C'est mon droit.
J'ai douze ans. Voilà plusieurs mois déjà que j'ai admis que j'aimais les filles. J'en suis parfaitement consciente, mais c'est comme si une part de moi refusait encore de se l'avouer. Pour tout dire, il n'y a qu'une personne que j'ai mise au courant : moi-même, et elle a encore du mal à se faire à l'idée.
Je sais que je ne changerai pas. Je sais que je devrai le dire un jour ou l'autre. Je n'ai pourtant pas le courage de le faire. Non pas que je n'aimerais pas. Si vous saviez combien c'est douloureux de le garder pour moi ! J'ai l'impression de mentir à toutes les personnes que j'apprécie. Ça serait tellement plus évident si je pouvais le crier sur tous les toits. Je n'aurais plus rien d'autre à faire que d'assumer. Mais, repliée dans mon silence, je ne cesse ne me poser des questions sur moi-même.
À la récréation, mes deux amies, Morgane et Coralie, s'extasient sur un mec dont elles ignorent jusqu'au nom. Elles l'appellent Pied-Cassé, parce que le pauvre porte un plâtre. Franchement original ! Je suis persuadée que Pied-Cassé est un plouc et, même avec de la bonne volonté et un certain talent théâtral, je serais bien incapable de les imiter.
Je regarde de part et d'autre de la cour. Aucun garçon n'y est à mon goût, à moins qu'il soit une fille... Qu'est-ce que ça leur ferait, si je le disais ? J'ignore pourquoi, je n'ai simplement pas le cran de le faire.
Coralie fut la première de mes amies de collège – et celle qui me laisserait le souvenir le plus rude. Je suis entrée dans l'adolescence entre Morgane, que je connaissais depuis d'enfance, et elle. Nous étions dans les mêmes classes, constamment de visite les unes chez les autres.
Entre la sixième et la cinquième, j'ai zappé un tournant que la plupart des autres filles avaient opéré. Elles étaient devenues des séductrices ; j'étais demeuré une enfant.
À l'époque, mon profond désintérêt pour la gente masculine participait, aux yeux des autres, à mon immaturité. On ne pouvait pas parler garçons, avec moi. Aujourd'hui, mes amies le peuvent car, selon les situations, « parler de mecs » revient à « parler d'amour » ou à « parler de sexe ». D'amour ou de sexe, je puis en discuter. À douze ans, toutefois, « parler de garçons » équivalait à feindre un intérêt ou à admettre ma différence. Et cela me coûtait, dans un cas comme dans l'autre.
Alors que je bataillais pour comprendre qui j'étais, je me sentais progressivement évincée par celles qui, progressivement, ne partageaient plus mes jeux, ni mes raisons de rire. Mon amitié avec Morgane était sauvée par la proximité. Nous habitions le même village et nous avions plus d'occasions que de raisons de nous voir. Elle venait fréquemment chez moi, le samedi après-midi, et lisait impunément mon journal intime, au point que j'avais fini pas y glisser des notes de bas de page spécialement à son intention. Elle n'était pas la seule, mais assurément ma plus fervente lectrice.
Si mes souvenirs sont bons, c'est d'ailleurs Morgane qui a, sans le vouloir, touché du doigt la partie de moi que j'essayais de refouler. C'était au retour des vacances d'été et elle lisait comme un feuilleton de l'été les pages griffonnées pendant mes vacances au camping. Elle me lisait, parlant de cette fille qui dribblait dans l'allée tous les soirs, que j'avais épiée par-dessus la clôture, regardée transie depuis l'autre bout du chemin, mais à qui je n'avais pas osé adresser la parole. Lassée par mes descriptifs de l'inconnue, Morgane m'a taquinée :
— T'es amoureuse d'elle ou quoi ?
Alors seulement j'ai compris ce que j'avais ressenti, pendant toute une semaine. Ma première attirance. J'ai soufflé, secoué la tête, démenti. Je n'ai rien pu dire à Morgane, ce jour-là. Dans notre entourage, l'homosexualité était toujours sujet de plaisanteries ; jamais virulentes, mais je restais persuadée qu'on se moquerait de moi.
La première personne à qui j'ai confessé cette vérité était Octavie, la plus anciennes de mes amies, rencontrée dans la cour de l'école maternelle. Ma meilleure amie, presque une sœur. Elle n'habitait plus dans le coin depuis la primaire, mais nous avions veillé à ne pas nous perdre de vue, à force de week-ends chez l'une, chez l'autre, et grâce au miracle d'MSN.
Nous nous parlions tous les soirs, en rentrant du collège et, un jour, sans raison je crois, je lui ai dit que j'aimais les filles. Ça ne l'a pas surprise outre mesure. Parce qu'elle avait un tempérament de starlette, la première chose dont elle s'est inquiétée, c'était de savoir ce que j'éprouvais pour elle. Si je l'avais aimée, sans doute cela l'aurait-il flatté. Ses sentiments n'auraient pas été réciproques, bien sûr. Cela aurait créé quelque malaise, sans doute. Mais jamais cette pensée ne l'aurait dégoûtée, et jamais elle ne m'aurait repoussée. Envers Octavie, je n'avais pas de raison de redouter la franchise.
Involontairement, sa question vaniteuse m'obligea soudain à reconsidérer toutes mes relations. Parmi mes amies, y en avait-il une pour qui j'avais des sentiments ? Ne fût-ce qu'une simple attirance ?
Non.
J'étais catégorique et je ne me voilais pas la face. Chacune de ces amitiés était trop précieuse, trop unique en tant que telle, pour que j'eusse souhaité qu'il en germe autre chose. Un sentiment presque fraternel endiguait toute attirance possible pour ces filles que j'avais connues en culottes courtes. Même Coralie, à bien y songer, je l'avais rencontrée enfant, avant qu'elle rêve de séduire qui que ce soit.
Ce que j'attendais de l'amour à douze ans était vague. Et pourtant, j'en écrivais des chansons. Morgane les aimait bien et je lui en faisais quotidiennement la démonstration dans la cour quasi vide, quand nous sortions du bus à sept heures et demie. Morgane me trouvait niaise et mielleuse, ce qui me rassurait d'ailleurs, car cela signifiait au moins que son intérêt pour les jeux de charme avait une limite stricte : elle méprisait la romance.
Si l'on en croit mes chansons, ce que j'attendais de l'amour, c'était qu'il me libère. De qui, de quoi ? Aucune de mes paroles ne s'autorise à le formuler. Cela m'aurait au moins délivrée de mon mensonge, j'imagine. Car oui, en ne disant rien, en taisant toutes les envies et les rêves qui fourmillaient en moi et animaient mes nuits, j'avais l'abjecte impression de mentir.
Faute de pouvoir dire la vérité à une audience plus ample qu'Octavie, j'ai fait du mensonge un lieu commun. Pendant quelques mois, j'ai agi comme une vraie mythomane. Toute interrogation était prétexte à fournir une réponse fallacieuse. Ce que j'avais fait du week-end, mangé le midi ou simplement ce que je pensais. Je me suis rendue compte, à cette période, que mentir ne demande presque aucun effort. Rien qu'une goutte de fiction dans le chaos de la réalité. Nous mentons tous les jours, ne serait-ce qu'aux « Ça va ? » que nous adressent à la va-vite de semi-inconnus. Adolescente, ma réponse à cette question était perpétuellement le même boniment : « Ça va. »
Je me souviens que ma grande sœur Ambre, elle, répondait d'un ton vague : « On fait aller. », et cela m'énervait. Parce que cette réponse minimisait ses chagrins ? Ou bien parce qu'elle trouvait la force de les faire ressentir ? Un peu des deux, il me semble. Une part de moi lui en voulait d'aller mal, elle qui m'avait dit un jour : « Je suis ton brouillon, je fais toutes les erreurs que tu ne feras pas. ». L'idée m'agaçait. Non seulement parce que je ne supportais pas que la personne la plus importante au monde à mes yeux se relègue au piètre rang de torchon. Mais aussi, un peu, parce qu'accepter ce sacrifice m'aurait obligée à m'en montrer digne. Disposer d'un brouillon devait faire de moi une meilleure version. Je crevais d'admiration pour ma sœur. Pas un instant je ne me sentais à sa hauteur. Pas une seconde je ne souhaitais que ma vie, telle qu'elle était, constitue le jet final.
Puisque rien ne s'efface et qu'il me fallait faire avec, cependant, je mentais. Je faisais de mon quotidien une pure invention, par tous les biais possibles. Je jubilais que l'on me croie. Je me sentais maligne. J'étais douée, à vrai dire. Mais petit à petit, aussi, j'ai culpabilisé.
Incroyable mais vrai, en cinquième, je me suis retrouvée à me confier au prof de sport. J'étais nulle en foot et toujours sur la touche. Il était bavard et bienveillant. Je préférais définitivement lui parler que taper dans le ballon. Dès le début de l'année, il m'a dit que j'avais de mauvaises fréquentations, et je trouvais ses allégations ridicules. Morgane était mon amie depuis des lustres. Coralie était du genre à m'envoyer des messages au réveil, et j'aimais nos discussions. Je n'avais pas d'autres amis au collège. Les uns se moquaient de moi, les autres m'ennuyaient. Parfois les deux se confondaient. Pourtant, le prof avait dû sentir ce qui, à moi, m'échappait.
Je ne mangeais pas à la cantine. Je rentrais chez moi tous les midis et, inévitablement, quand je retrouvais mes amies, j'avais loupé un événement majeur de la journée. J'étais rendue à m'intégrer tant bien que mal dans un délire que je ne saisissais pas, ou à subir une nouvelle vague d'adoration envers ce crétin de Pied-Cassé. En cours de sport, elles étaient bien meilleures que moi et m'évinçaient sans cesse. Je me retrouvais à jouer au badminton avec une pimbêche à la voix insupportable qui me racontait sans que j'aie rien demandé des détails de sa vie sexuelle dont je me serais bien passés.
Il m'a fallu du temps, plusieurs mois peut-être, pour comprendre ce qui ne tournait pas rond, pourquoi les rires me perçaient comme des piques, pourquoi je me sentais constamment à côté de la plaque. Coralie me détestait. Je n'aurais su dire pourquoi, alors que je l'avais toujours considérée comme une amie. Il n'y a pas plus déchirant que d'apprécier quelqu'un qui vous méprise. Je désespérais de retrouver son amitié et, faute d'avoir personne d'autre que Morgane et elle, je m'accrochais à l'espoir que tout rentrerait dans l'ordre.
En fin de compte, mon acharnement a ruiné mes désirs. Comme nous étions voisines, mes parents ont invité Morgane à partir en week-end avec nous durant les vacances d'avril. Mes souvenirs de ce week-end sont vagues. De longues parties de Cooking Mama dans la chambre du bungalow. Mes sœurs étaient là également. Je me rappelle la tristesse. Je me rappelle avoir fui une partie de bowling pour pleurer sur le ponton, au bord du lac, Ambre sur mes talons. Nous avons parlé longtemps ce soir-là, je ne sais plus de quoi. J'étais submergée par le non-moi, la somme de mes refoulés, l'abandon permanent dont je me sentais victime et l'impression mortifère qu'une épée de Damoclès flottait au-dessus de ma tête, mon monde tout prêt de s'effondrer.
Le monde s'effondre sans cesse et se relève toujours. Je l'ignorais. Quand j'étais jeune, chaque chagrin me semblait fatal, je me persuadais que j'allais en mourir ou le fuir par la mort.
À la rentrée des vacances, plus rien n'avait de sens. Morgane et moi sommes arrivées au collège par le bus de sept heures et demie. Coralie nous rejoignait toujours peu avant la sonnerie et je dois dire que, chaque matin, je savourais ces tête-à-tête, seul moment de la journée où je ne me sentais pas mise de côté.
Lorsque Coralie est arrivée ce jour-là, quelque chose avait changé. Sa tenue, son maquillage. On aurait dit qu'en deux semaines de temps elle s'était changée en femme. Intriguée, Morgane et moi sommes allées à sa rencontre, avides de connaître le mystère derrière une telle métamorphose. Coralie nous a tout bonnement ignorées. Elle s'est glissée dans le groupe de ceux qui jusqu'alors nous raillaient et, instantanément, elle y a eu sa place. Longtemps, cette matinée est restée gravée dans ma mémoire comme une violente trahison. Longtemps, j'ai voulu comprendre, chercher une explication, une coupable peut-être. Je débordais surtout d'une profonde colère.
Dix ans plus tard, et sachant tout ce que le départ de Coralie a eu de bénéfique, l'amertume brûle encore en travers de ma gorge.
Quelques temps après nous avoir tourné le dos, elle est venue chez moi pour boucler un exposé que l'on s'était engagées à préparer ensemble. J'avais peur de me retrouver seule avec elle, peur des vérités qui pourraient être dites.
« C'était bien joué d'emmener Morgane en vacances. Tu m'as doublée. »
J'ignorais seulement qu'une telle compétition existait entre nous. Mes parents avaient pris l'initiative de l'inviter, pas moi. Coralie ne m'a jamais crue. Elle s'est persuadée que je complotais contre elle et j'en ai déduit qu'elle avait cherché à m'écarter. Ce jour-là, nous avons enterré la hache de guerre en nous souhaitant mutuellement une bonne continuation. L'amitié était morte et, après avoir entrevu la noirceur qui sommeillait en elle, j'en étais presque soulagée.
L'histoire aurait pu s'arrêter là. Nous aurions pu nous snober cordialement pendant les cinq années suivantes. Pourtant, il a fallu que je la traite de « salope ». Le mot m'a échappé dans un excès de rage. Son sens dépassait ma pensée, mais sa violence manifestait ma fureur.
Morgane s'était cassé la jambe. Elle se démenait en béquilles pour rejoindre la classe et je portais son sac. Coralie s'est avancée, comme une diva, entretenant l'illusion salvatrice que le monde lui appartenait. Elle a eu le malheur de bousculer mon amie. Mon sang n'a fait qu'un tour, j'ai explosé comme une furie. Pour ce mot, ce seul mot, elle ne m'a jamais pardonnée.
Moi-même, j'ai mis du temps à me pardonner. Mais qui ne sort jamais de ses gonds ? Qui n'a pas eu un jour une parole maladroite ? Coralie n'avait besoin que d'une raison pour me haïr, je la lui ai bêtement servie sur un plateau.
Cela étant, son départ, plus que n'importe quel amour, m'a libéré d'un poids écrasant. Un poids que j'ai découvert à l'instant même où il a cessé de me faire suffoquer. J'ai arrêté de mentir. Mieux. J'ai décidé d'être honnête avec Morgane, de lui confesser ce dont seule Octavie avait été mise au courant. Mon terrible secret.
Comme beaucoup de conversations importantes dans ces années-là, je le lui ai dit dans le bus. Nous étions assise à notre place habituelle, à l'avant, au-dessus de l'escalier. La chauffeuse nous avait à la bonne, elle prenait part parfois à nos discussions. La pauvre serait bientôt témoin de mes chagrins d'amour... Ce fut la conversation importante la plus courte de toute ma vie.
— J'aime les filles.
— C'est ton droit.
L'affaire était pliée. Pour Morgane, il n'y avait rien de plus à dire. J'aurais tout aussi bien pu lui annoncer que je descendais de Mars. J'étais son amie. Le reste, elle s'en foutait. Je m'inquiétais de ce qu'en penseraient les autres, la poignée d'amis que nous nous étions faits depuis que Coralie avait changé de camp. Morgane a haussé les épaules.
— Annie s'extasie devant des yaoi. Elle s'en fiche sûrement que tu sois lesbienne.
J'aurais souhaité que le monde soit à l'image de mon amie : détaché et sans jugement.
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