La problématique

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Il y a des signes qui ne trompent pas. Un grand nombre d'ignares pensent que des événements de l'enfance sont la source des problèmes futurs. Or, lors desdits événements, il est déjà trop tard. Ils ne sont que le signe, l'alerte de l'inévitable catastrophe qui va suivre, ils en sont parfois le réveil mais certainement pas la cause. Nous sommes comme nous sommes, il n'y a de cause à rien : nous sommes tous nés avec des prédispositions. Les événements qui suivent les enterrent au plus profond de nous-même où les font jaillir au grand jour mais, caché ou non, le problème n'a pas de réel début. Il est présent, sans raison spécifique. C'est l'anomalie, la malformation, la fatalité.

Quand j'étais petite, mon comportement ne manquait pas de laisser s'étaler les signes de mon irréversible anomalie, sans que personne n'ait rien vu. J'ai toujours profondément haï les poupées, leur préférant les petites voitures ou les dinosaures en plastique. Je trouvais amusant de se tenir debout devant la cuvette des toilettes et de viser pour faire ses besoins. Quant à mon sexe, bien que ravie d'être une fille, j'ai longtemps pensé que je ne l'étais pas entièrement.

Comme la plupart des jeunes enfants, je possédais un petit toilette en plastique – le mien était rose – et j'ignore pourquoi j'aimais m'y attarder. Un jour, j'ai fait l'effort d'écarter les jambes un peu plus que nécessaire, j'ai penché mon buste vers l'avant et, du bout des doigts, j'ai écarté légèrement les lèvres de mon organe génital. J'ai scruté avec attention tout ce qui aurait pu se trouver à l'intérieur et, bien que ma position inconfortable n'ait pas été pas la plus adaptée à ma longue observation, j'ai constaté que le sexe féminin était muni d'un sexe masculin miniaturisé. Terriblement heureuse de ma découverte, je me suis empressée d'appeler mes parents pour leur en faire part. J'ignore s'ils m'ont prise au sérieux ou non, mais ce qu'il aurait fallu prendre au sérieux – et ne l'a jamais était – c'était le signe : comment une petite fille normale aurait-elle pu s'imaginer être munie d'un organe masculin, si microscopique fut-il ?

La sœur aînée de ma mère et son mari vivaient au bout de ma rue. Ils avaient une fille, de six ans mon aînée. Ma cousine Glynnis était une sorte d'exemple à mes yeux. Je pensais qu'elle détenait la science infuse et pourrait tout m'apprendre de la vie. Nous jouions souvent ensemble, malgré notre écart d'âge important. La plupart du temps, nous imaginions que nous étions un couple, mais jamais elle ne me laissait jouer le rôle de la femme. Je ne m'en plaignais pas. Il ne n'importait pas vraiment d'être une femme ou un homme dans le jeu, tant que je pouvais y participer. Au fil du temps, j''ai pris l'habitude de me déclarer d'office être l'homme. Lorsque nous étions un couple, il n'était pas rare qu'on s'embrasse sur la bouche, ce qui n'avait rien de malsain : j'étais un homme et il était logique que j'embrasse ma femme. Cette femme étant ma cousine, elle était de ma famille et ce baiser n'avait pas plus d'importance que s'il avait été fait sur la joue ou sur le front.

Toutes mes amies d'école étaient des filles. Nous n'aimions pas les mêmes jeux mais les garçons manquaient de subtilité et d'imagination à mon goût. C'est grâce à ces deux facteurs que, peu à peu, malgré mes goûts différents, j'ai réussi à me faire accepter des autres petites filles. J'inventais des jeux plus farfelus les uns que les autres. Je les y faisais participer. Le tout était de les faire rentrer dans mon monde. C'est chose simple lorsqu'on est enfant, toute fantaisie est intéressante. C'est lorsqu'on grandit qu'elle devient ridicule aux yeux de trop de gens. Mon jeu favori était celui que j'avais nommé Labyrinthe. Je faisais imaginer aux autres – et à moi-même – que nous étions une bande d'aventurières perdues dans un immense labyrinthe et nous devions lutter contre toutes sortes de monstres et de magiciens pour nous en sortir. Nous pouvions être des fées, des princesses, des pirates, et même plusieurs personnes à la fois. J'adorais jouer plusieurs rôles. Aussi interprétais-je, en plus de mes innombrables personnages d'aventurières glorieuses, tous les démons que je faisais croiser à mes amies. Et même lorsque j'étais seule, puisque je constituais une cinquantaine de personnages, il ne m'était pas difficile de poursuivre mon aventure.

À la fête de l'école, les instituteurs aimaient nous faire danser, la plupart du temps par deux : une fille et un garçon. Je n'aimais pas franchement danser, j'aimais encore moins avoir une chorégraphie à suivre et je détestais avoir un partenaire. J'étais le plus souvent obligée de danser avec un petit garçon du nom de Roger, car nous étions toujours tous les deux seuls. C'était un garçon costaud et, même s'il était gentil, je n'aimais pas ces larges épaules, elles me semblaient brutales, si éloignée de la douceur féminine.

J'avais quatre ans lorsque je suis réellement tombée pour la première fois devant la grande problématique. C'était un peu après la fête de l'école. Je jouais avec Glynnis, comme à mon habitude, quand elle m'a demandé :

  • C'est ton amoureux, Roger ?

Cette idée m'a provoqué une sensation semblable à une remontée d'estomac. Moi, amoureuse de Roger ! Il valait mieux encore que je craque pour un crapaud, il aurait au moins une infime chance de devenir prince charmant un jour ! J'ai secoué la tête avec vivacité.

  • Non, ai-je répondu.
  • Alors c'est qui ton amoureux ? a insisté Glynnis.
  • Personne, j'ai pas d'amoureux ! Jaime pas les garçons, d'abord : ils sont nuls !
  • C'est vrai, tes amies sont toutes des filles.

J'ai hoché la tête. Je pensais cette conversation terminée, lorsque Glynnis a lancé :

  • Tu vas être gouine, Opale !

Je ne comprenais pas le sens de ce mot, mais il m'évoquait quelque chose d'injurieux. Je l'ai questionnée :

  • C'est quoi gouine ?
  • C'est une fille, m'a expliqué Glynnis, qui aime les autres filles. Au lieu d'être amoureuse d'un garçon, elle est amoureuse d'une fille.

Cette idée-là aussi m'a provoqué une sensation étrange, mais pas une remontée d'estomac. J'avais plutôt l'impression que mes entrailles étaient soudainement prises dans un tourbillon.

  • Non, ai-je dit, je suis pas gouine ! Je suis normale !

Glynnis a haussé les épaules. À mes yeux, il était totalement impossible que j'aie pu être comme ça. C'était impossible, parce que j'étais normale. Une fille normale tombait amoureuse d'un garçon normal, ils se mariaient normalement et avaient des enfants normaux. Ça devait être ça, ma vie. Pourtant, étrangement, et ce malgré mon jeune âge, je sentais au fond de moi, sans vouloir l'admettre, que l'idée que Glynnis faisait de mon avenir me correspondait bien mieux que celle que la norme en faisait. Et moi, à quatre ans, je n'avais pas d'idée.

L'amour, c'était bien loin de mes préoccupations. Mes références sur le sujet se limitaient à trois.

La première, c'était mes parents. Mes parents s'aimaient, mais c'étaient des parents, donc je ne pouvais pas les considérer directement comme des amoureux. Pour moi, ils n'étaient rien d'autre que mes parents : implacable logique enfantine.

La seconde était Walt Disney. Cendrillon et Blanche-Neige connaissaient l'amour, prises entre les griffes d'une abominable belle-mère, alors secourues par un prince charmant dont elle tombaient immédiatement sous le charme. Deux choses empêchaient ces histoires d'être crédibles : je n'avais pas d'abominable belle-mère, il était donc peu probable qu'un prince charmant vienne un jour me secourir, puis – et c'était là le problème majeur – Cendrillon comme Blanche-Neige ne connaissaient rien de leur prince. Une danse, un baiser, une chaussure et un cheval blanc; c'est là que se limitait leur complicité. Ils se mariaient sans même se connaître. Même à l'âge de quatre ans, ça me paraissait grotesque.

La troisième et dernière de mes références était de loin la pire : Les Feux de l'Amour, feuilleton que ma tante suivait chaque jour de la semaine. Ce n'était qu'un enchaînement pathétique de scènes de ménage, de fraises à la chantilly, corps nus sur l'oreiller, et de langues qui s'entremêlaient : de quoi dégoûter profondément une fillette. Il était donc impensable que j'aie quoi que ce soit à voir avec cette mascarade écœurante : l'amour.

La problématique a été enterrée au plus profond de moi en compagnie du problème, et j'ai continué à vivre de façon insouciante, comme je l'avais toujours fait jusque là, avec l'apparente liberté que me procurait encore mon égocentrisme puéril et les cinquante personnalités que je traînais dans mon labyrinthe.

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