé à l'intérieur, en lui disant de ne pas se montrer. Il avait été longuement entretenu de ces aspects avant son départ. Dès lors qu'ils feraient route avec des étrangers, il ne devait absolument pas se montrer, afin de préserver l'effet qu'il ferait lors de la cérémonie. Dans son costume rituel, lorsqu'il laisserait son corps à son dieu. Cela faisait partie du décorum qu'ils disaient. Le voyage allait être encore plus long avec la curiosité qui le tiraillait. Bien sûr qu'il pourrait sortir, mais tout serait organisé avec son escorte pour qu'aucun étranger ne pose les yeux sur lui. Dao trouvait ça stupide, et extrêmement frustrant. Mais il devait se plier aux règles.
Avec son rapide coup d'oeil, il avait pu tout de même entr'apercevoir les Laurussis. Ils n'étaient pas plus d'une dizaine et avaient semble-t-il un ou deux ânes avec eux. Ils n'avaient ni banière ni uniforme, c'était juste un petit groupe d'humains en habits de voyages élimés et de couleurs ternes. Ils étaient petits, trapus, hirsutes et n'avaient pas l'air très engageants. Ils étaient armés, avec une attitude farouche, presque de défiance. Dao, frustré de ne pas avoir pu en voir plus, se calfeutra dans son palanquin, pris son carnet et essaya de redessiner ce qu'il avait vu pour se calmer. Le convoi resta à l'arrêt quelques instants, il entendit quelques bruits de discussions, puis son monde se remit en mouvement.
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