XIII - 1 [corrigé]
Une lumière bleue éclatante brillait sur un bokeh de nuances de gris.
— C’est elle, emmenez-la.
Des mains dans des gants de fer la saisirent sous les bras. Ses genoux décollèrent du sol et ses pieds se mirent à glisser avant de heurter un débris.
— Doucement, vous ne voudriez pas qu’elle vous vaporise vous aussi. Par ici.
La voix était étrange : tranchée, sans réplique, mais paternelle.
Plongée dans une torpeur irrépressible, Anna parvenait à entrouvrir les yeux par intermittence. Elle voyait défiler différents décors sans savoir s’ils étaient réels ou issus d’un rêve improbable.
La seule chose dont elle était consciente : on la traînait toujours sur les pavés comme un enfant trimbalerait sa poupée de chiffon derrière lui.
La voix reprit alors qu’il lui semblait passer sous une vaste arche en pierre :
— Tournez à gauche, entrez dans la salle, là. Voilà, c’est bien. Posez-la sur ce lit. Merci messieurs. Vous pouvez retourner aider les autres sur place.
Comme elle était bien, allongée sur ce couchage. Cela lui rappelait le confort du lit à baldaquin, celui-là même qu’elle partageait avec Estelle. On lui enleva ses bottes ainsi que son bliaud, jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement nue. Mais rien ne lui importait vraiment. De toute façon, elle avait encore sommeil.
La même intonation masculine se fit entendre :
— Parfait, aucune ecchymose, ni blessure visible. C’est bien elle. Vous là-bas ! Infirmière, donnez-moi une chemise.
Et sur ces mots qu’elle entendit sans comprendre, elle gagna une nouvelle fois le royaume des songes.
***
Anna s’éveilla comme n’importe quel matin : tirée de ses rêves par un rai de lumière qui perçait entre les rideaux mal fermés de la fenêtre encastrée dans le mur opposé.
Elle fut soudain prise de panique. Où se trouvait-elle ? Comment avait-elle atterri ici ? Qui pouvait-être la jeune fille aux yeux d’argent qui la fixait sans ciller ?
La meilleure réponse à ces questions sembla être la fuite. Rassemblant toutes ses forces, elle tenta de se relever, mais un claquement métallique lui fit réaliser qu’elle était entravée.
Son sang bouillonna. Elle tira de plus belle sur ses bras, mais les chaînes ne cédèrent pas.
Pas moins calmée, elle fusilla du regard celle qui semblait être sa geôlière.
— Hé ! Calme-toi, Noiraude, tenta cette dernière. Tu ne crains rien ici, tu es au couvent de Cyclone. Attends, laisse-moi te détacher. Mais tu jures de ne pas tout casser hein ?
La voix de l’inconnue sonnait de manière juvénile, bien qu’elle ne devait pas être beaucoup moins âgée qu’Anna.
— Je sais que je fais peur, mais ça n’est pas une raison de paniquer ainsi. Moi, je m’appelle Sélène, et toi je t’ai baptisée Noiraude. Tu sais, rapport à tes cheveux tous noirs. Mh, bref. Je suis juste là pour éviter que tu pisses au lit (elle poussa du pied un genre d’assiette aux bords relevés sous le couchage) et que tu trouves quelqu’un à qui parler et poser tes questions au réveil.
Anna se calma quelque peu alors que Sélène défaisait ses liens.
L’Échosiane trouva la jeune fille plutôt jolie dans sa robe blanche aux coutures rouges. Menue, les cheveux très longs et très blonds, presque blancs, ceux-ci surmontaient un visage bicolore. Et là résidait sa particularité. En effet, toute la zone autour de son œil droit jusqu’au menton présentait une peau parfaitement blanche, sans aucune pigmentation.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé avec ton visage ? siffla Anna.
Elle se surprit à trouver sa propre voix presque grave en comparaison du chant fluet de la jeune fille dont le sourire moqueur s’effaça subitement.
— C’est une maladie. Hautement contagieuse. Et c’est pas seulement sur le visage hein, j’en ai plein partout sur le corps. Ça gratte, ça pique, ça pue et si je ne me baigne pas régulièrement dans des larmes de carpes, je me transforme en chauve-souris.
Anna haussa un sourcil.
Devant son air circonspect, Sélène se fendit d’un petit rire cristallin.
— Ça va, je plaisante. Tu ne crains rien que je t’ai dit. Puis de toute façon, c’est bénin. C’est juste là pour que les gens te dévisagent et que tes consœurs se moquent de toi. Mais passons. Je m’appelle Sélène, répéta-t-elle, et toi ? Noiraude te va bien, mais j’imagine que tu as un vrai nom.
— Anna, répondit sobrement cette dernière.
Le bruit d’une porte grinçant sur ses gonds attira leur attention. Un homme d’une quarantaine d’années vêtu d’une bure noire aux contours blancs entra dans la vaste pièce aux lits identiques, militairement alignés. Sélène se raidit, comme au garde-à-vous.
— Tu devais venir me chercher dès qu’elle s’éveillait, Sélène, fit l’homme sur un ton égal.
— Elle vient d’ouvrir les yeux !
Elle prit Anna à partie :
— Pas vrai ? J’ai juste eu le temps de lui défaire ses liens. Promis !
— Ça va, tu peux nous laisser, soupira-t-il.
— Au plaisir, Anna. On se voit bientôt !
D’un pas léger, presque dansé, la jeune fille emprunta la même porte par laquelle l’étrange homme venait d’entrer.
— Anna donc. Enchanté. Je suis Morald, prélat de l’Église. Nous t’avons recueilli dans les décombres du quartier résidentiel et ramené ici pour te soigner. Si tu as des questions, je serais heureux d’y répondre.
Anna dévisagea son vis-à-vis. Une lueur de malice brillait derrière ses yeux marron, contrastant avec une calvitie prononcée et un visage tout en longueur qui lui conférait un air sévère. La jeune femme nota d’ailleurs que le ton de sa voix représentait parfaitement ce mélange d’ordre sec et de réconfort. Elle avait l’impression de l’avoir déjà entendue quelque part, cette voix.
Elle essaya de mettre un peu d’ordre dans sa tête. La mince frontière entre ses rêves abscons et la réalité jetait un flou artistique sur le cours des événements.
— Je… j’ai du mal à me souvenir. Où suis-je ?
— Tu es au couvent de Cyclone. Dans l’aile hospitalière, plus précisément.
» Il y a eu une détonation phénoménale dans le quartier résidentiel. L’Église s’est évidemment rendue sur les lieux pour aider les victimes et nous t’y avons trouvée. Tu étais agenouillée au milieu des décombres, dans un état léthargique. L’air autour de toi crépitait encore de magie brute. Tu ne te souviens vraiment de rien ?
Anna blêmit. Des bribes lui revenaient. Une vision précise, Esther au milieu des flammes, heurta de manière particulièrement brutale ses souvenirs. L’Échosiane regardait ses mains, les yeux emplis de culpabilité. C’était elle. Elle qui avait causé cette catastrophe.
— C’est… moi ? C’est moi qui ai causé ça ?
Elle sentit les sanglots l’envahir.
— Combien… combien sont morts par ma faute ? bégaya-t-elle.
— Zéro, pour autant que je sache. Miraculeusement. Nos Templiers ont tiré tout le monde de sous les décombres. Il y a de nombreux blessés, mais tous s’en sortiront. À terme.
Elle n’avait aucune garantie que cet homme lui disait la vérité, mais il était bien plus aisé de le croire. La jeune femme soupira, en partie soulagée. Cependant, d’autres questions l’inquiétaient : avaient-ils trouvé Estelle ? Avaient-ils deviné sa nature d’Échosiane ?
Elle se força à respirer profondément.
— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Morald.
— Je n’étais pas seule, là-bas, avoua l’Échosiane. Vous avez dû sauver une autre femme. Le teint hâlé, les cheveux châtains, engoncée dans une robe démesurée...
— Hélas, nous n’avons trouvé personne d’autre que toi dans les souterrains. Mais je sais parfaitement de qui tu fais mention. Nous connaissons bien Estelle. Une petite renégate sans importance.
Il leva un sourcil en dévisageant Anna.
— Mais peut-être avions-nous tort, conclut-il.
Anna déglutit péniblement. Ils savaient pour Estelle, donc probablement pour l’Étranger et la rébellion aussi. Peut-être même l’Église était-elle au courant que l’État se cachait derrière tout cela ? Mais une fois la surprise passée, elle décida de s’en moquer. Cette révolte, elle n’avait jamais voulu y prendre part. Toute cette histoire la dépassait tellement...
— Allez-vous me garder prisonnière ici ? demanda-t-elle en baissant les yeux.
— Prisonnière ? Tu le serais si tu sortais d’ici et que la garde mettait la main sur toi.
L’homme s’assit sur le rebord du lit dans lequel était toujours allongée Anna.
— Écoute-moi attentivement : l’Église sait ce que tu es, Anna. Je sais ce que tu es, et le Pape (il embrassa son index) le sait aussi. Cela fait plus de cent ans qu’aucun Échosiane n’a foulé les terres de Karfeld. Tu es bénie. Bénie des anges. Et nous allons tout faire pour que tu puisses devenir celle que tu dois être. Je vais te former personnellement, avec bien plus de rigueur qu’Estelle, et ce qui est aujourd’hui un fardeau sera demain un miracle.
Les événements se succédaient trop vite pour la jeune femme. Ce qu’elle souhaitait le plus ardemment en cet instant précis n’était que le luxe de retrouver sa famille, ses amis et ses montagnes. Cette ville commençait à lui peser. Elle voulait laisser tout ça derrière elle, ne plus entendre parler d’Échosiane, ne plus avoir affaire à la magie ou à l’Église de quelque manière que ce soit. Mais le destin en décidait autrement, et Anna se retrouvait ballottée entre des gens qui « ne lui veulent que du bien ».
Et puis cette image restait gravée dans sa rétine. Esther au milieu d’un bûcher, entourée de Valian, Sebastian et le reste du village de Val-de-Seuil. La magie lui jouait-elle des tours ? Ou donnait-elle simplement substance à l’une de ses plus grandes peurs ? Encore une question à laquelle elle ne saurait trouver de réponse avant longtemps.
Morald se tenait toujours assis sur le rebord de la couche. Il devait percevoir que des questions restaient accrochées aux lèvres d’Anna.
— Qu’est-ce que je risque si je m’enfuis ? tenta cette dernière.
— Rien. Rien venant de l’Église en tout cas. Cependant la garde recherche encore activement les responsables de l’effondrement d’un quartier.
Il soupira et se leva du lit.
— J’espère que je pourrai te convaincre que nous ne sommes pas ce qu’Estelle a dit de nous.
— N’y a-t-il vraiment aucun moyen que je rentre chez moi, dans mon village ? Je comprends que vous souhaitiez m’aider, vous aussi, mais cela fait si longtemps… si longtemps que…
Les larmes se mirent naturellement à rouler sur ses joues comme de minuscules cascades. Les sanglots l’empêchaient de terminer sa phrase : les mots s’enroulaient autour de sa luette et s’y agrippaient farouchement. Le trop-plein d’émotions avait fini par percer ses défenses pourtant robustes.
— Hélas, tu comprendras que c’est impossible. Déjà parce que les autorités de la ville, je te l’ai déjà expliqué, t’en empêcheraient, mais aussi parce que…
Il chercha ses mots quelques secondes.
— Parce que tu es dangereuse, Anna. Estelle a dû te le dire et c’est probablement comme ça qu’elle t’a convaincue de la suivre, mais elle a raison. Cependant je réussirai là où elle a échoué. Je te le promets.
Anna jeta un regard noir au prélat qui haussa un sourcil d’incompréhension.
— J’ai horreur des promesses, asséna-t-elle.
***
Dès le lendemain matin, Anna fut autorisée à sortir du dortoir hospitalier et la mère supérieure la mena vers sa chambre.
Elles traversèrent un cloître dans le silence le plus parfait jusqu’à ce que la vieille dame qui l’accompagnait marque l’arrêt devant une lourde porte en bois. Celle-ci était seulement décorée d’une ouverture grillagée en guise de judas ainsi que d’une serrure imposante. La mère supérieure déverrouilla cette dernière à l’aide une clé massive qu’elle rangea immédiatement dans un repli de sa robe.
La porte s’ouvrit dans un grincement lugubre.
Puis un nouveau silence retomba.
Anna hésita, mais s’engagea finalement dans la pièce exiguë que la marâtre s’empressa de refermer sur elle.
Elle soupira et entreprit de faire l’inventaire de la pièce.
Une fenêtre à barreaux ne donnant sur rien du tout, un récipient en fer blanc, une paillasse et une bougie déjà bien entamée posée sur une table minuscule. Le grand luxe.
Éreintée, tourmentée et ravagée par le regret, elle se laissa choir sur le grabat, lorsque trois coups retentirent contre la porte de sa cellule
— Hé ! Noiraude, c’est Sélène ! T’as eu le temps de faire le tour de ton manoir ? Viens ! Je te fais visiter les lieux !
Anna resta muette un instant. Elle hésita. Mais elle finit par accepter la proposition de la jeune fille. Après tout, elle n’avait pas grand-chose d’autre à faire.
Sélène entreprit de montrer à l’Échosiane chaque parcelle du couvent, lequel se divisait en quatre cloîtres encadrant un large bâtiment central.
Dans ce bâtiment se trouvaient le réfectoire, l’infirmerie, la bibliothèque, la chapelle et l’unique sortie vers le quartier religieux de Cyclone.
Tout était fait pour qu’on ne puisse pas voir l’extérieur. Cet endroit avait dû être pensé comme une prison.
Une prison aux pierres d’albâtre et à l’architecture gothique.
En effet, chaque cloître était bordé d’un déambulatoire délimité par des colonnades, lesquelles supportaient des voûtes d’ogive caractéristiques des édifices de l’Église.
D’après la fille aux cheveux d’argent, le moindre recoin regorgeait d’anecdotes en tout genre. Alors qu’elles passaient près d’une alcôve au fond de laquelle poussait un buis centenaire, Sélène se mit à sautiller. Réveillée en sursaut, une troupe de chats décampa.
— Tiens, ici ! On raconte que lors d’une pleine lune, une mère supérieure aurait pratiqué des rites étranges avec une poignée d’élèves de l’académie. Et par rites étranges, j’entends relations charnelles, avec pratiques diverses et variées. Les prélats auraient surpris la scène et auraient transformé tout ce beau monde en matous. C’est pour cette raison qu’il y a toujours autant de félins ici.
— Et la présence de nichoirs et mangeoires à oiseaux plantés dans la pierre au-dessus ne serait qu’une étrange coïncidence ?
— Tu manques cruellement d’imagination, Noiraude.
— Ça n’est pas mon prénom.
— Oui, mais j’aime bien.
Anna leva les yeux au ciel d’un air faussement exaspéré. Mais en réalité, les élucubrations de Sélène la faisaient sourire. : une mince échappatoire aux idées noires et au désespoir qui la tiraillaient.
Le duo croisa à plusieurs reprises d’autres sœurs que la jeune femme salua, mais pas une seule fois elle n’eut de réponse. En fait d’autres pensionnaires du couvent, Anna avait l’impression d’errer au milieu de fantômes. Des spectres en chasuble de nonne à peine attachés au monde tangible.
La visite se termina alors qu’elles se retrouvaient devant la porte de la cellule d’Anna. Cette dernière se sentait fatiguée. Tellement fatiguée. Elle prit poliment congé de la jeune fille aux cheveux platine et s’affaissa sur sa paillasse. La nuit qu’elle passa alors fut la pire de toute sa vie.
Les cris d’Esther se mêlaient à ceux de Felerive et de ses victimes sous la pierre. Ses parents la regardaient avec un air sévère, leurs yeux pareils à des éclairs. Elle gisait par terre, un goût de fer sur la langue. Anna était perdue, elle ne savait que faire. Elle se mit à errer dans ce monde éthéré, à la recherche de sa terre natale d’Aralie. De Val-de-Seuil.
En vain.
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