La ou le temps se tait
Chaque jour, je trouve mon inspiration dans ce café, en observant le monde qui avance à toute vitesse. Les gens vivent comme dans une course, tandis que moi, je perçois tout au ralenti. Dans ce café, tout m’apparaît comme une scène mouvante. Les voix des clients, les rires, les appels des serveurs... Je les observe sans m’y mêler, comme une spectatrice. Chaque détail devient une source d’inspiration. Les mains d’un vieil homme sur sa tasse, les regards furtifs d’un couple au coin de la salle… Ce sont des fragments d’histoires possibles. Je vis simplement, dans un petit appartement sans prétention, entourée de mes histoires. Je suis écrivaine. Le monde autour de moi n'est jamais le même : tout peut devenir un conte, une épopée. Une simple fourmi, croisant mon chemin, peut me happer dans une quête fantastique qui m’occupe l'après-midi entier.
Grâce à mon imagination, je ne suis jamais seule. Je vis avec ces récits, ces personnages, ces intrigues qui prennent vie sous ma plume. En réalité, je suis quelqu’un de solitaire. J’ai mes petites habitudes, presque rigides. Certains diraient que j’ai des manies étranges. Mais ça ne me dérange pas. Personne ne m’a jamais vraiment comprise. Et ça me va.
J’ai à peu près la même routine chaque jour. Je me lève tôt et pars me balader dans les rues encore endormies, qui prennent vie doucement, comme une respiration qui s'accélère. Les bruits grandissent, la ville se réveille, les gens s’activent, pressés. Je m’assois au café et je reste là, une heure ou plus, à observer, à écouter le temps défiler. En rentrant, je m'arrête parfois dans un parc, m'installe sur un banc et laisse mes pensées s'évader. Là aussi, tout semble aller trop vite.
L’après-midi passe dans l’étrange lumière d’un écran d’ordinateur. Je reste des heures devant mon clavier, vivant de l’autre côté de mon imagination. Je ne remarque même pas la lumière du jour qui s'efface. Mes yeux piquent ; un bruit de porte qui claque me sort de ma rêverie. Mon voisin vient de rentrer, et la nuit est déjà tombée. Le monde fantastique prend le relais, comme si l’inspiration se nourrissait des ombres qui s’étirent. La journée s'éteint doucement, et je finis par me glisser dans mes draps, un livre à la main, pour me perdre dans d’autres histoires jusqu'à tard dans la nuit.
Un matin, une jeune femme vient s’asseoir à côté de moi au café. Elle entame la conversation, naturellement. Nous parlons toute la matinée. Elle travaille juste en face, dans un magasin de vinyles. Elle a quelque chose d’insaisissable, une beauté implacable, des yeux envoûtants. Dans mon esprit, je l’imagine comme une aventurière perdue dans notre ville parce qu’elle a égaré son téléporteur. Je divague, comme toujours. Mais ça m’amuse.
Dès lors, chaque jour, elle vient prendre un café à mes côtés. Sa présence devient une nouvelle habitude, douce et rassurante. Mon écriture change. J’entame un nouveau roman, cette fois sur une guerrière aux yeux émeraude. Elle devient le centre de toutes mes histoires, un personnage fort et lumineux, à son image. Depuis qu’elle est là, quelque chose a changé. Les couleurs du monde semblent plus vibrantes, les odeurs de café et de pain grillé plus intenses. J’ai l’impression de redécouvrir chaque coin de la ville, comme si sa présence projetait une lumière nouvelle sur tout ce que j’avais toujours vu mais jamais vraiment regardé. Parfois, nous passons l’après-midi entier ensemble, marchant, riant, parlant. Le temps s’accélère. Je perds peu à peu l’intérêt pour le monde qui m’entoure ; elle devient le seul repère. C’est plutôt agréable de laisser le temps filer, en fin de compte. Mais j’aime aussi me retrouver le soir, à l’abri de la nuit, dans ce que je connais. Un étrange arrière-goût me reste pourtant en bouche : c’est difficile de changer ses habitudes, de plonger vers l’inconnu.
Mais un matin, elle n’est pas là. Le lendemain non plus. Les jours passent, et l’absence s’étire. Une semaine entière sans la revoir. Un vide s’installe en moi, comme un courant froid. Pour la première fois depuis longtemps, je ressens de la tristesse. Une mélancolie pesante me gagne, et mes écrits deviennent sombres, presque violents. Mes personnages prennent une tournure plus sombre. Mes récits s’emplissent de créatures solitaires, de quêtes inachevées, de paysages de brume. C’est comme si chaque mot devenait une ombre, une empreinte de ce vide que je ressens. Et pourtant, cette tristesse est étrangement douce, comme une vieille amie qui m’enveloppe et refuse de me quitter. Mon éditeur n’a jamais été aussi enthousiaste. "C’est puissant, c’est viscéral", me dit-il. Pourtant, cette tristesse a quelque chose de doux, presque facile ; elle m’enlace et me retient.
Puis elle réapparaît, un matin. Elle était simplement partie en vacances, rendre visite à sa famille. Un soulagement me traverse, mais il est suivi d’un étrange malaise. Mon écriture n’a plus la même intensité. Le feu que j’avais trouvé s’éteint. Peu à peu, je me mets à l’éviter. Je la tiens à distance, par peur de m'attacher davantage. Et pourtant, c’est moi que je blesse. Je plonge dans l’écriture comme on se jette dans l’abîme, jour et nuit, sans répit. Mais mon cœur saigne. Je ne mange plus, je perds la notion du temps. Tout va trop vite ou trop lentement, je ne sais plus. Est-ce vraiment ce que je veux ? Le succès au prix de la tristesse ?
Les mois passent. Mon corps s’efface : je perds du poids, mes cheveux deviennent ternes. Un jour, en descendant les quelques marches devant chez moi, je m’effondre, essoufflée. Je reste là, immobile, incapable de bouger.
C’est alors qu’une main douce se tend vers moi. Je sens un parfum familier m’envelopper. Je lève les yeux, et elle est là. Son regard inquiet se pose sur moi.
— Je t’ai laissé du temps, dit-elle doucement. Mais je ne peux plus te voir te faire du mal.
À cet instant, quelque chose en moi se brise. Je comprends enfin que j’ai le droit d’accepter le bonheur, même si je suis différente, même si je ne sais pas toujours comment le retenir. Je la laisse m’envelopper. Je me laisse guider, et cette fois, je la suis.
Deux années ont passé. Nous sommes au bord de l’océan, assises côte à côte, attendant le coucher du soleil. La douceur de cette soirée d’automne me réchauffe autant que la chaleur de sa main dans la mienne. Je n’entends que le souffle du vent dans ses cheveux et le murmure des vagues qui s’écrasent sur le sable. Plus rien ne nous atteint, rien ne vient troubler cet instant. Aucun monde ne m’engloutit ; je suis ici, pleinement présente, ancrée dans cet instant parfait.
Mon livre sort demain, mais peu m’importe. Je l’ai terminé, et c’est tout ce qui compte. Le succès n’a plus d’emprise sur moi. Le temps s’est enfin arrêté.
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