Solomon Grundy

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 Des mois s'étaient écoulés depuis l'enterrement. Personne dans la famille n'était revenu dessus, ni même sur la tombe profanée. Depuis, Cyrus vivait des jours paisibles. Sa fille acceptait tant bien que mal que son oncle soit parti. Désormais le sujet était tabou, particulièrement auprès de son père. Quant à la femme de Cyrus, elle eut un temps des doutes sur ce qu'il s'était passé. Mais sa famille s'était de nouveau réunie dans le bonheur, et ses craintes s'évaporèrent pour laisser place à l'harmonie familiale. Cyrus renoua même avec le reste de sa famille, notamment avec sa marraine qu'il avait perdu de vue.

 Seulement, un soir pourtant comme les autres, Cyrus eut du mal à trouver le sommeil. Une sensation étrange lui parcourait le corps et il chercha désespérement une position confortable. Au loin, dans le couloir, résonnait le bruit d'une fuite. Des gouttes s'écoulaient de manière régulière, dans un lavabo probablement. Mais Cyrus ne souhaitait se lever pour s'en occuper, et préférait atteindre le lendemain. Malheureusement ce ne fut pas le cas de sa fille Lizzie. Dans son pyjama rose habituel, sa poupée dans les bras, Lizzie se rapprocha de la salle de bain pour observer la fuite. Elle observa les gouttes qui tombaient en s'amusant à les compter, avant que quelque chose d'anormal ne se produise. La vitesse à laquelle les gouttes s'écoulaient s'accélèrait et Lizzie était comme hypnotisée. Elle entendit alors chuchoter, des sons qui venaient du fond des canalisations. La petite fille s'approcha, tremblant peu à peu de peur. Elle retint son souffle pour se concentrer sur l'étrange, puis soudain, le sang de Lizzie ne fit qu'un tour. Un hurlement grave et glacial jaillit de l'évacuation et résonna dans toute la maison. Lizzie, prise de peur, cria et fuya en direction de sa chambre.

 Les parents accourèrent dans le couloir. Tout était sombre dans la maison et le couple se sépara pour chercher Lizzie. La mère se dirigea vers la chambre de la petite, tandis que Cyrus progressait le long du couloir. L'orage tonnait dehors, ce qui ne le rassurait pas. C'est alors qu'il ressentit une vibration, venant des murs et du sol. Quelque chose grognait en direction de la salle de bain, et les tremblements semblaient provenir de là également. Apeuré, Cyrus tenta d'allumer la lumière, mais sans succès. Pas d'électricité. L'orage pensa-t-il de prime abord. Mais un élément anormal l'inquiéta encore plus. L'interrupteur était trempé, comme si l'eau s'était infiltrée dans le mur. Cyrus se saisit d'un chandelier, lui aussi humide. Il le brandit pour se défendre, et avança prudement. Une immense main sortie alors de la salle de bain, s'agrippant sur le cadre de la porte de manière à se hisser de la pièce. Une tête monstrueuse émergea progressivement, et se tourna vers Cyrus. Il faisait trop sombre pour distinguer son visage, mais l'homme en était certain. Ce qu'il avait en face de lui n'était pas humain. Il recula alors prudemment pour ne pas l'alerter. Mais il était trop tard, Cyrus était déjà découvert.

 La bête sortit de la salle. Elle était si imposante qu'elle détruisit le chambranle de la porte comme de la paille. Elle se dirigea ensuite vers Cyrus, qui trébucha à cause des secousses. L'homme à terre vit la créature s'approcher lentement, grognant toujours comme si elle tentait de prononcer quelque chose. C'était un véritable colosse, mesurant près de trois mètres, pour facilement deux mètres de large. Les bras collés le long du corps, il était difficile de déterminer où se délimitaient ses bras ou de son torse. Cyrus paniquait, et reculait difficilement en restant face au géant. Des flaques émergeaient des interstices du parquet, de manière à ce que l'étage soit inondé. L'eau trempait les vêtements de l'homme, ce qui l'handicapait légèrement et l'empêchait de se déplacer. Le malheureux à terre tremblait de terreur et souhaitait crier à l'aide ou même supplier l'abomination. Mais il était trop faible.

 Une fois face à lui, le géant se pencha vers Cyrus et agrippa son crâne d'une seule main, le nez de la victime écrasé contre la paume de l'immondice. Il le souleva avec une facilité déconcertante, le colla contre le mur et Cyrus se débattit, frappant le corps de son agresseur. Celui-ci était froid, dur comme de la pierre, et pourtant, Cyrus sentait que le corps était gonflé d'eau croupie. Il repéra de nombreuses cicatrices, la peau était putride et décomposée. Il ne savait pas comment c'était possible, mais cette horreur était un être sans vie. Cyrus souffrait le martyr, la main de la bête l'étouffait et pressait son crâne qu'il pensait se remodeler sous la force de la poigne. Il ne pouvait le distinguer que d'un très faible angle de vue qu'il sentait être recouvert d'une coulée de sang qui s'échappait de ses orbites. Le colosse continuait de grogner, l'haleine moisie s'insufflait dans les narines compressées du père de famille qui l'aurait fait vomir s'il ne souffrait pas à en mourir. Un orage éclaira alors la scène. Le monstre portait les habits déchirés d'un cadavre, et son corps laissait couler de l'eau fétide par ses plaies. La créature était pale, la peau pourrie par l'âge et l'eau, laissant apparaitre certains des os de son squelette. Cyrus distingua un instant les dents carriées aussi noires que le charbon, un reste de cheveux sur le sommet du crâne, un oeil grignotté par les vers et l'autre d'un jaune ambré qu'il aurait reconnu entre mille. Cet iris coloré qu'il chérissait dans sa tendre enfance avant d'entacher le nom et les souvenirs de sa défunte mère. Pour Cyrus, le temps s'arrêta, les mauvais souvenirs revenaient s'entrechoquer douloureusement dans ses pensées. Un soupçon de haine et de rage se mélangea à l'effroi oppressant. Que lui avait-il dit ce jour là ? Je serai toujours là, quelque part. L'homme n'en revenait pas. Il maudit l'être abjecte qui le martyrisait contre le mur. Il comprenait que même dans la mort, son frère le hanterait tel un démon le ferait avec une âme errante torturée.

Le monstre pressa lentement sa main sur Cyrus, avant qu'enfin, dans un élan de rage, la créature évacua le nom qu'il essayait de prononcer en hurlant :

 — GRUNDY !!

 Cyrus entendit rapidement son nom avant d'avoir le crâne broyé entre la main du monstre et le mur. Une effusion de sang jaillit du corps qui tomba inerte au sol. L'orage continua, mais ce qui résonna dans la maison à ce moment, c'était la voix paniquée de Lizzie.

 — Papa !!

 La créature se retourna vers la petite fille qui était accrochée à la robe de chambre de sa mère, sa poupée préférée offerte par son père dans les mains. Le mort-vivant se dirigea vers elles d'un pas lourd et lent, les bras tombant. Appeurées, elles ne purent s'enfuir pour leur survie. La mère serra sa fille de toutes ses forces contre elle en se positionnant devant pour la protéger, puis ferma les yeux pour espérer ne pas vivre le même cauchemar. À ce moment, elle était incapable de faire plus. Quant à la petite fille, elle ne pouvait s'empêcher de fixer à tour de rôle le meurtrier et le reste du corps inerte de son père. Les cœurs battants de la famille s'accéléraient par cette peur inconditionnelle de mourir et contrastait avec le rythme pesant de l'allure de la créature. Ou peut-être était-ce le temps qui ralentissait, laissant aux deux femmes de se dire au revoir une toute dernière fois. Mais contre toute attente, le monstre ne leur réserva pas le même destin. Il observa la femme avant de se pencher vers Lizzie et afficha un visage triste, partageant sa peine. Malgré ses mains humides, il essuya les larmes de la petite fille avant de se retourner vers le cadavre. Il se baissa, agrippa le pied du mort, puis le traina vers où il était venu. Et pendant sa marche lourde, le monstre récita, le souffle coupé, les poumons noyés, l'une des dernières parole qu'il avait entendu de son vivant.

Solomon... Grundy...

  Né... un lundi...

  Bap...tisé... un mardi...

  Marié... un mer... credi...

  Malade... un jeudi...

  À l'a... gonie un... vendre... di...

  Mort... un samedi...

  Et enterré... ce dimanche... ci...

  Ainsi finit... la vie de... Solomon... GRUNDY...

 Il disparut dans la salle de bain. L'orage s'était arrêté, tout comme les vibrations du sol. Lentement, la mère et sa fille suivirent la trace de sang jusqu'à la salle de bain, et hormis les dégâts causés autour de la porte, rien n'avait changé, comme si tout ceci n'avait jamais existé.

 Nous étions lundi.

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