II [corrigé]

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Lorsqu’Anna se réveilla, ce fut pour apercevoir autour d’elle un environnement familier. Ces poutres, ces murs de pierre, cet âtre diffusant une chaleur rassurante sur ses joues…

Instinctivement, elle porta ses doigts à l’arrière de son crâne. Quelqu’un y avait apposé un bandage ; l’œuvre était d’ailleurs plutôt méticuleuse.

Elle s’assit péniblement sur le rebord de sa couche, rejeta les fourrures qui la recouvraient au pied du lit et se prit la tête entre les mains.

Que s’était-il passé ?

Elle se rappelait la harde, cette escalade audacieuse qui avait suivi le tir manqué. Elle revoyait le lac ainsi que le petit ruisseau qui serpentait à travers la prairie d’altitude. Mais que faisait-elle ici ? Comment était-elle rentrée ? Tout était flou.

Une douleur lui traversa soudain le crâne de part en part. Elle grimaça. Elle n’avait aucun souvenir de son retour au village, ni même le pourquoi de cette blessure.

Une jeune fille menue passa alors le pas de la pièce où se trouvait Anna, le visage rougi et quelques bûches sous le bras.

— Anna ! Tu es réveillée !

Elle abandonna au sol le fagot et se jeta au cou d’Anna.

— Esther ! Qu’est-ce que je fais ici ? Que s’est-il passé ?

Ladite Esther se recula un peu, relâchant son étreinte.

— Tu ne te rappelles de rien ? Nous t’avons trouvée étendue à l’entrée nord il y a deux jours. Tu… tu étais inconsciente… et seule.

Les yeux de la petite fille s’embuaient de larmes. Anna sentit la peur monter en elle, comme un mauvais pressentiment.

Esther était la meilleure amie d’Anna. Nées le même jour, elles étaient comme des sœurs. Elles avaient grandi ensemble et nourrissaient une empathie réciproque hors du commun. De fait, des larmes de détresse virent à leur tour rouler sur les joues d’Anna.

Un adolescent pénétra à son tour dans la pièce. Grand pour son âge, Valian était déjà un solide gaillard des montagnes, cela ne faisait aucun doute. Un début de barbe grignotait son menton comme une pâle imitation de celle de son père.

Il vint s’asseoir près de sa sœur, les yeux rougis.

— Anna… comment vas-tu ?

— Comme si une harde m’avait piétinée, répondit-elle avec un humour incertain.

Tout ce qui se passait autour d’elle semblait irréel, comme une pièce de théâtre jouée par de mauvais acteurs. Elle s’attendait à tout moment à voir débarquer son père et sa mère en lui révélant la supercherie. Il n’en fut rien.

— Tu te souviens de ce qu’il s’est passé le jour où tu es allée chasser avec papa et maman ? reprit son frère.

— Des bribes, seulement.

Anna renifla et se frotta les yeux et continua :

— Nous avons traqué une harde de bouquetins jusqu’à l’ombre du Pic Noir. J’ai tenté un tir que j’ai raté et ils ont fui dans la montagne. Papa a voulu les suivre alors nous avons escaladé. Je me rappelle être tombée, mais la corde m’a sauvée.

Elle dévoila sous sa chemise deux vilaines brûlures qui rayaient ses hanches.

— Après ça nous avons atteint le plateau et mangé un bout près d’un ruisseau. Ensuite… ensuite je ne me souviens pas vraiment.

Son frère détourna le regard, perdu dans ses pensées. Puis il grimaça et reporta son attention sur sa sœur :

— Vous avez escaladé un mur par delà le Pic Noir ? Est-il possible que vous ayez été attaqués par ces monstres de l’Église ?

— Non, je ne crois pas. Papa m’a mise en garde contre eux, mais selon lui nous n’étions pas assez avancés pour être en danger. Non, je me rappelle… Je crois…

Elle se remémora soudain le muret recouvert d’herbes, la grotte, les inscriptions et cette porte.

— Il y avait un trou, sous la terre, avec des choses écrites, récita-t-elle les yeux dans le vague.

— Où ça ? Raconte-moi tous les détails dont tu te souviens, ma sœur.

Et Anna lui raconta tout, avec le plus de détails possible. Elle lui dit où trouver le pin mort décroché de sa falaise et de grimper par delà la corniche. Elle lui indiqua de continuer jusqu’au lac puis d’en longer sa source. Il y trouverait sans doute les restes de leur repas et d’ici, il verrait la ruine Agide.

Valian n’hésita pas une seule seconde. L’histoire d’Anna terminée, il se munit d’une corde et d’un couteau, se vêtit de sa propre pelisse et sortit de la maisonnée en courant.

— Valian ! Il fait presque nuit. Reviens par pitié, nous irons demain !

Mais les cris d’Esther se perdirent dans les échos du village.

Il ne revint qu’au petit matin, accompagné d’un pâle soleil. Il entra en silence dans la chambre où Anna ne dormait pas.

— Valian. Qu’as-tu vu ? l’implora-t-elle. Qu’y a-t-il là-bas ?

Le jeune garçon ne dit pas un mot, ses lèvres étaient scellées. Mais dans ses yeux… dans ses yeux brillaient les larmes du deuil. Les larmes de celui qui a vu la mort. Les larmes d’un orphelin.

Il sortit un arc brisé de sous son manteau et le posa sur ses genoux. L’arc de leur père.

Le cœur d’Anna se serra. Elle eut la nausée. Le monde autour d’elle se mit à tournoyer dans une valse immonde : les poutres, les murs de pierre, cet âtre dont les flammes n’irradiaient plus la moindre chaleur...

— Non ! Non, ça n’est pas possible ! Ils ne peuvent pas, ils n’ont pas le droit. Ils ne peuvent pas nous abandonner comme ça ! Ils ont forcément survécu. Il faut y retourner avec des pelles et des pioches et...

L’adolescent enserra sa sœur avec une délicatesse insoupçonnée. Cette dernière se débattait, frappait avec ses poings minuscules le dos musclé de son frère.

— Ils ne peuvent pas… ils n’ont pas le droit. Ils ne peuvent pas… ils n’ont pas le droit.

Elle répétait ces mots comme une litanie, un requiem d’une enfant dont le socle de l’existence venait de se briser.

C’était impossible. Rien ne pouvait faire taire les rires de son père ou les remontrances de sa mère. Ils étaient invincibles, immortels. Ils ne pouvaient pas être… morts.

Pourtant les jours qui passèrent résonnèrent par leur absence. Elle les voyait encore bien vivants dans ses souvenirs, assis et riants au bord de l’eau. Essayant d’attraper les tritons et les salamandres sous les mises en garde de sa mère. « Attention, c’est toxique ces bêtes-là », prévenait-elle en masquant tant bien que mal le sourire contagieux de son père.

Lorsqu’elle ne pleurait pas, Anna lisait, beaucoup. Esther, Valian et elle avaient appris à déchiffrer par eux-mêmes, sans l’aide d’adultes, à force de curiosité et de livres acquis auprès des marchands et magiciens de l’Église qui faisaient régulièrement halte au village. Les livres constituaient un refuge inexpugnable, un abri à la peine et au désarroi.

Lorsque la douleur de son crâne disparut totalement, Anna sortit de chez elle pour la première fois. La maison construite par ses parents l’étouffait par le silence inhabituel qui y régnait. Valian n’y passait qu’une paire de fois par jour pour s’enquérir de la santé de sa sœur et lui apporter de quoi boire et manger. Esther, quant à elle, venait plus régulièrement. Elle offrait une distraction et un soutien amical de poids dans cette épreuve.

Pour la première fois, elle se tenait là, debout, vêtue d’une ample chemise en lin, perdue au milieu de la petite place du village qui lui paraissait si grande. Et si vide. Comme un spectre, une âme en peine. Elle se demandait qui était cette fille immobile dans ce village d’Aralie.

Au-dessus de sa tête, les nuages recouvraient le ciel comme une menace insidieuse. Aucun soleil ne brillait, aucun vent ne soufflait. Il allait pleuvoir, bientôt, et cela allait durer plusieurs jours.

Anna inspira profondément et sentit sa gorge se nouer une nouvelle fois. Quelque chose derrière son nombril s’agita lentement. L’enfant serra le poing pour ne pas pleurer. Devant elle, un arrosoir tomba du haut d’un tonneau.

***

Quelques longues semaines passèrent. Le village avait organisé des funérailles sans corps en hommage aux parents des orphelins, et le vieux Pom s’était proposé pour veiller sur eux. Ils avaient refusé poliment. Fiers et capables, le frère et la sœur avaient manifesté leur volonté de rester seuls, autonomes, avec le soutien d’Esther.

Mais depuis plusieurs nuits, au plus profond de son sommeil, Anna revivait cette grotte, ces voix Agides et cette porte gravée, comme un tumulte incessant de souvenirs qu’elle souhaitait par-dessus tout oublier.

Cependant, pour oublier, elle devait aller voir par elle-même. Retourner là-bas, sur la verte prairie. Elle décida de n’en parler à personne et un matin, s’équipa du mieux qu’elle put, n’omettant ni son arc, ni ses flèches puis partit juste après l’aube, à la faveur des yeux clos du village toujours endormi. Elle suivit de nouveau le chemin emprunté quelques semaines auparavant. Sans piste à traquer ni affût à observer, il ne lui fallut pas plus de deux heures pour se retrouver sur le pierrier, et de là, rejoindre le mur à escalader.

Elle n’hésita pas. Machinalement, ses doigts agrippaient les prises les unes après les autres, montant les pieds d’abord, comme le lui avait appris son père, et les mains ensuite. Avec agilité, force et souplesse, elle atteignit le sommet en moitié moins de temps que la première fois. Mais cette première fois, elle s’efforçait de ne pas y penser. La corniche avec la vue, le vieux pin… non. Ne pas y penser.

La fillette ne s’émut pas non plus du splendide paysage ni de la modeste étendue d’eau en son centre, non, elle se dirigeait militairement vers le petit mur. Là, Anna fut prise d’un vertige. Il ne restait rien de la grotte aux inscriptions. Rien qu’un tas de cailloux grossier comme partout ailleurs dans cette montagne, et les montagnes autour. Alors elle hurla, de rage, et son cri lui fut renvoyé mille fois par les échos montueux, et les prochains explorateurs à s’aventurer ici les entendraient encore résonner dans cent ans.

Mais ce cri réveilla quelque chose en elle. Un souvenir enfoui qui ne voulait pas être découvert. Un secret. Elle n’aurait pas dû pouvoir s’en sortir. Car elle était au fond du tunnel quand tout s’était mis à trembler. Elle aurait dû mourir elle aussi ce jour-là. Elle ne devrait pas être ici à respirer cet air. Elle n’en avait pas le droit. Elle aurait dû mourir…

Dans sa tête tout se mélangeait. Faisait-elle erreur ? Forcément. Personne n’aurait pu sortir de là dessous vivant. Et si la magie existait en Karfeld, aucune force ne pouvait transporter ainsi un corps à travers l’espace. Devenait-elle folle ? Ou peut-être était-elle bien morte ici, et ses parents avaient survécu. Ainsi déambulait-elle dans le royaume des trépassés. Face à l’impossible, les rouages de la raison sont souvent grippés. Aussi offrit-elle une échappatoire à laquelle son esprit put s’agripper.

Là, devant elle, un bouquetin paissait tranquillement l’herbe tendre.

Elle regagna le village avant midi, la carcasse du caprin sur l’épaule. L’animal pesait son poids, mais Anna ne le ressentit qu’une fois arrivée aux abords du bourg, lorsque son frère se précipita vers elle pour l’aider. Il ne posa aucune question, car il savait. La jeune fille le lut dans son regard. Elle répondit à son silence par un regard plein de larmes.

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