XIV - 1 [corrigé]
Anna rejoignit le bureau du prélat une fois son déjeuner avalé. Elle se campa devant la porte toujours ouverte du cabinet et attendit.
Quelques minutes plus tard seulement, la silhouette encapuchonnée de Morald apparut au coin du couloir et lui indiqua de le suivre.
Ensemble, en silence, ils descendirent les trois étages et se rendirent dans un jardin délimité par un renfoncement discret du bâtiment central. Un endroit que même Sélène ne devait pas connaître, puisqu’elle ne le lui avait pas montré.
Au centre du jardin, une enceinte en vieilles pierres moussues délimitait un rectangle, qu’ombrageait le feuillage d’un arbre plusieurs fois centenaire.
Au fond, cachée par les lierres, une fontaine oubliée par les âges coulait encore, entraînant avec elle des algues vertes dans une rigole qui devait rejoindre le système d’eau de la ville. De toute évidence, l’endroit était abandonné depuis quelques décennies et la végétation y avait repris ses droits.
L’homme se posta à une extrémité du rectangle, invitant sa jeune étudiante à l’imiter de l’autre côté.
— Bien, commençons sans tarder. Montre-moi ce dont tu es capable. Je veux voir apparaître une statue à taille réelle. Peu importe le sujet, je veux simplement que tu fasses appel à ta créativité. Je ne te donnerai aucun conseil. Impressionne-moi.
Anna ne dit rien. Elle planta son regard dans celui de son instructeur. Elle savait qu’il y lirait la terreur qui l’animait. La dernière fois que quelqu’un lui avait demandé d’utiliser sa magie, ça ne s’était pas passé pour le mieux. Mais après tout, peut-être que si lui aussi se sentait dépassé, il la laisserait partir...
Cette perspective l’enchanta brièvement, mais suffisamment pour la galvaniser. Elle ferma les yeux.
Dans ses tripes, elle sentit l’entité se réveiller avec paresse. Elle la brusqua. La boule grossit, se hérissa de nouveau et lutta. Lutta pour s’affranchir encore du corps d’Anna, comme un détenu aux prises avec ses chaînes.
Mais la jeune femme tint bon. Elle serra les dents et visualisa une forme, la forme se mua en une silhouette. Elle prit les traits d’Esther avant de devenir floue. L’image mentale se brouilla et un sifflement insupportable emplit ses oreilles. Elle ne maîtrisait plus rien. Chaque tendon, chaque muscle de son corps étaient à l’agonie, prêts à rompre. La flaveur du sang envahit son nez et sa bouche.
Mais un voile de velours vint la couvrir. Pas physiquement, mais le goût de fer devint sucré, et ses muscles se relâchèrent. Elle ouvrit les yeux alors que le son strident dans ses tympans disparaissait lui aussi.
Devant elle, debout et bien droite, se tenait une Sélène déshabillée. Ou plutôt un golem à son image. Tout ou presque y était. La forme de ses lèvres charnues, son nez pointu légèrement de travers, sa poitrine timide et ses jambes d’une minceur extrême. Et immanquablement, la forme dépigmentée autour de son œil droit.
Morald vint s’accroupir près de son élève que les jambes ne parvenaient plus à porter.
— Impressionnant, vraiment. Comment te sens-tu ? Qu’est-ce que tu éprouves pendant l’utilisation de cette magie ?
— De la douleur. Beaucoup de souffrance, comme si l’on essayait de faire passer un objet dans un trou trop étroit.
— Je vois. Ton corps est un peu comme un barrage. Tant qu’il reste immobile, tout va bien. Mais à la moindre brèche, tout peut céder rapidement et l’eau contenue ne cherche qu’à se libérer. Je me trompe ?
— C’est…
Anna fut prise d’une quinte de toux sèche qui remua son corps comme on secoue un tapis. Chaque expectoration lui transperçait les os d’une douleur inouïe. Le prélat posa une main réconfortante sur le dos de la jeune femme, et la crise passa prestement.
— C’est exactement ça, reprit-elle d’une voix rauque. Je n’aurais pas cru qu’être un barrage puisse être si compliqué.
— On exprime trop peu d’empathie pour nos créations. Qui sait ce que ressentent des latrines au quotidien. Repose-toi un moment ici. Je vais te chercher une décoction. Quand tu pourras, je voudrais que tu te serves à nouveau de ta magie.
— Mais…
— À la différence, la coupa-t-il, que tu appliqueras mes conseils plutôt que ceux d’Estelle.
Sans rien ajouter, il sortit de son champ de vision. Anna embrassa l’effigie de son amie du regard. Elle paraissait si vulnérable ainsi nue. Et sans cette lueur malicieuse au fond des yeux, son regard transpirait d’une infinie tristesse. Elle soupira. Le supplice dans son corps laissait peu à peu place à des picotements désagréables. Jamais elle ne se sentirait prête à faire appel à son pouvoir une nouvelle fois dans la même journée. Elle ne l’avait d’ailleurs jamais fait par peur de perdre le contrôle. Et cette éventualité la terrifiait.
Après quelques minutes, Anna trouva en elle la force de se relever et s’étira afin de faire passer ses ankyloses. Au même moment, Morald réapparu au coin du bâtiment. Il tenait entre ses mains un bol en grès fumant qu’il tendit à la jeune femme.
— Bois cela. Ce n’est rien d’autre qu’une décoction de plantes apaisantes. Et écoute-moi. Écoute-moi attentivement.
Le prélat prit une grande inspiration comme aurait pu le faire un général de guerre avant une charge héroïque :
— Les Échosianes ne sont pas des magiciens. Ils sont plus que ça. Les magiciens vont se servir de courants arcaniques présents dans l’air, l’eau, la terre et le feu, qu’ils vont réussir à dompter et façonner pour transformer l’énergie qui les parcourt en sortilèges. Mais leur puissance sera toujours limitée par ce que ces courants génèrent comme énergie. Or les Échosianes créent depuis le néant. Du rien, nait quelque chose. Leur puissance est donc théoriquement sans limites, à ceci près que leur corps sert de catalyseur. Vois ça comme une bougie qui ne se consumerait jamais. La mèche en son centre brûle pourtant, et si cette mèche pouvait parler, elle hurlerait de douleur chaque seconde. Ton corps est cette mèche, et l’énergie venue du néant embrase ton corps à chaque fois que tu fais appel à elle.
Pour éviter que tu ne souffres, il faut que tu arrives à créer une diversion. Que tu triches. Que les arcanes traversent un autre catalyseur.
» Et c’est là qu’interviennent les échos. Chaque incantateur utilise son propre écho. C’est pourquoi tu verras certains magiciens utiliser des baguettes, d’autres des formules magiques, ou bien des élixirs. Ces artifices ne sont pas nécessaires, mais ils aident à façonner l’énergie selon le bon vouloir de son enchanteur. Si les Échosianes ne sont pas des magiciens, le flux que vous utilisez reste de même nature, et je suis persuadé que cela t’aiderait.
Alors je vais te demander de te servir encore une foi de ta magie. Tu vas créer une autre statue. Elle représentera qui tu veux, mais je veux que tu choisisses avant. Cette fois, tu garderas les yeux bien ouverts et tu demanderas à cette force en toi quel écho allégerait ta peine.
— Quel écho…
Une larme perla au coin de l’œil de la jeune femme. Elle tremblait tant la peur s’emparait d’elle.
— Ne cède pas à la peur, Anna. Dompte-la. Ne sois pas esclave, mais maîtresse de ton esprit. En qui souhaites-tu transformer ton œuvre ?
— Esther.
À ce mot, elle sentit la puissance affluer dans chaque partie de son corps. Comme un rayonnement invisible, mais terrifiant. Rassemblant toute sa volonté, elle garda les yeux ouverts, alors qu’une douce mélodie emplit l’air. Elle se demanda un instant d’où venait cette gamme qui montait dans les aigus, comme pour rejoindre les nuages. Mais c’était bien elle qui chantait ainsi. Voilà l’écho dont parlait Morald.
Doucement, une vanne du barrage s’ouvrit, laissant s’échapper juste ce qu’il fallait de magie. La terre à ses pieds se mit à trembler doucement, puis des morceaux de glaises en émergèrent, comme si le sol donnait naissance à des fragments de lui-même.
Elle pensait à Esther, à cette promenade quand elles étaient enfants, pendant laquelle elles s’étaient égarées dans la montagne. Elles auraient pu céder à la panique, mais Esther n’avait pas eu peur. Sa meilleure amie était restée la même, souriante, rassurante et elles avaient finalement retrouvé ensemble le chemin de Val-de-Seuil.
Sous ses yeux, la statue encore abstraite changea de posture et prit peu à peu les traits de la fiancée de son frère. Un sourire bienveillant gravé sur son visage angélique. Elle lui tendait la main, comme elle l’avait fait lors de cette balade.
Et Anna chantait. Une litanie instinctive apaisante, réconfortante. Aucune affliction ne l’assaillit.
Euphorique, elle interrompit un instant son cantique.
— Regardez ! Cela bouge quand je chante !
Mais à peine eut-elle le temps de finir sa phrase qu’une douleur semblable à une épée qu’on lui enfonçait entre les omoplates la fit tressaillir. Morald prit la relève, continuant le chant mélodieux aussi bien qu’il le put, comme un guide dans la tempête. Anna se focalisa dessus et superposa sa voix à la sienne. Progressivement, la souffrance s’estompa tel le reflux d’une vague et elle reprit le dessus, achevant les derniers détails de la statue.
Lorsque le calme et le silence revinrent, Esther se tenait devant elle, dans une position qu’Anna avait choisie pour elle. À la terre s’étaient ajoutés des vêtements, une salopette trop grande et un chapeau de paille. Même la peau brillait du teint pâle de son amie. Elle aurait presque pu se mettre à bouger, danser et rire. Presque.
Puis un poids s’abattit sur le dos de l’Échosiane. Garder les yeux ouverts releva soudainement de l’exploit, et Anna perdit la bataille. Elle se sentit vaciller puis s’effondra sur elle-même, alors que ses paupières vinrent cacher le monde autour d’elle.
— Que… que se passe-t-il ? geignit-elle.
— On ne triche jamais impunément avec la magie, il semblerait. Si tu n’as de toute évidence pas eu mal durant l’exercice, l’énergie dépensée par ton corps reste considérable. Ce n’est que de la fatigue. Tu es épuisée. Mais c’est quelque chose sur lequel nous pourrons travailler ensemble.
La voix de Morald semblait lointaine. Si lointaine. Comme un léger murmure que l’on fait à son enfant avant de le coucher. Se sentant en sécurité dans les bras du prélat, l’Échosiane s’abandonna au sommeil, sans regret.
***
Anna assimila rapidement sa nouvelle routine de vie. Tout d’abord, la copie du matin lui apportait une stabilité redondante, agréable à laquelle elle dérogeait de temps en temps en compagnie de Sélène. Ensemble, elles allaient tantôt se gaver de prunes, tantôt jouer aux cartes dans la cellule de l’Échosiane.
L’après-midi était ensuite consacré aux entraînements avec Morald. Le prélat s’avérait être d’une présence agréable, même s’il ne laissait que peu de place à l’humour.
Enfin, Anna mettait à profit la plupart de ses soirées pour lire à la bibliothèque.
L’Histoire figurait parmi ses sujets préférés, mais beaucoup d’ouvrages dissonaient avec ce qu’elle avait déjà pu lire : le rôle de l’Église s’y trouvait souvent prédominant alors même qu’elle n’était qu’une actrice mineure dans la plupart des événements de Karfeld. L’ère des guerres tribales, des temps révolus depuis bien longtemps où le royaume était divisé en d’innombrables clans indépendants, se résolvait par l’unité apportée par l’Église sainte. Alors qu’Anna avait toujours entendu dire que Loriol le jeune avait été le premier à réunir les tribus de l’est sous une même bannière avant de conquérir le reste du royaume, bien avant l’apparition du culte unique. La jeune femme y apprit au passage que Cyclone avait été bâtie sur les ruines d’une ancienne cité Agide.
Elle apprit également que la magie n’affectait pas tous les initiés de la même manière. Certains, avec toute la bonne volonté du monde, ne pouvaient faire beaucoup plus qu’invoquer une flammèche au bout de leurs doigts, ou refroidir l’eau de leur thé. Au contraire d’autres, comme Morald, qui parvenaient d’un simple geste à guérir les os brisés et les plaies sanguinolentes.
Une semaine entière s’écoula pendant laquelle le prélat ne faillit pas à sa tâche. Chaque jour, Anna apprenait quelque chose de nouveau.
— Tu as trouvé un écho à ton pouvoir. C’est bien. Cependant, je crois que tu n’as fait qu’effleurer son potentiel. La mélodie que tu récites doit être directement liée à l’objet de ta création. Lorsque tu as décidé de façonner une statue à l’effigie de ton amie d’enfance, tu as chanté un cantique mélodieux, nostalgique montant dans les aigus à mesure que la statue prenait forme, des pieds vers la tête. Mais ça ne te permettra pas de, disons, construire un mur de brique. Le tempo doit changer. La musique doit être plus rythmée, à l’image des pierres que tu assembles. Le soin que tu apportes à ton chant se reflète directement sur ta création : une fausse note, un contretemps malvenu et l’équilibre pourrait se rompre, la clé de voûte s’en trouverait peut-être fissurée et tout s’écroulerait. Tu dois t’adapter, tout le temps, sans tenir compte de ce qui t’entoure, pluie, froid, rage du combat ou même danger imminent.
L’exemple qui suivit lui donna raison. Comme le marteau du forgeron frappe sans relâche l’enclume, au lieu d’une mélodie filée, Anna composa une marche presque militaire, hachée par des consonnes brutes sur un tempo lent et régulier. Venues de nulle part, des briques rouges s’assemblaient sans défaut, à la manière d’un jeu de construction évident, dévoilant petit à petit un muret à hauteur de hanche. Joueuse, la jeune femme voulut accélérer un peu le rythme, apportant son lot de double-croche et syncopes à la partition monotone. Mais comme Morald l’avait prévenue, une fausse note vint se glisser par-ci, un quart de temps grignoté par-là et la fin de la construction tourna à la ruine. Les briques difformes s’entrechoquaient, et roulaient dans l’herbe. Or comme chacun sait, une brique ne devrait pas rouler.
Malgré tout, le résultat plut à Anna.
Chacun de ces exercices se déroulait de la même manière : Morald lui donnait des indices quant à la subtilité de son écho, et il ne se trompait jamais.
L’Échosiane éprouvait une fierté difficile à dissimuler à chacune de ses créations. Aussi, la petite esplanade d’entraînement se peupla bientôt de plusieurs statues, d’arbres et de fleurs ainsi qu’une représentation miniature de la Vague d’Ulmë.
À chaque fois, la fatigue qui suivait l’incantation se faisait un tout petit peu moins accablante.
— En dehors de ta résilience physique, tu apprendras, à force d’utilisation, à parfaire l’art de ton écho. Pour une novice en la matière, tu as la chance de chanter plutôt juste. Si ça avait été moi, j’aurais pu crouler d’éreintement avant même d’avoir terminé les pieds de ma première statue, qui s’en seraient probablement trouvés difformes.
Il sourit et alla s’asseoir sur le muret créé par magie. Puis il reprit :
— Cela fait plusieurs semaines que tu t’essayes à la création. Je te propose d’essayer quelque chose de totalement différent pour aujourd’hui.
Le prélat se saisit d’une pomme tombée de l’arbre qu’elle avait elle-même invoqué quelques jours auparavant, et la posa à sa droite.
— Fais tomber cette pomme. Sans la toucher.
Anna haussa un sourcil.
— Mais comment ? Avec du vent ?
— Non. Je veux juste que tu pousses cette pomme.
— Mais sans la toucher ?
— Sans la toucher.
L’Échosiane se gratta machinalement le menton. Qu’entendait-il par là ? Elle réfléchit un moment à la question. Elle devait agir sur un objet de manière indirecte. Comme un marionnettiste… sans les ficelles. Mais peut-être pouvait-elle créer ces ficelles ? Des liens invisibles. Après tout, du rien, elle créait… quelque chose.
Excitée, elle rassembla sans tarder toute sa concentration, soucieuse de bien faire, voir d’impressionner son tuteur.
Elle fixait le fruit qui trônait sur son muret et expira à fond. La sphère se réveilla et s’agita. Cependant Anna avait maintenant l’habitude et commençait à savoir l’apprivoiser. Elle voulut chanter, mais aucun son ne passa le seuil de ses lèvres.
— Que se passe-t-il ? balbutia-t-elle.
— Reste concentrée.
Elle ferma les yeux. Morald protesta :
— Garde les yeux ouverts, bon sang.
Mais elle l’ignora. Derrière ses paupières closes, elle imaginait toujours la pomme, trônant crânement sur son mur. Elle voyait aussi sa main tendue vers le fruit.
Mentalement, elle tissa une toile entre ses doigts et la pomme. Une toile faite d’innombrables filins argentés qui surgissaient du néant. Ils s’agglutinaient les uns aux autres jusqu’à ce que le marionnettiste et son pantin s’accordent.
Puis elle rouvrit les yeux. Un murmure s’échappait de ses lèvres sans savoir depuis quand elle fredonnait cet air. Une sensation de chaleur passa de ses tripes à ses phalanges et elle ferma la main.
La pomme chut.
— Comment…
Mais finir cette phrase s’avérait déjà trop épuisant. Elle laissa une brise la terminer pour elle.
— Chez les Échosianes, il semblerait que la magie soit instinctive. Tu as simplement su t’écouter, et c’était la bonne solution.
L’homme à la bure noire vint s’accroupir près de son élève. Il posa une main paternelle sur son épaule.
— Félicitation.
Le duo consacra les semaines qui suivirent à découvrir l’éventail de chansons, mélopées et fredonnements qui accompagnait son écho. Certaines tentatives furent plus ou moins couronnées de succès : lorsqu’elle dû soigner un chat d’une légère blessure à la queue, l’exercice se solda par une mort atroce du félin. À l’opposé, les quintes et tierces nécessaires à l’incinération de la carcasse du pauvre matou lui parurent d’une simplicité enfantine.
Elle avait réellement l’impression de progresser. Si elle ne pouvait que très rarement utiliser son aptitude plus d’une fois par séance, la dextérité dont elle faisait preuve sur ses gammes s’améliorait à chaque fois.
Et pas une seule fois elle ne perdit le contrôle.
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