Chapitre 14 - Le grand amour de Pétunia (partie 1)
Dans son jardin, Pétunia est assise sur une chaise en fer peinte en bleu. Elle porte un petit pot en grès où elle vient de planter un haricot magique. De sa baguette, elle l’arrose avec de l’eau pailletée. La sorcière repense à sa rencontre de ce matin au bord de la rivière. Elle connaît l’enfant… Agatha. Rien que son prénom lui donne la nausée. La raison ? Pétunia dans sa jeunesse a aimé le père de l’adolescente… le chasseur.
Petit retour en arrière !
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La neige tapisse à peine le sol. On devine encore quelques brins d’herbe sous ce blanc. Des flocons tombent lentement, se posant sur les nez frileux et les lourds manteaux d’hiver. Noël est dans deux jours, et l’on peut sentir dans l’air, l’impatience des bouts de choux, et la joie, plus raisonnable, des adultes. Des plantes de saison ont poussé d’un coup, il s’agit d’arbres "jardin d’enfance". Leurs troncs en pâte à crêpe sentent bon les souvenirs, et le feuillage, parfois rose, bleu ou mauve, est de la barbe à papa, légèrement sucrée.
Pétunia patiente près de la patinoire où quelques couples glissent, se tenant par la main. La sorcière tout en frottant ses gants l’un contre l’autre les regarde avec envie. À presque vingt ans, la magicienne a acquis une prédilection pour le maquillage à outrance, sans (hélas) parvenir à être ravissante ; la fausseté et la méchanceté ayant déjà gâté ses traits. Lorsqu’elle aperçoit celui qu’elle attend, un sourire éclaire brièvement son visage, et si cela ne la rend pas jolie, cela ne l’enlaidit pas non plus.
— Thomas !
Un homme à l’épaisse chevelure d’un noir presque bleuté s’avance vers elle. Les mains dans les poches, il offre un rictus gêné à l’adresse de la jeune femme, qui tout à sa joie de le voir, ne le remarque pas. Elle l’attrape ardemment par les épaules et lui embrasse les joues. Il la laisse faire, presque indifférent.
— Salut, Pétunia. Tu vas bien ?
— Oui et toi ? J’ai appris que tu avais sauvé le petit chaperon rouge et sa grand-mère il y a quelque temps.
Thomas hausse les épaules comme pour signifier qu’il n’a rien fait d’extraordinaire.
— Il y a déjà un mois que c’est arrivé. Je passais par hasard quand j’ai aperçu le loup, j’ai deviné que quelque chose n’allait pas… j’ai quand même été étonné de voir sortir de son ventre une fillette et son aïeule.
Pétunia le mange du regard, les mains jointes, comme en adoration devant un dieu.
— Tu es un héros, Thomas, minaude-t-elle.
— Si tu le dis.
Observant les patineurs, il ne prête pas vraiment attention à la sorcière.
— Mais oui, Blanche-Neige aussi tu l’as sauvée ! Tu devais l’assassiner et tu as refusé de prendre son cœur…
— Et je l’ai abandonnée dans la forêt, remarque le chasseur avec une pointe de sarcasme.
— Tu ne pouvais pas faire autrement, sa belle-mère t’aurait tué sinon…
— Qu’est-ce que tu veux Pétunia ? Pourquoi ce rendez-vous ? l’interrompt le garçon.
Les joues de la sorcière rosissent, mais elle avoue bravement :
— Je t’aime Thomas. Tu as continuellement été gentil avec moi, contrairement à tous les autres, ajoute-t-elle d’un ton plus aigre, je souhaitais savoir si tu croyais que de ton côté… si tu pensais… enfin… entre nous ?
Les yeux de Thomas s’agrandissent d’effroi et inconsciemment il recule de plusieurs pas. Sans réfléchir, il dit le premier mot qui lui viennent à l’esprit :
— Quoi ?!
— Thomas, reprend l’ensorceleuse.
— Non, se récrie le chasseur, non, Pétunia, il ne pourra jamais y avoir de nous !
— Mais…
— Mais rien du tout ! Si je suis le seul à être gentil avec toi, c’est parce que les autres ont peur de toi et de Circella ! Vous vous amusez à torturer les animaux, tu lances des sorts aux filles dont tu es jalouse pour qu’elles se transforment en grenouille et ta sœur crée des tourbillons qui emportent les maisons des villageois !
— Ça veut dire que tu ne m’aimes pas ? insiste Pétunia d’une voix tremblante.
— Non, je ne t’aime pas. Si je suis agréable, c’est pour que tu ne me joues pas de vilaines farces. Je ne pensais pas que tout ça pourrait te conduire à croire que nous pourrions être amoureux !
— Je vois, riposte Pétunia, tremblante de rage, tu devrais partir.
Thomas semble hésiter, veut ajouter quelque chose, puis, renonçant, fait demi-tour. Le jeune homme n’est pas méchant et regrette la peine qu’il cause à la sorcière ; cependant, il lui devait la vérité, jamais il ne pourra envisager une histoire avec elle. Pétunia l’observe s’éloigner, son corps entier bouillonnant d’émotions diverses. Elle se sent frustrée, humiliée, en colère et surtout très malheureuse. Il faut absolument qu’elle se vide de tous ces sentiments désagréables. La sorcière regarde discrètement autour d’elle, un mauvais sourire naissant sur ses lèvres. Écartant les bras, la jeune femme marmonne des paroles dans une langue inconnue. Un tourbillon noir jaillit de son être, l’enveloppant toute entière. Sur le dernier mot de sa malédiction, elle s'époumone, rejetant ses membres potelés en arrière de son corps, puis les lève au ciel. La tornade suit le mouvement et lorsque de ses ongles rongés elle désigne la patinoire, la rafale s’y précipite. Lorsque la glace se fend et qu’une enfant chute dans l’eau, des cris se font entendre qui deviennent des hurlements quand toute la surface se brise, et que les patineurs, certains se tenant encore la main, tombent et se perdent sous l’étendue gelée. Pétunia les observent se débattre de loin. Elle se sent beaucoup mieux. Elle quitte la scène et n’apprend que le lendemain qu’il y a eu plusieurs blessés légers et deux décès. L’amoureuse éconduite est un peu déçue, elle avait imaginé un plus grand nombre de morts.
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