Tue-le !
« Tue-le ! Tue-le, sinon c’est toi qui y passeras ! »
Le jour manifeste sa présence à travers les rideaux de ma chambre, et je contemple silencieusement sa venue, m’attardant dans un lit peu confortable. Les rayons s’insinuent dans le tissu. Je médite. Ces derniers temps, je commence à avoir des réflexions philosophiques.
Si le soleil continue de briller, si la pluie continue de tomber, si le ciel se tient toujours au-dessus de nos têtes, pour aucune autre chose, ils ne mériteraient que l’on en détourne le regard. La vie pourrait être aussi simple que cela. Or, les paroles de l’être que j’aime le plus au monde noircissent soudainement cet idéal.
Justement, des talons martèlent le sol dans le couloir, et je replonge sous mes couvertures. Selon mes attentes, le bruit s’arrête à ma chambre, et après une hésitation qui faillit me faire sortir la tête des draps, la porte s’ouvre.
- Chéri, tes paupières tremblent quand tu fais semblant de dormir.
Je ne peux rien lui cacher. J’ouvre les yeux avec le regret de ne pas avoir pu la tromper, d’avoir essayé de la tromper. Elle m’aide à me redresser, et installe un oreiller derrière mon dos. Je la regarde, ondulant dans son tailleur, qui retrace ses jeunes formes. J’aimerais de nouveau les toucher. Une mèche blonde tombe sur sa figure, puis elle la replace derrière son oreille. J'aperçois alors ses yeux bruns, qui s’affairent sur le petit-déjeuner qu’elle m’apporte. Elle est déjà prête. Parfaite. Et me met une compote dans les mains.
- As-tu réfléchi ?
Je repose la cuillère dans le pot, avant même d’en avoir avalé le contenu. Je lui jette quelques regards, suppliants, ne voulant recommencer une telle discussion si tôt le matin. Mais elle ne cille pas, déterminée.
- Il est comme mon frère. C’est mon meilleur ami.
- Il t’a détruit pendant toutes ses années.
- Mais il a toujours été là pour moi.
- En tant qu’hypocrite.
- C’est grâce à lui que l’on s’est rencontré ! Tu te rappelles ?
- Et c’est lui qui s’est souvent mis entre nous !
Elle a le mot à tout. Et le pire, c’est qu’elle a raison. Mais, cette fois, la vérité est de trop. J’essaye tout de même d’avaler un peu de compote. La substance se coince dans ma gorge, et je me demande si elle est sucrée. Mes tristes pensées creusent profondément mon inconscient, que j’en oublie même d’écouter mes sens.
- Alors pourquoi ce ne serait pas toi qui le ferais ?
La cruauté de mes mots est à la hauteur de ma lâcheté. J’ose à peine croiser ses pupilles marron qui me dévisagent. J’ai peur de l’affronter. Je conçois la stupidité de ma question. J’ai déjà perdu. Elle se lève tranquillement, et je continue à geindre comme un enfant.
- Si je le tue, on ne me le pardonnera jamais. C’est mal, et je serai puni.
- Qui donc ? Dieu ? Où est le mal de mettre fin à la vie de quelqu’un qui nous meurtrit ?
Ses longs doigts soulèvent les quelques mèches brunes qui tombent dans mes yeux. Elle dépose tendrement un baiser sur mon front dégagé. Je profite de ce moment où ses lèvres gouttent à ma peau, où ses lèvres m’attendrissent, au lieu de prononcer les horribles desseins auxquels elles me prédestinent.
- Il n’y que toi pour accomplir cette tâche. Tu es le seul à avoir la légitimité de le faire.
Elle attrape son sac à main en cuir, et le place sur son épaule. Est-elle fâchée ? Je n’en sais rien. Je la vois juste se diriger vers la porte. Elle hésite, puis se retourne une dernière fois.
- Dois-je t’en rappeler les raisons ?
Je refuse, et elle passe la porte. Je redeviens seul dans cette chambre glaciale. Seul avec moi-même, serinant les arguments qui seraient capables de justifier mon propre crime.
Mon sang boue dans mes jambes, m'éjectant du cocon. J'arrache les rideaux et le soleil m'agresse soudainement. Il me hait déjà. Au sol, la silhouette de ma femme traverse la cour et s'enferme dans sa voiture, qui s'enfuit. La colère me ronge.
Ces derniers temps, ma femme, mes enfants, sont exténués.
Mon complice les oppresse, leur accordant des espoirs dont il les prive finalement. La famille se détruit, par les cadeaux empoisonnés qu’il leur offre régulièrement.
Je n'en peux plus...
Fermer les yeux ne suffisait plus, il fallait que je fasse quelque chose. Mais faute d’avoir pu trouver une solution, ma femme m’en suggéra une. Celle que je n’osais jamais envisager : Mettre fin à la vie de mon inséparable. Radical, efficace. Mais qui oserait une telle chose ? Et elle avait décidé que j’en serai le légitime assassin.
J’avais moi-même apporté ce poison à la maison, après tout.
Pourtant, cela n'avait pas réussi à nourrir ma détermination. A présent, les marques de pneu laissées par la voiture de mon amour trace définitivement une rupture dans mon esprit.
Je contemple les oiseaux traversant le ciel.
Le ciel est pratiquement noir. Encore quelques rivières de lumières orangées persistent à l’horizon, mais elles s’évanouissent progressivement.
C’est déjà le soir, m’étonnais-je. Et il est temps. C’est dans les ténèbres que les monstres naissent. Et j’ai besoin d’en être un pour accomplir ce que je dois faire.
Je soulève le matelas, empoigne le couteau que j’y avais caché, et commence à pleurer.
- Je suis désolé, mon ami. Mais pour ma famille, je dois le faire.
J’enfonce la lame dans ma poitrine. J’essaye de tracer un cercle, d’extraire l’être caché en mon sein. Ma tunique se teinte de rouge, le couteau taillade salement ma chair. En résulte une immonde déchiqueture, une douleur lancinante, mais j’y plonge ma main. J’aimerais voir le vrai visage de mon cœur.
Cet organe quinteux, qui aime, qui hait, qui se gonfle, qui se serre, dont l’existence se base uniquement sur des caprices. Cet ami qui m’a accompagné, conseillé, influencé et qui m’a détruit. Cette chose sur laquelle se repose ma vie, ainsi que ma mort.
Rancunier, il ne m’en laissera même pas le temps. Du début jusqu’à la fin, il ne me fera pas de cadeau. Et même si la maladie me rongeait, il ne me pardonnera pas ma trahison.
Nous nous dissocions aujourd’hui.
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