XX [corrigé]

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Sélène accourut aussi vite qu’elle put afin d’attraper son amie avant que celle-ci ne heurte le sol. Et y parvint.

Elle allongea Anna sur la pierre froide qui tapissait le fond du canyon, et se releva, dernière debout de l’échauffourée. Elle caressa du regard sa victime qui se tordait encore de douleur comme un ver au bout de l’hameçon. « Un gamin », pensa-t-elle non sans dégoût. « Ça n’est qu’un gamin. Il joue avec son frère et son grand-père, il chasse, il rit quand il gagne, il pleure quand il perd. Comme moi... ».

Elle s’approcha de lui d’un pas souple et gracieux. Si ses années au sein de la troupe du cirque lui avaient bien appris une chose, c’était à se déplacer silencieusement afin d’éviter d’attirer l’attention de M’ma lorsqu’elle rejoignait la tente d’un garçon. Ou d’une fille.

Arrivée à son niveau, elle entreprit de lui ligoter les mains dans le dos d’un nœud bien serré. Deuxième chose qu’elle avait apprise au cirque. Son œuvre achevée, elle grimaça. Dans toute cette excitation, sa peau craquelée sous l’effet du feu qu’elle avait elle-même provoqué était passée au second plan. Mais la douleur revenait maintenant à la charge.

Un linge moins sale que les autres qu’elle déchira en bande servit cataplasme de fortune. Elle comprit rapidement que cette cicatrice la suivrait dans sa vieillesse tout comme les cris de ces pauvres âmes encore enfermées.

Elle secoua la tête afin que ses pensées reprennent leur place. Par quoi commencer ? Anna reposait tranquillement à même la roche, l’autre cinglé chouinait, mais ne représentait plus aucun danger. Bon. Il fallait s’occuper de ces autres cages et de leur pensionnaires.

Les grilles de bois étaient en fait judicieusement glissées dans un système de rails permettant l’ouverture simplement en tirant sur une corde attachée au-dessus et reliée à une poulie. Une simple cale qu’on ne pouvait enlever de l’extérieur séparait ces âmes de leur salut.

Une à une, les cellules ouvrirent leur gueule immonde sur la liberté. Une liberté pâle, morose et sans saveur pour toutes celles qui auront vécu cette effroyable expérience.

Apathiques, désorientées, les femmes sortaient de leur antre, éblouies par la lumière blafarde de cette nuit étoilée. Ces femmes, dont certaines n’étaient plus en âge de donner la vie — et d’autres pas encore, ne revêtaient que pour seul habit des haillons qui ne masquaient plus rien de leur corps meurtri.

Sélène les observait silencieusement. Elle remarqua ces traces sur leur dos, leur visage et entre leurs cuisses. La nausée la reprit. Non pas par dégoût envers ces parodies de carcasses humaines, mais par le fait que des esprits assez vils aient pu infliger ça à autant de personnes sans jamais être inquiétés.

L’une d’elles, une de ces marionnettes, refusa pourtant de poindre dans la lumière. Sélène s’approcha doucement, s’évertuant à arborer un sourire jovial et réconfortant :

— Vous êtes libre maintenant. C’est terminé. Venez avec moi.

La femme devant elle devait avoir une quarantaine d’années. Ses cheveux grisonnaient déjà. À travers la crasse et divers fluides qui la maculaient, Sélène remarqua pourtant une certaine beauté, de ces délices pour la rétine qu’il faut découvrir, cachés derrière un voile opaque.

Elle ouvrit ses paupières, mais derrière celles-ci, le néant la contempla. Deux orbites vides fixaient et transperçaient la jeune femme jusque dans sa moelle.

— Et où irais-je ? demanda-t-elle sans émotion. La première fois que j’ai voulu sortir d’ici, ils nous ont rattrapées aux abords du moulin, ma fille et moi. Ils n’ont pas aimé notre fugue : ils l’ont déshabillée sous mes yeux et…

Sa voix se perdit. Elle se moucha dans son pastiche de robe avant de reprendre.

— Je les ai suppliés. Je leur ai dit qu’aucune mère ne pourrait supporter de voir ça. Alors ils se sont arrangés pour que je ne puisse plus jamais rien voir du tout. Je ne sais même pas ce qu’il est advenu de ma fille : elle n’a jamais regagné la cellule.

— Je… je suis désolée. Vraiment, répondit l’acrobate d’une voix tremblotante.

— Qu’y pouvez-vous ? Vous avez déjà sauvé nombre de ces femmes. Certaines, pas toutes, arriveront à oublier cette tragédie. Elles renaîtront et elles vous devront tout. Absolument tout. Mais pas moi. Ma vie a pris fin près de ce moulin quand nous pensions leur avoir échappé.

Sélène se retourna. Si les animaux prisonniers avaient fichu le camp sans tarder, la plupart des victimes continuaient à errer au milieu du camp telles des âmes en peine. Mais que pouvait faire de plus une saltimbanque comme elle ? La majorité devait être filles de marchands ou femmes de colporteurs. Où iraient-elles maintenant ? La voix pleine d’assurance de la pauvre aveugle la sortit de se réflexions.

— Il y aurait bien un moyen de me libérer...

La jeune femme déglutit péniblement. Elle comprit rapidement où voulait en venir la pauvrette.

— Comment ? demanda-t-elle sobrement.

— Ils utilisent des arbalètes. Visez ici. Fit-elle calmement en tapotant sur son sternum.

— Donnez-moi un instant.

Tremblante, Sélène se leva, tituba, puis se reprit. Elle partit en quête de l’arme nécessaire à son œuvre funeste, qu’elle trouva en fin de compte assez rapidement, posée près du feu de camp agonisant. Le mécanisme de l’engin lui parut suffisamment clair, aussi encocha-t-elle un carreau, puis tendit la corde.

Aussi naturellement que faire se put, elle regagna l’alcôve dans laquelle l’attendait l’aveugle, laquelle l’accueillit avec un sourire.

— Assurez-vous que personne ne regarde. Toutes ne comprendraient pas.

— Avant de… de le faire, j’aimerais connaître votre nom, s’il vous plaît.

— Agarionne d’Hamalont.

— Je suis navrée que nous ne soyons pas arrivées plus tôt, Agarionne. Je suis Sélène. Sélène tout court. Êtes-vous prête ?

— Je suis prête Sélène et… merci.

La jeune femme pointa son arme vers l’endroit désigné par Agarionne et sans attendre plus longtemps, enclencha le mécanisme. Dans un claquement sec, la corde se détendit et le projectile transperça la dame d’Hamalont de part en part avant de se ficher dans le sol. Un mince filet de sang dansa le long de son buste voûté, puis, goutte à goutte, vint s’écouler sur le sol de terre, en parfaite harmonie avec les larmes qui échappaient aux yeux de sa libératrice. Agarionne paraissait si belle, assise, quiète, sereine.

— Merci Sélène… parvint-elle à articuler dans un dernier soupir.

Son menton vint mollement reposer contre son torse alors que la vie l’abandonnait. L’arbalète échappa des mains de Sélène et heurta la pierre dans un bruit sourd. La jeune femme contempla un instant le vide et la vacuité. Aujourd’hui représenterait à jamais la première fois où elle ôta la vie d’un humain. D’une humaine. D’Agarionne d’Hamalont.

Lorsqu’elle rejoignit son amie, toujours étendue, elle remarqua que trois filles avaient réussi à organiser la troupe de survivantes. Elles formaient maintenant une ronde serrée et décision fut prise que celles qui le souhaitaient resteraient ici, dans cette ravine. Elles réorganiseraient les lieux, planteraient des fruits et des légumes, utiliseraient les ressources de la rivière et de la forêt afin de créer une sororité où toutes celles qui en auraient besoin trouveraient refuge.

Sélène trouva le discours beau, émouvant et fédérateur. Elle se demanda même un instant si elle ne voudrait pas y participer. Mais quelqu’un d’autre nécessitait son aide. Elle caressa délicatement le visage endormi d’Anna, repoussant une de ses mèches à la couleur de l’encre derrière son oreille.

— Ha Noiraude. Pourquoi ai-je la sensation que nous ne sommes pas au bout de nos peines ?

Bien entendu, personne ne lui répondit que la calme respiration de l’Échosiane, et le rugissement intense de son propre estomac.

— Bordel, c’est vrai que je meurs de faim moi. ‘doit bien y avoir de la bouffe ici s’ils y vivaient tous les trois ?

Sans attendre, elle retourna s’asseoir près du gamin au visage brûlé.

— Dis-moi l’ami. Aurais-tu l’obligeance de m’indiquer votre garde-manger ?

Mais elle n’obtint qu’un gémissement étouffé.

— Bon, bah je vais me débrouiller.

Elle saisit le jeune garçon par les cheveux et le traîna à même le sol jusqu’aux abords du cercle des anciennes prisonnières, ignorant le bruit pénible de la peau qui se déchirait sur les arrête rocheuses

— Tenez. Faites-en ce que vous voulez, déclara Sélène en se séparant de son fardeau d’un geste désinvolte.

— Merci ma sœur, répondit l’une des meneuses accompagnant ses paroles d’une révérence. Vous êtes notre sauveuse, à nous toutes ici, et elle là-bas, elle désignait le corps dans vie d’Agarionne. Vous serez bénies pour ce que vous avez réalisé ce jour, vous et votre amie. Merci.

La douzaine d’autres femmes réunies derrière la première se mirent à psalmodier à l’unisson des louanges quasi religieuses. Cela mit terriblement mal à l’aise la jeune fille qui s’éloigna sans rien ajouter.

Elle dirigea ses pas vers une autre anfractuosité dans la paroi opposée qu’elle avait remarquée plus tôt. Celle-ci ne comportait aucune grille, mais deux torches à son entrée indiquaient qu’elle devait être aménagée. Et elle ne se trompait pas.

À l’intérieur, une couche vertigineuse de peaux de bêtes, tapis et autres kilims ornaient tant murs que sol, étouffant les bruits et les échos de la vaste caverne. En effet, passé l’étroitesse de l’entrée, le gouffre se muait en une cavité spacieuse aux stalactites blanchies de calcaire éclairées par une dizaine de torches encore flamboyantes. L’eau s’égouttait paresseusement dans des récipients placés aux endroits stratégiques en faisant raisonner leur clapotis apaisant. Si l’on omettait les atrocités qui avaient dû avoir lieu dans cet écrin, l’endroit paraissait charmant, accueillant même. Mais au grand désarroi de la jeune fille, aucune denrée à l’horizon.

Cependant, le reflet vert de gris d’une hanse en cuivre camouflée entre deux carpettes attira son attention. Après s’en être approchée, la hanse s’avéra être reliée à plusieurs planches de bois formant ainsi une trappe de fortune.

Sans hésiter, elle la souleva au prix d’un effort titanesque.

« Bingo ! » pensa-t-elle. Un fumet délicieux remonta le long de la courte échelle en bois et vint lui titiller les naseaux. Aucun doute, le garde-manger se trouvait là-dessous.

Ni une, ni deux, elle se munit d’un brandon et descendit les barreaux à une vitesse prodigieuse. Ce qu’elle trouva alors la laissa pantoise. En fait de garde-manger, c’était un buffet de roi qui se tenait devant elle. Volailles, venaisons et sangliers conservés dans du sel, fruits divers et variés, légumes, épices et même du vin d’Ain Salah… Ils avaient ici de quoi tenir un siège de plusieurs semaines, sans aucun problème. Tout était stocké dans de petites niches creusées dans la pierre et gardé à une température constante.

À l’appel du ventre s’arrêtait l’altruisme de Sélène. Une fois remontée, elle referma la trémie et la recouvrit à l’aide d’une paire de kilims dont elle nota la finesse des motifs.

La bouche encore pleine de raisins auxquels elle n’avait pas pu résister, elle s’enquit une nouvelle fois d’Anna qui n’avait pas bougé. Mue par l’énergie de celle qui a faim, elle transporta son amie jusque sur la masse de tapis. Ainsi, dès son réveil, le repas serait servi.

Du coin de l’œil, elle remarqua que la sororité s’était dispersée. Certaines s’étaient armées d’arbalète et s’affairaient à « pêcher » quelques poissons frétillants dans le lagon, pendant que d’autres avaient ravivé l’énorme brasier central. Le garçon à la tronche brûlée ainsi que quelques-unes de ces femmes avaient disparu.

Peu rassasiée par ces quelques grappes, Sélène se pressa de retourner vers la corne d’abondance. Après tout, elles se trouvaient maintenant en sécurité, et il y avait fort peu à faire d’autre que se goinfrer en attendant le réveil de sa partenaire. Haussant les épaules pour se convaincre elle-même, elle referma la trappe au-dessus de sa tête.

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