Le ficus caméléon
Vieux texte qui est sorti de mes tripes une nuit. ;) Essayez de passer outre les maladresses et phrases mal foutues, si vous pouvez (moi-même, mes poils se hérissent quand je le relis, mais je ne peux pas re-modifier ce texte, ce serait le trahir et trahir aussi celle que j'étais quand je l'ai écrit.)
Regardez-la bien.
Regardez-la bien parce que dans deux minutes, comme tout le monde, vous l'aurez oubliée.
Elle est là, échange deux mots, rit un peu à vos blagues, puis s'enfuit discrètement. Et pouf, disparue. Oubliée. Ou bien elle était invitée à une soirée ; mais elle n'est pas venue. Quelle importance au final, puisque personne ne s'en rendra compte ?
Vous savez ce que c'est que d'être invisible ? Réellement invisible ? Moi non plus. On me voit, après tout. C'est juste qu'on… m'oublie. Toujours.
La seule chose que je connais, c'est faire le yoyo entre spectre et être humain.
Je suis presque sûre de savoir pourquoi. C'est parce qu'il n'y a rien entre ces côtes, rien dans ce crâne, rien d'autre que du vent. Un courant d'air. Et l'extérieur ? Une plante en pot. Un truc qui est là parce qu'il doit être là et qu'il ne sait pas où il pourrait être, ailleurs. Alors il est là. On le regarde cinq minutes, parce qu'il est planté devant nous, puis on l'oublie.
Forcément, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, moi. Vous avez bien raison. Vous le sentez bien, hein, que quand je ris avec vous, il n'y a rien derrière. Que quand je compatis gentiment à vos malheurs, que je vous soutiens de toute ma force forcée, eh bien sous cette mine pleine de bonté, sous ce jeu d'actrice qui m'octroie la chance d'être une plante en pot et non plus un invisible spectre, sous toutes les couches et toutes la carapaces qui se sont forgées au fil des ans, et bien il n'y a rien. Rien que du vide. Je suis désolée pour vous, sincèrement. Regardez, tout mon visage est empreint de pitié et de compréhension.
Mais dans trente secondes, quand nous nous quitterons et que la plante en pot sera à nouveau seule, j'aurai déjà oublié vos problèmes, et tout ce qu'ils représentent pour vous. Tout comme vous m'aurez oubliée.
Il est pourtant joli, ce ficus, selon certains.
La vérité, c'est que la coquille qui traîne ses casseroles d'un bout à l'autre du métro chaque jour, elle n'est rien, elle n'est personne. Voilà.
Oh, je vous entends déjà. Celle-là elle est gonflée ; profite de ta vie de plante en pot et puis laisse-nous traîner nos propres boulets !
Dites, vous aimez les caméléons ?
Vous aimez les miroirs ?
Non. On aime un caméléon pour sa langue préhensible et ses gros yeux, pas pour sa faculté à passer inaperçu. Moi, je n'ai ni langue préhensible ni gros yeux. Et puis personne n'aime les miroirs, mais seulement le reflet qu'ils renvoient. Parfois.
Maintenant que j'y pense, c'est vrai. On se voit dans un miroir, on s'y regarde, on se fixe au plus profond des yeux, on s'épile les poils de nez. Mais qui regarde vraiment le miroir ? Qui ?
Lorsque je ris, c'est un mélange d'Alice et de Florine. Lorsque mes yeux se lèvent au ciel en papillonnant des paupières, c'est Marielle. Quoique non, Marielle a tendance à disparaître de moi… Il y a trop longtemps que l'on ne s'est pas vues. Entendez-vous les expressions de Camille et de Pauline dans mes mots ? Les gloussements idiots de Blandine dans ma voix ? L'ironie acerbe de… qui était-ce déjà ? Qui ?
Je suis un camaïeu de visages et de gestes, un automate qui récite sa leçon. Une masse de gens que j'ai côtoyés, copiés, puis oubliés. Maintenant, je n'ai même plus besoin d'y penser. La mécanique de mon corps est bien huilée. Maintenant, je peux compatir sans presque me forcer. Rire sans y réfléchir. Sourire par réflexe.
Je suis tout le monde et je ne suis pas moi. Qui suis-je ? Voyez-vous seulement quelqu'un en moi ? Allez, jouons cartes sur table. Vous le sentez, inconsciemment, vous le savez bien que cette fille-là, c'est une façade. Vous seriez bien incapable de reconnaître quelqu'un dans ce petit cri enthousiasmé, ou dans cette moue ennuyée, mais vous le savez, que quelque chose cloche, que cette plante en pot juste là qui vous tient le crachoir, en vérité c'est un trou noir. Un trou noir déguisé en foule, habillé d'oripeaux factices, couvert de cuirasses multicolores.
Alors oui, comme vous le sentez peut-être, je m'en contrefous de vos problèmes. Pas mon corps. Mon corps, lui, aime partager. Mon corps m'aime bien, au fond ; il a fait tout ça pour cette petite fille silencieuse qui ne ressentait rien, ne montrait rien, jamais. Il a fait ce qu'il a pu. Il s'est bien endurci. Il a tout pompé autour de lui, comme une éponge plus sèche qu'un désert ; il s'est gonflé de photocopies. Il essaie tant qu'il peut de me faire croire que moi aussi, je peux ressentir. Exprimer.
Mais tout ce que je dis, ce sont les mots des autres. Tout ce que je fais, ce sont les gestes des autres. Tout ce à quoi je suis bonne, c'est faire le caméléon, pour tenter de limiter la casse.
Mon rire, mes grimaces, mes intonations, mes mots. Rien n'est à moi dans tout ça. Rien.
Le vide.
Vous connaissez ce vide ? Celui du miroir qui ne peut exister que lorsqu'il reflète ?
Allez, petit ficus. Cesse de braire et reprend ta placidité décorative. Tout le monde s'en portera mieux.
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