Kitsune au pays des fées

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Il y a de ces appartements sans âme dans lesquels nous logeons plus par désenchantement que par choix. On s’y installe sans s’installer. On y laisse les cartons pleins dans un coin et les meubles démontés dans un autre. Bien que spacieux, clair et accueillant, l’appartement respire la solitude. Allongé en boule sur une paillasse, sans force ni volonté, le corps, comme une chaise à bascule, cadence l’angoisse à un rythme régulier. Les murs inhabités répercutent inlassablement l’écho de l’épouvante. Et quand enfin, le cri libérateur surgit des profondeurs, les hurlements reviennent comme des uppercuts. Ils stupéfient l’esprit, pétrifient les membres et accentuent les tensions. Les tremblements incontrôlés font place aux va-et-vient apaisants. Puis, la même danse reprend pour un plongeon sans fin dans la douleur. Celle qui nous jette dans la peur de n’être plus qu’un, de n’être plus rien.

Au dehors, derrière la vitre entrouverte et sans rideaux, la lune, reine céleste, pleine, dense et ronde, submerge le flamboiement des autres astres. Elle règne sans partage sur le monde. Ses jets lumineux nous éblouissent, nous modifient, nous bouleversent. Alors vient la métamorphose.

Prise dans ses faisceaux, la locataire se transforma.

Un marasme insoutenable disséquait la totalité de son anatomie. Elle expérimentait pour la énième fois les élongations, les déchirures et les recompositions.

Ses yeux se rapprochèrent, sa mâchoire s’allongea. Un pelage épais aux nuances brun roux recouvrit toute la surface de sa peau. Des griffes acérées apparurent au bout des pattes. A l’une des extrémités du corps, six longues queues superbes et bien fournies se déroulèrent avec grâce.

La douleur disparut, l’angoisse et les peurs aussi. Les métamorphoses commençaient au crépuscule dès la pleine lune et s’achevaient à l’aurore.

Kitsune lissa tranquillement sa fourrure et se regarda dans le miroir. Quelle classe ! Elle venait de gagner sa sixième queue. Elle en était fière. C’était surprenant pour une renarde aussi jeune.

Fin prête, elle sortit par la fenêtre pour retrouver son valeureux Tanuki. Esprit lumineux des forêts, parent du chien viverrin, sa générosité et son empathie pour la race humaine ne la laissaient pas indifférente. Elle aimait le suivre dans les chemins creux de la forêt. Il ne s’y perdait jamais. Il connaissait par cœur chaque parcelle, chaque chemin. Il disait un mot gentil à chacun des arbres centenaires qu’il rencontrait. En retour, les arbres lui donnaient un abri ou lui facilitaient le passage. Si l’envie lui prenait de grimper, l’arbre semblait se courber pour simplifier son ascension.

Ils s’étaient rencontrés par hasard une nuit de pleine lune dans la forêt Aokigahara. Tanuki portait dans ses bras un tout jeune homme qui venait de se donner la mort. Ils l'avaient déposé à l’orée de la forêt et s'étaient éclipsés discrètement. Aokigahara était réputée comme étant un endroit propice aux suicides.

Kitsune, fille de Zenko, du clan Inari, est une renarde bienveillante. Elle et son clan ne combattent pas les Yakos, renards dénués de scrupules. Ils s’évitent scrupuleusement. Chacun chez soi !

Un jour, les Yakos s’étaient introduits dans la zone interdite ; Zone forestière qui entoure la montagne des fées. Depuis un accord antédiluvien signé entre les clans des renards et le peuple des fées, personne et sous aucun prétexte n’avait le droit de s’en approcher.

Cette invasion avait failli créer un incident diplomatique sans précédent entre les renards et le petit peuple. Les Inaris, Kitsune en tête, avaient dû faire preuve d’ingéniosité pour que les fées ne retournent pas dans leur lointain royaume, délaissant les mortels à leur destinée.

Il est déjà tard. Kitsune et Tanuki allongés dans l’herbe bavardent, échangent leur expérience. Ils constatent avec ravissement combien ils sont plus heureux dans la peau d’un animal. Humain, ils se sentent perdus, sans but, amorphes. Ils souffrent de ce corps mal conçu. La métamorphose leur donne les qualités des deux natures : La force, la rapidité de l’animal, d'une part et l’intelligence de l’homme, de l'autre. Cette façon qu’elle a de conceptualiser le monde, de s’appuyer sur le réel pour le réinventer.

  • Les mathématiques, quelle belle découverte, songea Tanuki .
  • Une découverte ou une invention? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas. Il se sentait heureux auprès de Kitsune. Elle était belle et intelligente. Parfois cela le gênait un peu. Il se sentait déprécié face à ses facultés spirituelles.

  • Je pense que les mathématiques sont une découverte et le bâton de comptage une invention.

Il était fier de sa répartie. Ça ne manquait pas de panache.

Elle était sur le point de répondre, quand tout à coup, ils entendirent un bruit, furtif, juste assez sonore pour les avertir. Tous les sens en éveil, ils attendirent le suivant. Celui qui les conforterait dans leur certitude. Il leur parvint nettement cette fois et s’apparentait à une déflagration, comme si quelqu’un avait utilisé des explosifs. La détonation venait de la montagne des fées. Inquiets, ils se précipitèrent vers la zone interdite.

Les deux amis contemplèrent les dégâts. Un groupe d’hommes se tenait devant la brèche. Un pan entier de la montagne s’était effondré laissant apparaître un souterrain. Les hommes allumèrent leurs torches et s’enfoncèrent dans le passage.

Une autre secousse beaucoup plus profonde résonna sur tout le périmètre.

  • Oh nom d’une fée, rugit Tanuki, ils l’ont réveillé !

La montagne des fées est un volcan, habité par une créature impulsive.

qui vient troubler mon humeur

qui vient attiser ma fureur

qui vient m’approcher sans peur

fuis si tu n’as pas d’honneur

Taal, c’est son nom, s’exprimait toujours en vers et entendait bien qu’on en fasse autant.

  • Ô grand Taal, commença Tanuki, modère ta colère. Des hommes profanes se sont introduits dans tes chairs.

Un monstre ailé, aux dents vipérines, sortit des feux de l’enfer. Ses pattes accrochées au sommet de la cheminée enfumée, il exposa son haleine fétide au nez de Tanuki. Deux yeux de braises le regardaient fixement.

Qui es-tu toi pour me dire

Comment je dois me conduire !

Tanuki n’en menait pas large.

Taal aperçut Kitsune, qui était restée prudemment en retrait.

Mais je te connais toi jeune goupil

Que viens-tu faire ici en ce mois d’avril ?

Félicitation pour ta diplomatie

Et humilier cette bande d’abrutis.

  • Que veux tu ?

Il était clair qu’il s’adressait exclusivement à Kitsune. Sagement, Tanuki s’abstint d’intervenir.

  • Du temps pour réparer, dit-elle.
  • Bien, reprit le grand Taal, je te laisse jusqu’à l’aube.

Et il disparut.

  • Bonsoir

Ils se retournèrent. Ils découvrirent une magnifique fée aux longs cheveux ondulant sur des épaules dénudées. Elle était assise dans l’herbe, les jambes repliées protégées par la soie d’une robe immaculée.

Ils la regardèrent, tout surpris de la trouver là.

Anthropomorphe féminin, la fée était capable d'octroyer du génie aux nouveau-nés, de voler dans les airs, de jeter des sortilèges et d'influer sur le futur.

  • Je suis Befana, la dame blanche, du clan des nymphes. Je peux vous aider, dit-elle d’une voix douce et avenante. Voici mes compagnes.

De toutes parts, apparurent des fées restées jusque-là invisibles.

  • Bien sûr, répondit Tanuki, fasciné par tant de douceur et de délicatesse.

Bien qu’agacée par l’effet que produisait Befana et ses compagnes sur son ami, Kitsune prit sur elle et exposa son idée.

Deux hommes armés jusqu’aux dents gardaient l’entrée. Alors que deux nymphes usaient de leur charme pour occuper les deux gardiens, Tanuki et Kitsune réussirent à se faufiler dans l’étroit passage sans être vus. Ils progressèrent dans les boyaux, s'égarèrent dans le labyrinthe, tombèrent nez à nez avec des ossements, firent demi-tour et trouvèrent enfin. Ils pénétrèrent dans une grande salle remplie d’or, d’émeraudes et de rubis, de colliers, de coupes, de lampes et de plein d’autres pièces plus étincelantes les unes que les autres. Au fond, un homme, habillé en prélat, psalmodiait dans une langue ancestrale des sons inconnus. Au bout de quelques instants, pierres, calices, vases et jarres s’envolèrent vers de grands coffres qui se refermaient lorsqu'ils étaient pleins. Le ballet incessant continua jusqu’à la dernière pièce : un bracelet. Il était incrusté de sept pierres précieuses aux couleurs de l’arc-en-ciel. Une dernière pierre d’un blanc pur presque transparent, assujettie par des forces obscures, lévitait au centre du bracelet. l'ensemble bascula. Des formes vaporeuses, semblables aux sylphides, s'animèrent et invitèrent les hommes aux plaisirs de l’amour. Des voix d’enfants s’élevèrent en chorale. Un souffle chaud vint se mêler à la scène.

  • Ne regarde pas Kitsune ! hurla Tanuki. Ne regarde pas ! Ferme les yeux !

Sveltes, élancées, elles subjuguaient l’ensemble des soldats. Tous étaient conquis, prêts à succomber sous l'ivresse de la finesse et de la grâce. Soudain, vénus anadyomènes, à l'esthétique inachevé, rubicondes et craquelées, fumets étranges et répugnants, pétries de chancres, belles hideuses aux baisers suintants et sans haleine, surgirent devant leurs yeux épouvantés. Charognes et lambeaux de chair léchaient les visages, effleuraient les bouches stupides et pénétraient au fond des gorges. De vas-en-viens, elles traversèrent les corps, forcèrent leur âme et les transformèrent en torches vivantes. Les hurlements envahirent la salle et ricochèrent sur les parois. Les pierreries dégagées de l’emprise du bracelet tournèrent autour de la pierre centrale et projetèrent des faisceaux lumineux. Energie thésaurisée, la pierre blanche forma un faisceau laser qui transperça le prélat. Triangulaire, deux autres faisceau vinrent se connecter. La communion des trois souffla spectre et terreur. Un silence de plomb remplaça la fureur.

Assommés, Tanuki et Kitsune eurent du mal à se relever. Ils s'aperçurent qu'il n'y avait plus dans la salle qu'un coffre en or protégé par un couvercle ciselé de pierres fines. Ils prirent leurs jambes à leur cou et filèrent de cet endroit abominable sans se retourner.

  • Nom d’une fée, il fait presque jour ! s’alarma Tanuki. On doit rentrer avant le lever du soleil, sinon les rayons vont nous transformer en statues de pierre.
  • Ne vous souciez de rien, dit la dame blanche. Je retarderai sa course le temps que vous rentriez chez vous.
  • Merci à vous,Befana, répondit Tanuki avec soulagement.

Ils remarquèrent que le volcan avait retrouvé son flegme, la montagne, son calme et la forêt, ses occupations.

La fée leur tendit ses mains et ils fermèrent les yeux.

Assis sur le divan, Paul regardait cette femme qu’il aimait tant.

  • Tu sais, tu peux rester vivre avec moi, si tu veux.
  • Avec plaisir, s’empressa de répondre Marie. C’était tout de même une sacrée nuit.
  • J’ai hâte d’y retourner, avoua Paul.
  • Moi aussi, renchérit Marie.

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