Les rouages du Diable
Je remets ma démission... Plus jamais je ne mettrai les pieds dans un train ou même dans une gare. À qui trouvera ce manuscrit, ne vous faites pas leurrer par les écrits de Catherine Baudelaire dans Le Grand Matin. Le Diable est le véritable auteur de ces notes et seule la damnation éternelle vous attend. Je conclus mon rapport afin que mon histoire puisse potentiellement décourager les lecteurs de monter à bord de l'épouvantable Horloge Express.
J’ai échafaudé un escalier grâce aux classeurs et comme prévu, la petite clé noire a déverrouillé la serrure. Avec un effort substantiel, la trappe s’est ouverte dans un grincement sinistre pour s’abattre avec fracas de l’autre côté. Un espace d’une obscurité opaque se présentait à moi et le bruit incessant des engrenages se faisait entendre plus bruyamment que jamais. Avec un peu d’hésitation, j’ai attrapé une lampe puis j’ai entrepris de pénétrer dans le sombre passage.
La température a chuté drastiquement, assez pour m’en donner des frissons. La faible flamme de ma lampe était suffisante pour éclairer les murs grouillants de rouages sur les côtés, mais le vide insondable devant et derrière créait l’impression que je me trouvais à l’intérieur d’un tunnel sans fin. Cette impression évolua en certitude alors que j’avançais prudemment, un pas à la fois. En regardant derrière moi, je pouvais voir le faisceau de lumière projeté par l’ouverture par laquelle j’étais entrée qui s'éloignait progressivement. En dépit de mes inquiétudes, j'ai poursuivi ma foulée.
Après plusieurs minutes de marche, j'ai commencé à perdre espoir et à regretter d’avoir emprunté ce passage. J’avais perdu de vue mon point d’accès initial depuis un bout de temps et d'inquiétants échos semblables à des cris lointains se répercutaient sur les parois métalliques du corridor. En examinant de plus près certains engrenages, j’ai pu constater que le liquide rouge malodorant les recouvrait en agissant comme une sorte de lubrifiant pour le bon fonctionnement des pièces. Je me suis alors demandé ce qu’il se passerait si j’arrivais à bloquer le mouvement du mécanisme, mais j’ai interrompu cette pensée quand j’ai aperçu une lueur distante.
Un peu plus loin, quelques rayons de lumière filtraient à travers le sol. En m’approchant, un grand soulagement m'envahit. Il s’agissait d’un des panneaux troués au plafond du train. Je me trouvais à ce moment au-dessus d’une des voitures ferroviaires. Un outil est normalement requis pour ouvrir les grilles, mais j’ai immédiatement tenté de forcer le passage. Malgré avoir mis tout mon poids dans les nombreux coups de pied envoyés dans le panneau, il ne bougeait pas. En désespoir de cause, je me suis laissé tomber sur les genoux, haletant.
À quatre pattes, j’ai approché mon visage du sol pour jeter un coup d'œil de l’autre côté par un trou du panneau. J’ai tout de suite reconnu l’intérieur de la voiture avec son tapis rouge et sa tapisserie fleurie, mais plus important, une personne était assise à l’intérieur. Juste en dessous, Catherine était toujours en train d’écrire son article pour Le Grand Matin sans montrer signe d’avoir entendu mes coups acharnés un instant plus tôt. Je lui ai crié à l’aide, mais toutes mes tentatives d'attirer son attention ont échoué. Je me suis demandé comment elle pouvait être aussi absorbée par son texte, puis j’ai réalisé avec horreur que ce qu’elle écrivait n’était pas dans une langue qui devrait exister. Les pages qu’elle tenait étaient couvertes de symboles énigmatiques, les mêmes que j’ai récemment appris à déchiffrer malgré moi. Catherine Baudelaire fait-elle partie du mystère qui entoure cette machination ou est-elle, comme moi, prise au piège dansun cauchemar interminable ?
D’une résolution dédoublée, je me suis levé afin de mettre à l’épreuve l’hypothèse à laquelle j’avais pensé précédemment. Les engrenages alentour ont toutes sortes de tailles différentes et tournent à des vitesses variables. J’ai repéré un engrenage plus petit que les autres et j’ai sorti la clé noire que j’avais conservée dans ma poche. D’un mouvement précis, j’ai enfoncé la clé entre deux dentures du pignon pour bloquer la rotation. Les conséquences ne furent pas immédiates, mais après quelques secondes, un grincement bruyant comparable à un hurlement douloureux se propagea dans toutes les directions. En me couvrant les oreilles, j’ai remarqué qu’une épaisse boue rouge coulait désormais sur les engrenages bloqués.
En faisant un pas craintif en arrière, je suis entré en contact avec le mur opposé et j’ai senti une humidité écoeurante imbiber le dos de mes vêtements. L'abominable substance s’écoulait également de ce côté. J’ai voulu m’éloigner des murs, mais je n’arrivais plus à bouger. J’étais collé. J’ai dû me débattre farouchement pour m’arracher de la matière visqueuse et quand j’en suis sorti, un déluge s'ensuivit. Les engrenages s’envolèrent violemment un par un dans un bruit sec, laissant la place à des jets de boue à haute pression. Sans hésiter plus longtemps, j’ai fait volte-face, passant près de trébucher et de laisser tomber ma lampe.
J’ai couru aussi vite que je pouvais, sans me retourner. Les puissants chocs des pièces métalliques qui se fracassaient contre les murs m’assuraient de leur létalité. Les inquiétants grincements que produisaient les engrenages que je rencontrais durant ma course me laissaient croire que je ne pouvais pas me permettre de ralentir. Un fort courant d’air me propulsait dans ma fuite trépidante, emportant en même temps l’odeur nauséabonde des entrailles de la créature mécanique.
Après avoir réussi à me distancer raisonnablement du désastre, je me suis permis de ralentir pour reprendre mon souffle. Ma respiration était bruyante et je transpirais abondamment. À ce moment, j’ai constaté que je n’entendais plus les explosions métalliques ni le torrent de boue qui se déversait derrière moi. Je me suis retourné pour en avoir le cœur net. Le danger n’était plus en vue. Rien qu’un long corridor obscur qui s'étendait de chaque côté, puis un silence absolu, brisé seulement par ma respiration forte et saccadée. Je pouvais voir que les engrenages muraux s’étaient complètement immobilisés. Ils étaient le seul élément environnant qui apportait une sorte de vitalité à l’atmosphère. Je me suis presque senti coupable d’avoir brisé l’ambiance, mais l’espoir que j’avais réussi à tuer la machine infernale et que je pourrais m’évader détrônait tout autre sentiment.
J’ai continué à marcher en ligne droite dans le noir, éclairé seulement par ma lampe sans vraiment savoir où je me dirigeais. Comparé aux événements turbulents précédents, le calme ambiant était un changement plaisant, quoique légèrement angoissant. L'écho de mes pas était la seule répercussion restante, jumelé au battement tumultueux de mon cœur. J’espérais trouver une nouvelle sortie vers la voiture, ou au moins retrouver la trappe par laquelle j’étais entré. N’importe quelle nouvelle source de lumière aurait suffi à soulager mon désarroi.
Malheureusement, il n’y avait que l’agonie qui m’attendait. Tic-Tac, les rouages du monstre mécanique reprenaient progressivement vie. J’imaginais le pire. M’attendant à ce que la vengeance de la bête s'abatte sur moi, je me suis empressé de trouver quelque chose pour bloquer à nouveau le mouvement du mécanisme, mais mon châtiment était déjà devant moi.
Jaillissant de l’obscurité, deux mains décharnées s'étaient agrippées à ma chemise pour me tirer vers le mur. J’ai laissé tomber la lampe par panique en voyant la scène. Une petite fille aux cheveux blonds était coincée entre deux énormes engrenages et me tirait vers elle avec une force extraordinaire. Elle affichait une expression de douleur accablante qui s’accentuait à mesure que son corps se faisait lentement écraser par les dents des roues colossales. Du sang giclait profusément à chaque os broyé et pourtant sa poignée ne faiblissait pas alors qu’elle me traînait inévitablement vers la même fatalité.
Alors que la tête de la fillette se faisait écraser dans un spectacle morbide, il ne restait plus que ses bras qui tiraient inlassablement. Refusant définitivement de la rejoindre, j’ai tout tenté. Des coups de poing, des coups de coude, j’ai essayé de lui tordre les bras et de briser le coude, mais sa résistance était indéfectible. Quand mon épaule s’est bloquée entre les engrenages, j’ai découvert à quel point la puissance de la machine était colossale. Sans le moindre effort, elle a dévoré mon membre et réduit mes os en bouilli.
J’ai du mal à me souvenir de la suite, je crois avoir perdu conscience peu de temps après. De toute évidence, je suis toujours vivant. Pourtant, la sensation d’avoir été déchiqueté par les crocs du monstre de fer ne me quitte pas. Quand j’ai ouvert les yeux, j'étais en train de hurler à m'arracher les poumons tout en m'agrippant aux portes de la voiture tandis que mes collègues de la gare Centrale tentaient de me faire sortir. Le train était à l'arrêt. Le voyage était terminé. Après avoir repris mes esprits, j'ai lâché prise et je suis tombé sur le sol sous les yeux ébahis des travailleurs alentour. Ils n'ont pas eu le temps de me questionner, car quand mon regard s'est posé sur l'intérieur de la redoutable cabine, j'ai immédiatement pris mes jambes à mon cou.
Enfermé dans ma chambre, je suis trop effrayé pour sortir. Le bruit de Tic-Tac est toujours présent dans ma tête, même après avoir détruit ma montre par frustration. Je tente tant bien que mal de me convaincre que cette expérience n'était qu'un horrible cauchemar, mais je ressens inlassablement une forte culpabilité de n'avoir rien pu faire pour venir en aide à cette pauvre fillette. Était-elle aussi coincée dans cette machinerie diabolique, me suppliant de lui tendre la main ? Ou était-ce seulement sa carcasse possédée par la volonté du Diable ? Je n'arrive pas à m'empêcher de penser qu'elle était peut-être simplement prisonnière tout comme moi. En vérité, je préférerais ne pas savoir...
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