L'Enfant
Dans un trou vivait une créature magnifique. Sa peau était grise parce qu'il était encore jeune, ses yeux étaient jaunes parce qu'il ne voyait que rarement la lumière du jour, ses mains et ses pieds étaient tordus à force de jouer sur les pierres saillantes et humides de la grotte. Il n'avait pas de nez, plutôt un museau. Il n'avait pas de dents, plutôt des crocs. Des poils noirs comme les murs de sa maison parsemaient son maigre corps et le démangeaient souvent. Il n'avait rien du singe et encore moins de l'homme. De petits cris aigus étaient tout ce que sa bouche pouvait laisser sortir. Sa mère posa une dernière fois ses yeux sur lui avant de partir chasser, et son regard trahissait une inquiétude et une tendresse profondes. Elle lui ressemblait beaucoup, bien qu'elle fut plus grande et plus poilue que lui. De nombreuses cicatrices recouvraient son corps et certaines saignaient encore régulièrement. Elle portait une ceinture faite de tissu dans laquelle étaient glissés divers outils, les seuls qu'elle était en mesure d'utiliser : une corde usée, une serpe et des couteaux de diverses tailles, grossièrement fabriqués, excepté pour une dague qui avait appartenu à un humain.
La petite créature regarda sa mère, accompagnée par d'autres membres de leur groupe, s'enfoncer dans la lumière. Il restait seul au fond du trou. Ceux de son âge n'avaient pas survécu au dernier hiver et leurs corps avaient évité la famine. Mais la solitude pesait sur la jeune créature et son manque d'imagination. Toute la journée il tentait de s'inventer une vie différente, entre les hautes murailles des hommes, dans leurs chaumières et leurs châteaux. Malgré les descriptions très approximatives de sa mère, il avait grand mal à visualiser ce à quoi pouvait ressembler le monde au-dessus de son trou. Alors il passait son temps à crier, à sauter et à lancer des pierres. Et à attendre. Un jour il serait grand, plus grand encore que sa mère, il sortirait avec les autres koboldins pour chasser et pour piller, pour courir et voir le monde. Le monde ne se limitait pas à cette grotte obscure qui l'avait vu naître, il en avait pleine conscience. Mais la créature saurait être patiente. Les koboldins ne vivaient qu'une vingtaine d'années, mais ils arrivaient rapidement à l'âge adulte. Plus que deux étés avant qu'une fourrure ne recouvre son corps, ne le protège du froid et des prédateurs.
La journée touchait presque à sa fin quand le jeune koboldin se réveilla. Il s'était endormi, épuisé par l'ennui, sur le rocher le plus confortable du fond de la grotte. Lorsqu'il fut tout à fait éveillé, il se précipita vers l'entrée de sa tanière. La lumière s'était faite plus douce à l'approche du soir. Le koboldin patienta sans détourner ses yeux jaunâtres du rond lumineux au-dessus de sa tête. Une heure s'était écoulée et la nuit allait se lever lorsqu'une ombre se découpa sur le ciel. Puis une voix résonna dans la grotte.
- C'est ici. Cette puanteur... Pas de doute, c'est le trou où se cachaient les rats.
Une deuxième voix s'éleva derrière la première :
- Vous deux, descendez voir s'il en reste d'autres.
- Capitaine, seulement nous deux ?
- Vous deux, ou seulement toi. Ta préférence ?
Après un soupir appuyé, le premier homme à avoir pris la parole commença sa descente dans le trou, suivit par un second. La terreur avait surgi dans l'esprit du jeune koboldin à l'instant même où il avait entendu leurs voix. Avec autant de discrétion que ce dont il était capable, il retourna se cacher tout au fond de la grotte et s'arma d'une pierre dans chaque main. Tremblant, il attendit que les humains le trouvent. Au fur et à mesure que les deux intrus descendaient, les parois de la grotte se paraient de tâches rouges et oranges qui dansaient en même temps que la flamme de leur torche. La créature, qui n'avait jamais vu de tel spectacle, était hypnotisée par les couleurs qui peignaient les murs de sa caverne. Si bien qu'il laissa tomber ses deux pierres et s'avança pour être baigné dans le fantastique mouvement de la lumière. Puis soudain, il fit plus chaud sous le plafond de pierre. Le koboldin se retourna pour faire face aux deux soldats qui étaient venus à sa rencontre. Mais tout ce qu'il voyait c'était la flamme de la torche qui tremblait devant lui et lui brûlait les yeux. Il ne vit pas les épées ensanglantées et les visages tordus par la haine, il ne sentit rien lorsque l'acier s'abattit sur lui, tranchant sa tête en un instant.
- Mon Dieu ! Tu as vu sa tête ! Quelle horreur !
- Apparemment, il y en a encore des milliers qui pullulent dans les sols du royaume.
- Comment de tels monstres peuvent exister ? Tu en vois d'autres ?
La torche balaya la cave, révélant des tas d'ossements et des sacs de viande.
- Non. Sortons vite d'ici, cette odeur va nous tuer.
Les deux soldats s'en allèrent sans se retourner, disparaissant dans la nuit naissante. Ils retrouvèrent leur maison, leur lit et leur femme, après avoir festoyé de ce franc succès. Et non loin de là, dans un trou reposait une créature magnifique.
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