Mémoire Trouble
Une allée de graviers. Une balançoire dont la peinture verte recouvrant le métal s’est effacée, laissant place à un mélange de fer et de rouille. Des herbes sèches sortant ça et là entre les cailloux, sur lesquelles viennent se poser des sauterelles que j’observe, fasciné.
Nous sommes à La Ciotat. C’est l’été. Et comme chaque été je passe mes vacances au bord de la méditerranée, dans un petit appartement appartenant à une tante éloignée qui n’y réside plus.
Une petite maison entourée d’un jardin de sable. Une odeur de vieillesse. Un mobilier plus que daté. Le goût de l’ennui.
Nous sommes à Sainte-Cécile. C’est également l’été, et pour la seconde fois, ou peut être davantage, nous nous retrouvons au bord de la manche, dans une maison appartenant elle aussi à une tante, bien plus proche cette fois. La sœur de mon père.
Je pourrais continuer longtemps, enchainer les descriptions brèves de mes lieux de vacances – car l’été approchant, c’est sous cet angle que j’aurais aimé choisir de revivre pour un instant une partie de mon enfance – en cherchant à énumérer les belles choses vécues et les jolis souvenirs, si seulement un problème de taille n’était pas venu me contrarier. Chacun de ces souvenirs porte le parfum de la mélancolie.
Des vacances en Bretagne, au bord de la méditerranée, de la Manche, à l’ile d’Oléron, dans les Alpes, dans les Pyrénées, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne ou même en Grèce, voilà de quoi étaient peuplés mes étés.
Tout ce dont aurait besoin un enfant pour faire son bonheur non ? Alors pourquoi ? Pourquoi, lorsque je regarde en arrière, je ne suis pas capable de voir autre chose que cette profonde tristesse accompagnant chaque instant d’existence ? Pourquoi les images ne sont-elles associées à autre chose qu’un ressenti désagréable ? Pourquoi suis-je incapable de réellement me souvenir ?
Car c’est un fait. Je ne me souviens pas. J’ai oublié les moments qui peuplaient mes vacances, comme j’ai plus largement gardé peu de souvenir de ce qu’a pu être ma vie. Et c’est lorsque l’on m’en reparle que les choses deviennent difficiles à vivre. Parce que j’ai beau écouter, remuer ma mémoire, me concentrer sur les photos qui parfois complètent les souvenirs, aucun autre souvenir ne fait surface que celui d’une mélancolie déjà bien installée.
Je vois un enfant solitaire, mal à l’aise, à côté de la réalité du Monde. Je ressens avec violence ce sentiment d’être passé à côté de mon enfance, de l’avoir vue courir devant moi sans jamais avoir su comment la rattraper, ni même lui demander de ralentir un instant sa course folle.
J’ai aujourd’hui 35 ans, et les choses sont telles qu’elles étaient alors. J’oublie tout. Très vite. Trop vite. Et à cette difficulté de faire renaitre dans ma mémoire des instants vécus est venue s’ajouter une nouvelle : l’avenir possède autant de saveur que le passé.
La fin de l’enfance a par extension provoqué la fin de la vie guidée, dictée, ouvrant pour qui le souhaite un champ des possibles théoriquement extraordinaire. Mais comment savoir ce que l’on veut, ce que l’on aime, lorsque rien dans notre passé ne nous permet de le comprendre ? Comment se projeter dans une vie qui jusqu’alors ne nous a pas laissé de trace suffisamment forte pour que l’on puisse s’y référer ?
En s’accrochant à notre imaginaire. Si je ne possède pas de souvenirs précis, il suffit que je m’en invente de nouveaux. Des souvenirs fondés sur le ressenti, sur ce que je suppose avoir expérimenté, sur ce que je pense avoir éprouvé. Mais peut être est-ce ce que nous faisons tous ?
Voici donc mon enfance. Je suis allongé sur le dos, je fais la planche sur l’eau d’un fleuve qui me porte malgré moi jusqu’à l’océan, sans que jamais je ne tente de m’agripper à une branche venue s’approcher, curieuse de voir si je vis encore. Mon cœur se gonfle alors, comme pour chercher à ralentir le flot continu de cette vie qu’il ne comprend pas. Puis les larmes jaillissent en moi, et je me retrouve trempé, me confondant avec cette eau qui n’en finit pas de s’écouler.
Je suis dans l’océan désormais et tout semble si lointain. Les souvenirs, les autres, les falaises de l’existence. Et mes yeux, comme ma mémoire, se troublent un instant.
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