Chapitre 1
L’absence de Tibérius la tira du sommeil.
Son départ avait laissé le lit se refroidir à coté d’elle : une angoisse la saisit aussitôt et elle balaya la
chambre du regard. Elle était seule. Les braises rougeoyantes du brasero éclairaient la roche dans
laquelle la maison avait été creusée. Il faisait bon et le délicat bruit du bassin où ruisselait l’eau la
rassura un peu.
Écume prit une inspiration et se leva pour se diriger devant leur miroir. Son corps fluide et nu se
reflétait dans la glace et elle admira la rondeur que l’on devinait à peine sur son ventre. Dans la
lumière rougeoyante et constante des foyers akkadiens, ses teintes bleu violacées qui
s’éclaircissaient sur l'abdomen se coloraient de pourpre et de violet et la nacre de ses ongles
renvoyait la moindre source de lumière de façon iridescente. Elle sourit en réalisant la vie qu’elle
abritait, mais cette réalisation fit revenir l’angoisse, la peur de voir surgir des hommes en armes
pour les capturer, ou pire.
Elle devait s’assurer que tout allait bien. Fermant les yeux pour ne pas gêner sa perception, elle
déploya ses cirres, et ce que les étrangers auraient pris pour des cheveux d’un bleu foncé qui se
dégradaient vers le blanc aux pointes se mirent à luire légèrement.
L’écho parcourut une distance bien moindre que sous l’eau mais suffisante pour une image de leur
demeure troglodyte. Elle perçut les couloirs d’eau qui circulaient dans tous le logis, et sa frayeur
disparu complètement en constatant qu’il n’y avait qu’une personne, qu’elle identifia comme son
conjoint Tibérius.
Elle se dirigea sans attendre vers son antre. S’arrêtant sur le pas de la porte, elle prit le temps de
l’observer : il peignait. Comme souvent dans ces cas là, il était tellement absorbé qu’il se coupait du
monde, inconscient de son environnement. Seule la musique d’un Opéra porté par une voix
incroyable résonnait dans la pièces : puissante et chargée d’émotions, la musique To-Nehesi l’avait
séduite immédiatement.
Il ne portait pas grand-chose, et elle admira son corps musclé à la peau d’ébène. Un sourire ravi lui
vint aux lèvres.
Il devait être là depuis un moment au vu des esquisses d’une femme To-Nehesi. Elle reconnut la
déesse Lilin Tah. Sa famille, de ce qu’elle en en savait, y était très attachée, et il avait toujours une
statue d’elle où qu’il se trouvait.
Mais il avait changé de sujet : il peignait maintenant une maison aux murs blanc à flanc de falaise
dont le toit de tuiles rouges éclatait de couleurs sur la toile. Pour le moment, il s’attachait à
reproduire une impressionnante chute d’eau qui se jetait dans l’océan turquoise et qui prenait
naissance au coeur de la bâtisse. En contrebas s’étalait une ville dont le style architectural
ressemblait à celui de la maison. L’endroit était magnifique et son époux avait un don pour les
couleurs.
Elle s’approcha et l’enlaça avec douceur avant d’embrasser sa nuque. C’est alors qu’elle remarqua
ses larmes. Il réagit avec sa douceur coutumière et se retourna pour la serrer contre lui un instant.
« La poche est arrivée... Je pourrai bientôt porter notre enfant. »
Elle se réjouit à cette nouvelle mais elle n’expliquait pas les larmes.
« Pourquoi es-tu triste ? Tu sais, on peut trouver... »
Il l’interrompit, le regard plein de cet amour qu’ils partageaient.
« Non, non, je veux le faire ! C’est juste que je pensais à ma maison familiale, sur Noubit. Je ne
pourrai jamais l’y emmener... Il doit la voir, la connaître alors je la peins tant qu’elle est encore là,
dans ma tête. Pour lui. »
Elle le serra plus fort contre elle. Parfois, elle oubliait tout ce qu’il avait sacrifié pour eux.
« Je veux lui parler de notre déesse... Elle est née dans la ville ou je vivais. On prétend même dans
ma famille que nous sommes parents, va savoir. Je serai le dernier de ma lignée à avoir vécu làbas...
Je ne sais pas ce qu’ils en feront. Les tableaux, notre mémoire, et la statue dans le jardin de
ma mère... »
Elle l’entraîna vers un canapé confortable, une des nombreuses traces de la culture de son mari dans
leur foyer.
« Parle-moi de ta déesse, de ton monde. Nos enfants, et j’insiste sur le nos... » Ils se sourirent et elle
réprima un rire « Ils doivent connaître ton histoire autant que la mienne »
La voix de Tibérius s’éleva. Elle en aimait le son grave et profond. Bien qu’il ne soit pas un
chanteur digne des opéras de son peuple, n’importe où ailleurs il aurait pu faire carrière, mais la
médecine l’avait séduit.
« Lilin’Tah est la protectrice des opéras et de l’expression artistique, la sainte patronne des
chanteurs et des protecteurs. Elle inspire les artistes et donne le courage. Ses fidèles pensent que
l’inspiration de la déesse permet d’accomplir des miracles avec sa voix.
Bien souvent, on oublie qu’elle est aussi celle qui protège. Son sang coule sur ses représentations et
sa mort est une tragédie adaptée dans plus de vingt opéras. »
Ecume se rappela que nombre de divinités To-Nehesi étaient des mortels qui s’étaient élevés à ce
rang par leurs actes. Il faut dire qu’ils avaient pléthores de Dieux plus ou moins priés ou populaires.
« Elle m’a toujours inspiré. Je n’avais pas ce qu’il fallait pour devenir chanteur d’opéra, ma famille
en a compté de fameux à chaque génération, et a signé parmis les plus grandes oeuvres de mon
peuple. »
Son visage se remplissait de fierté à l’évocation de sa famille et la noblesse de ses traits se
démarqua à cet instant, fiers et magnifiques, comme ceux du reste de son peuple. Mais ils étaient
aussi orgueilleux et cruels. Pourtant, elle l’avait aimé au premier regard. Et ses actes, oui ses actes
montraient que le bien était encore en eux.
« Alors, je me suis tourné vers la médecine, pour protéger et aider ceux qui souffrent. J’ai
accompagné les troupes pour ça, tu sais. Et parfois je pense qu’elle me maudirait pour avoir soutenu
les atrocités de mon peuple. »
« Tu as soigné des blessés, tu n’as jamais fait de mal ou torturé et lorsque tu as été devant le choix
de faire souffrir des innocents tu as refusé. Tu es celui qui a permis de chasser les envahisseurs
d’Apsu. Sans toi, des millions seraient morts et mon monde serait détruit. »
Il n’était pas du genre à s’apitoyer sur son sort, mais il souffrait des actes de son peuple, les portait
comme un fardeau, une croix. Comme s’il était responsable de tout. Encore une manie qu’il avait
hérité des siens. Cependant, il ne pouvait aller contre elle quand elle était passionnée à ce point,
alors il reprit.
« C’est vrai, c’est son enseignement. Laisse-moi te raconter comment elle a changé mon monde. »
Il prit un instant avant de continuer. Ses traits changeants au fil de sa pensée, de sa passion. Une
longue tradition d’artistes que les To-Nehesi avait placé au centre de leur vie, avec la guerre
malheureusement : des conquérants magnifiques chevauchant l’éther.
« La ville de Neela abritait de grands artistes, peintres, sculpteurs, acteurs… Toute la ville était
tournée vers l’art et la création, baignée par le soleil et les eaux turquoises. On y venait chercher
l’inspiration des quatre coins du monde.
L’émulation de ce campus bercé par le chant des cicampaes au coeur des vignes qui bordent la ville
était tel qu’elle était rapidement devenu le centre culturel de l’empire.»
« Des cicampaes ? »
Amusé, il prit cet air de professeur qui la faisait systématiquement craquer.
« Les cicampaes sont des insectes aquatiques qui émettent un son à l’aide de cymbales interne. Elles
vibrent à une fréquence de 600 à 1200 fois par minutes et lorsqu’elle les remplissent d’eau cela
produit un chant vraiment relaxant. J’ai des enregistrements si tu veux. »
« Avec joie ! »
Elle adorait découvrir de nouvelles espèces.
« Il est important que je te précise le contexte : à cette époque l’Empire se construisait encore,
culturellement et socialement. L’essor qu’avait pris l’art sous son règne est en partie dû à son
épouse, la seule car il n’en avait qu’une. »
Il prit une expression sérieuse indiquant l’importance de ce fait et elle se souvint que les Empereurs
devaient avoir trois épouses pour marquer leur statut de mâle et gagner le respect des pairs.
« Elle était réputé pour sa beauté et son élégance : son style lançait des modes vestimentaires telles
qu’elle se retrouvent encore dans nos standards d’élégance actuels.
Il est dit que l’Empereur Allegra l’avait rencontré à la suite d’un récital. Au premier regard il était
tombé sous le charme de cette femme cultivée et drôle. Il la courtisa sans relâche pendant toute une
année et alla jusqu’à répudier ses trois épouses pour la prendre elle et elle seule pour femme.
Tous s’accordent à dire que le couple était parfaitement accordé, et que l’amour de l’Empereur était
légendaire. Mais son épouse avait deux défauts :
Elle n’avait aucun talent artistique, aucune inspiration. Elle avait appris la technique, mais ne
parvenait pas à faire passer la passion ou à écrire quelque chose qui ne soit pas insipide.
Son deuxième défaut était son obsession, qui petit à petit la dévorait, la hantait chaque jour,
remplissant son être d’amertume.
Dans son désir d’être l’égérie de l’art à défaut d’en être l’artisane, elle obtint de son époux la
construction d’une cité des arts à la capitale, un endroit superbe, et fit construire le plus majestueux
des opéras.
Mais elle ne parvenait pas à égaler la ville de Neela. Furieuse, elle poussa son époux à les frapper
d’anathème, les accusant d’utiliser la satyre pour attaquer les fondements de l’empire et de se
moquer d’elle.
L’Empereur, incapable de lui résister, céda à ses demandes les plus folles, bien que la populace
grondât devant ce choix. Le peuple et la noblesse se mirent à bouder la cité des arts, lui préférant les
artistes de Neela, ce qui ne fit qu’acroitre la fureur de Fortuna, l’impératrice au doux visage.
Sa folie la poussa aux pires extrêmes : brûler les oeuvres renégates, arrêter et exécuter les artistes
dissidents. Mais encore et toujours elle échouait : les To-Nehesi n’avaient d’attrait que pour Neela,
la ville blanche des passions et des muses. »
Tiberius semblait troublé, presque en colère. Il n’y parvenait jamais vraiment : compatissant et
bienveillant oui, mais jamais elle n’avait vu son époux exprimer réellement un tel sentiment.
« Devant ses échecs à prendre l’avantage, Fortuna décida que Neela devait brûler. Elle n’avait plus
qu’un souhait : réduire cette arrogante cité en cendres, effacer son existence de l’histoire de
l’empire et des mémoires.
Allegra tenta de la raisonner mais les larmes de sa femme firent fondre son coeur de guerrier. Il ne
s’agissait que d’une ville, et elle se rendrait devant la puissance impériale. Une fois fini, la vie
reprendrait son cours et la joie de sa femme illuminerait à nouveau son palais.
C’est ainsi qu’en l’an 527 de l’empire, les cohortes To-Nehesi marchèrent sur la ville Blanche. Nous
n’avions pas une technologie avancée à l’époque et aucun vaisseau ou avion.
La formidable machine de guerre de l’Empire se présenta devant les murailles de la ville, exigeant
la reddition de celle-ci.
Il était alors inconcevable qu’ils résistent : les murs ne tiendraient pas une heure devant les
trébuchets et catapultes et la ville n’avait pas d’armée à opposer à la fureur impériale. Et pourtant,
c’est exactement ce qui se produisit. Furieux, le général en chef des armées envoyées par
l’Empereur lui-même n’eut d’autre choix que d’ordonner l’assaut. Ses troupes se mirent en marche
en direction des portes, prêtes à anéantir le bastion de sagesse et de beauté, tels des barbares
incultes et terribles.
C’est alors que Lilin’Tah franchit la porte, se tenant face aux armées, aux flèches et aux
catapultes. »
Il marqua une pause et posa la main sur son coeur principal en signe de prière à sa Déesse,
visiblement ému et saisi par la passion.
« Elle s’adressa aux troupes et son discours est resté dans les mémoires :
Je suis Lilin’Tah, Maîtresse des Arts, Régente de la cité des rêves, Muse des créations et Protectrice
des Mots et de l’Esprit. Vous venez en barbare imposer la force à ceux qui font naître les passions et
l’espoir.
Fous que vous êtes de croire que l’acier et le feu soumettront les Rêves d’espoir de tout un monde !
Fous que vous êtes de vous croire en force face à moi !
La liberté de penser et de créer, de vivre et d’imaginer, d’exprimer ses passions et la vérité de tout
un peuple ne saurait mourir sous le poid de vos bottes.
Vous suivez une fausse Idole ! Tant que la vie abritera mon coeur, vous ne passerez pas ! Tant que
ma voix portera mes espoirs, vous n’entrerez pas dans ce havre ! Sur ma vie je vous le jure !
Croyez-moi et partez, rentrez chez vous retrouver vos femmes et vos enfants car je ne vous veux
aucun mal. Mais si vous restez, alors sachez qu’aucune force ne pourra briser la volonté du peuple
de s’exprimer et de vivre dans un monde ou l’art illumine nos existences.
Fuyez ou vous serez détruits car ce ne sera pas une ville mais le monde que vous aurez à
combattre. »
Les yeux de Tiberius brillaient avec une telle intensité qu’on aurait pu croire qu’il se trouvait là-bas
à ce moment précis, déplacé dans le temps face aux armées de l’Empire.
« L’armée ne l’écouta pas et lança l’assaut : les pierres embrasées envahirent le ciel, couvrant l’azur
d’une fumée noire et épaisse, le tumulte des armes et des hommes couvrant le chant des cicampaes.
C’était un tonnerre, un ouragan de feu et d’acier qui se ruait sur la fragile jeune femme se dressant
seule devant la ville.
Elle ouvrit la bouche et on dit que son chant se propagea aux confins de l’Empire : chaque homme
et femme de Noubit le ressentit en son âme et en son coeur.
Les premières lignes se fracassèrent sur un mur invisible et les rochers des catapultes se brisèrent en
plein ciel. En dépit de leur rage et de la violence des assauts, rien ne parvint à atteindre la ville
devant laquelle Lilin’Tah se tenait.
Tous les soldats qui s’approchaient et tentaient de forcer s’effondraient à ses pieds : très vite, un
champs de cadavres s’étendit devant elle sans qu’elle ne frappe ou ne combatte. Elle chantait juste
de toute son âme et de tout son coeur, y mettait son être dans son entier.
Les troupes refluèrent, décidées à attendre qu’elle ne puisse plus chanter, mais les heures passèrent
sans qu'elle ne cesse. Le général Titus, champion de l’Empereur, héros de de guerre et stratège
accompli etait tenu en échec par une chanson.
Il décida de guetter le bon moment, incapable de faire passer son armée. Il resta de longues heures à
écouter, de longs jours. Ce n’est que lorsqu’un de ses aides de camps lui remit les premiers rapports
de désertion qu’il réalisa le danger.
Lilin’Tah n’avait pas cessé de chanter. Pas une seconde. Il ressentit une telle admiration qu’il
envoya un message à l’Empereur pour lui demander de renoncer à sa folle requête.
Les jours passèrent encore. Les hommes parlaient et la discorde était partout : Titus regardait son
armée, celle qui avait gardé son unité lors des campagnes sanglantes d’unification, celle qui avait su
conserver sa cohésion dans les pires moments. Cette armée dont il était si fier se dissolvait sous ses
yeux.
Il comprit qu’il avait déjà perdu et devant ce choix impossible que lui dictait sa raison de désobéir et
de faire retraite face à cette folie, et celui de l’honneur qui lui imposait d’accomplir sa mission, il
n’eut d’autre choix que de se donner la mort avec son falcata et d’envoyer son coeur et ses excuses
manuscrites à son Empereur. »
L’émotion serrait la gorge de Tiberius et il dû marquer un instant de pause dans le récit.
« Pendant ce temps, tous les soldats qui avaient abandonné l’armée purent entrer dans la ville pour
trouver refuge, leurs blessures miraculeusement soignées.
L’Empereur, dévasté par la mort de son ami, rendu furieux par le sentiment de trahison, décida de
prendre lui-même les choses en main. Il avait trop perdu, la situation fragilisait l’Empire : déjà les
maisons complotaient, le peuple montrait publiquement son désaveu. Il était temps de mettre un
terme à cette folie et pour cela détruire la cité blanche pour montrer sa force.
Accompagné de sa femme, il reprit le commandement et menaça d’exécution toute désertion. Le
ciel devint fumée ardente et le sol grondait sous la violence des impacts, mais toujours le chant
s’élevait. Cela faisait maintenant des semaines et la ville était aussi belle et intacte qu’avant la
venue de l’armée.
Lilin’Tah chantait encore. Son corps marqué par l’épuisement se desséchait : il semblait
inconcevable qu’elle puisse poursuivre, mais sa voix résonnait, pure et puissante, chargée des
sentiments et des désirs, des émotions de toute une nation.
De tout l’Empire des gens vinrent, répondant à l’appel de la chanteuse, encerclant les troupes
impériales. Mais ils n’attaquaient pas, ils attendaient.
Personne ne sait pourquoi, mais à un moment ils se mirent à chanter, fredonner en fait, reproduisant
le chant des cicampaes. Le sol s’ouvrit, engloutissant les machines de guerres, détruisant le
campement de l’armée, dissipant les fumées et les ténèbres.
Devant ce cataclysme, ses troupes terrifiées et la mort qui frappait et engloutissait les hommes et les
machines sans distinction, Allegra sut que c’était fini. Le coeur lourd, il ordonna l’arrêt de l’assaut.
Sa femme hurlait, rendue folle par son obsession, le visage déformé par la haine, magnifique mais
terrifiante.
Il la regarda longuement alors qu’elle lui ordonnait de détruire cette femme, cette ville, de brûler
l’Empire s’il le fallait. Il avait perdu son plus cher ami, l’allié de la première heure, celui qu’il
aimait comme un frère, et en regardant Fortuna il sut qu’il avait aussi perdu sa femme. Il ne restait
rien de la femme joviale et cultivé. Elle était devenue une harpie : il voyait son visage mais tout le
reste n’était que plumes sales, serres ensanglantées et corps décharné, parodie du vivant, chimère
écoeurante.
Sans un mot, il la saisit, sans violence mais fermement. Il ne pourrait pas la sauver, plus maintenant.
Il ne pouvait plus faire qu’une seule chose. Alors il marcha jusqu’à la chanteuse à la voix puissante.
Fortuna le suivit sans résister, persuadée qu’il allait tuer cette femme, mais son attente ne fut pas
récompensée lorsque l’Empereur parla.
Maitresse Lilin’Tah, j’étais dans l’erreur. Jamais je n’aurais dû mener une telle entreprise ! J’ai été
aveugle à l’obsession qui a dévoré l’âme de mon Impératrice. Elle est ma vie, vous savez... Ses
larmes étaient de l’acide sur mon coeur, un vitriol que je ne pouvais endurer.
L’amour est ma seule excuse. J’ai failli en tant qu’Empereur, en temps qu’ami et pire que tout en
tant qu’époux. J’aurais dû la raisonner, l’aider et l’aimer avec plus de force et de compréhension, je
le sais maintenant. Mais il est trop tard pour ça.
D’une voix forte, couvrant le tumulte des blessés, il cria : je retire votre anathème et votre Empereur
vous offre ses excuses. Il posa un genou a terre devant Lilin’Tah. Vous avez gagné : votre ville sera
libre tant que l’Empire vivra.
Tiberius marqua une pause, soulignant l’importance de ces mots
« Lilin’Tah cessa de chanter. Sa voix brisée s’éleva, méconnaissable. Elle avait perdu sa jeunesse et
sa beauté légendaire.
Empereur Allegra, je compatis à ton malheur de tout mon coeur et je pleure pour toi. Cependant, tu
es coupable des méfaits de ta femme, coupable d’avoir trahi les aspirations de ton peuple. Mais rien
ne pourra te punir plus que la perte que tu as subi : puisse-tu t’en souvenir et ne plus jamais
permettre telle infamie.
Sache que de tout mon être je vous pardonne tous deux, car la colère et la mort ne m’habitent pas.
Leur échos ne doivent pas trouver refuge en nous. Mais que tous le sachent : par-delà la mort je
protégerai toujours les artistes et les victimes des injustices ou des ombres tapies dans nos coeurs.
Certain disent qu’elle s’est effondrée après ces mots, d’autres qu’elle a juste disparu, évanescente
comme une brume, mais ce qui est sûr, c’est que l’Impératrice éclata de rire, triomphante devant la
mort de la chanteuse.
Résigné, l’Empereur se releva. Il se tourna vers son épouse, mais ne vit que la harpie sautillant et
éructant sa joie malsaine. Il fit la seule chose que son amour lui autorisait, la seule chose qu’il
pouvait faire et dans une dernière étreinte il la transperça de son Falcata, cadeau de son frère Titus,
libérant son unique amour de sa souffrance et se livrant à une vie de tourment.
Il la serra dans ses bras, l'étreignant contre lui jusqu’à son dernier souffle, lui parlant doucement de
son amour :
Je t’aimais plus qu’on aime le soleil ou la vie, plus jamais je n’aimerai. Je ne ressentirai plus la
chaleur. Aujourd’hui les oiseaux ne chanteront plus pour moi, rien n’aura de goût et l’amertume
sera mon quotidien.
Je te libère de tes tourments : puisse-tu rejoindre le soleil et briller encore pour nous, puisse-tu
trouver la paix que la vie t’a refusée. Je reste un peu, encore, pour réparer nos torts. Je porterai
chaque jour la faute qui fut la nôtre, et si les Dieux nous l’accordent et nous pardonnent nous nous
retrouverons de l’autre côté.
Puisse-tu me pardonner d’avoir manqué à mes devoirs envers toi, de n’avoir su t’aimer assez pour
te guérir et t’offrir autant que tu m’as offert, je suis désolé.
Il laissa sa lame sur le sol et rentra chez lui. On prétend qu’il souffra jusqu’à sa mort d’une blessure
qui ne se refusait de guérir, là ou sa lame avait transpercé son Impératrice. »
Son regard se porta sur son épée de famille, un Falcata superbe, richement orné, accroché au mur.
Il fit voter des lois qui aujourd’hui encore protègent les artistes, et c’est ainsi que l’opéra est devenu
aussi important dans mon peuple.
C’est lui aussi qui fit de Lilin’Tah une Divinité de l’Empire et qui changea le nom de la ville de
Neela en Lilin en son honneur.
Il est dit qu’à sa mort, tous les chants se sont tus, sauf une étrange chanson dont la source ne fut
jamais trouvée mais qui résonnait dans sa chambre, et qu’au moment de mourir il sourit et ne dit
qu’un mot : Merci. »
Le silence dura un long moment et ils s’enlacèrent tout deux avant qu’Ecume ne prit la parole.
« Je me demandais pourquoi j’avais cette pulsion de sauver ton peuple. Maintenant je sais. »
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