XXII - 2 [corrigé]

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Les deux comparses furent accueillies par le même trio que naguère. Cette fois, Anna prit le temps de les déshabiller du regard – et il y avait de quoi. Ils revêtaient un nombre incalculable de couches de tissus de couleurs sombres entassées les unes sur les autres surmontées d’un haouli crème. Les trois partageaient exactement la même tenue, se différenciant seulement sur les nuances de teinte. Mais surtout, les yeux bleus perçants qui les dévisageaient en retour avaient de quoi donner le tournis. Parfaitement placés au-dessus d’un nez pointu, ils se remarquaient de la plus belle des manières au milieu d’un visage à la peau sombre. « Des éphèbes assurément », pensa l’Échosiane.

— Ravis que vous ayez changé d’avis, tenta Malek, le seul dont elles n’avaient encore jamais entendu la voix. Venez donc profiter du feu que l’on vous présente aux autres ! Ils ne voulaient pas nous croire qu’il y avait encore des âmes dans cette ville ! Venez, venez !

Un sourire d’une blancheur surréaliste vint barrer le visage du jeune home alors qu’il se fendait d’une révérence absurde sur le passage des deux amies. Ses frères, car ils se ressemblaient tant qu’ils ne pouvaient qu’être frères, ne jugèrent pas utile d’ajouter autre chose et fermèrent la marche.

Plus elles se rapprochaient du feu, plus sa chaleur se faisait réconfortante, et plus le son des tambours et des guitares leur montait à la tête.

Ni les danseurs ni les musiciens ne s’interrompirent pour elle. Comme si tout cela était parfaitement naturel, Rahim et Malek leur apportèrent un tabouret chacun qu’ils disposèrent près du feu, à côté d’une grand-mère qui tapait dans ses mains sur le rythme de la musique. Cette dernière leur adressa un sourire franc et se décala quelque peu pour leur laisser un peu de place.

Avant même de s’en rendre compte, Sélène s’était déjà plongée dans une discussion animée avec Hassan puis ils éclatèrent tous deux d’un rire sonore.

« Pour quelqu’un qui était paralysé par la peur il y a une demi-heure, tu abaisses vite tes défenses, Sélène », se dit-elle.

Malek, « objectivement le plus beau des frangins », sortit de la roulotte derrière elle, une amphore encore scellée dans la main, trois verres en terre cuite dans l’autre.

— Tiens, j’attendais une occasion pour l’ouvrir celle-là ! Un hypocras vieux de trente ans ! Autant que moi.

Sans attendre de réponse, il déboucha le récipient dans un « pop » cocasse puis remplit les trois verres avant de planter littéralement l’amphore dans le sable. Il tendit à Anna le godet le plus rempli.

Elle le prit et regarda le liquide ocre foncé, méfiante. Pour la rassurer, Malek avala une gorgée de son propre godet.

— Tu ne crains rien, sadiqa. Elle était encore scellée il y a deux minutes.

— Je ne comprends pas en quoi notre venue est à célébrer, répondit-elle sur un ton égal.

— Haha ! J’ai trente ans. Tout rond. En trente ans, c’est la première fois que nous rencontrons une paire de jeunes filles telles que vous en plein milieu de nulle part. À peine préparées aux affres du désert, à court d’eau, et une arbalète avec un seul carreau pour toute défense.

— Nous regorgeons de surprise.

— Je l’espère bien. Mais si vous êtes avec nous maintenant, c’est parce qu’il vous manque quelque chose. Et vu votre réaction à notre encontre, sayidat, ce n’est pas pour trouver de la compagnie.

— De l’eau. Nous avions pile de quoi tenir le temps de notre trajet, mais une tempête nous a ralenties.

— Ha oui, une tempête de sable. Nous avons dû la traverser nous aussi.

Il vida le contenu de sa chopine d’une traite.

— Saloperie que ces trucs-là. La vie serait plus facile sans !

Rahim, jusque là occupé sur un djembé sobrement décoré vint se joindre à eux, saisissant sans mot dire le verre tendu par Malek.

— Mon frère, ces sayidati meurent de soif et toi tu leur sers de l’alcool. Tu en as décidément plus dans le sarouel que dans le crâne. Ne bouge pas, sadiqa, je reviens.

Il s’en fut comme il était venu, trottinant d’un pas léger, faisant voler ses nombreuses étoffes.

— Si c’est si rare que ça de trouver des voyageurs paumés en plein désert, pourquoi tout le monde ici agit comme si nous avions toujours fait parti du convoi ?

— Parce qu’ils savent se tenir. Mais laisse-les te poser une question, et tu ne fermeras pas l’œil de la nuit, c’est moi qui te le dis ! N’as-tu pas remarqué les mille regards curieux posés sur toi ? Ha, c’est qu’ils savent y faire, ils sont discrets. Surtout les femmes. Mais tous ici se posent deux questions.

— Lesquelles ?

— Qu’est-ce qui peut bien vous amener dans ce coin perdu du monde, et comment êtes-vous encore en vie ?

Il lui accorda un clin d’œil alors que Rahim se rassit près d’eux.

— Allez, bois ton verre, qu’on te serve de l’eau. Tu ne vas quand même pas gaspiller ? Le pauvre, ça fait des mois qu’il attend d’ouvrir cette amphore. Il l’a achetée chez un escroc à Ain Salah pour une fortune, alors que cette piquette ne vaut rien. Trop sucrée !

— Ha ! Qu’est-ce que tu racontes, mon frère ? Tu n’y connais rien de toute façon. Je te consulterai si j’ai besoin de changer la lame de mon épée, d’ici là, laisse moi savourer ce nectar, awghad.

Puis il s’adressa de nouveau à Anna :

— Ne fais pas attention. C’est le rustre de la famille. Celui qui se roule dans la boue pour un regard de travers. Il n’a pas son pareil pour rafistoler tout ce qui est en métal ou en bois, mais en vin, oh pauvre, je ferais confiance à un chameau avant lui !

Anna sourit. Timidement, elle trempa ses lèvres dans l’étrange fluide dont l’odeur et la robe lui rappelaient ce vin dégusté dans la cave sous la banque. Au goût cependant, si on trouvait une certaine similitude, cette boisson-ci était bien plus sucrée, liquoreuse même.

— Mh. Pas mauvais, fit-elle provocante, en rattrapant du bout de la langue une goutte rebelle aux commissures de sa bouche.

— Pas mauvais ? Pas mauvais qu’elle dit ! Ha ! Ouvrez vos meilleurs crus pour des étrangers, et pas mauvais, vous railleront-ils !

Les expressions, l’accent indéfinissable et la gestuelle grandiloquente du jeune homme firent rire Anna.

— Ça va, ça va, j’en reprendrai. Après deux ou trois verres d’eau.

Sans qu’elle eût à attendre, son godet fut rempli à ras bord. Avec de l’eau. Elle s’en délecta comme jamais. Bien qu’il leur en restait encore dans leurs outres, elles économisaient le précieux liquide et par conséquent, la soif les tiraillait.

Dans le même temps, elle remarqua du coin de l’œil que son amie partageait plus qu’un verre avec Hassan.

— Hé bah. Ils ne perdent pas de temps, songea-t-elle à voix haute.

— Il ne faut pas lui en vouloir. Si Rahim est le bourrin et moi le cultivé, Hassan c’est l’éloquent. Celui qui sait parler. Aux femmes, certainement, mais aussi aux hommes et aux chameaux. Ne rigole pas !

— Je suis à peu près sûre qu’elle savait où elle allait dès le moment où elle lui a adressé la parole. Elle a peut-être l’air fragile comme ça, mais c’est une fille pleine de ressources.

— Et d’arbalète.

— Et d’arbalète, concéda Anna.

Un silence paisible accompagna la fin d’un morceau. Puis sous un tonnerre d’applaudissements, une vieille femme, celle-là même qui leur avait souri se leva, dévoilant une flûte à trois pans de sous sa robe. Elle attendit le calme, puis se lança dans un morceau d’une virtuosité incroyable. Anna avait peine à suivre du regard ses doigts qui se mouvaient le long des tiges de bambous à une vélocité impressionnante.

— C’est Hana, notre aïeule, remarqua Malek. Elle nous enterra tous. Pendant la tempête, son chariot, qu’elle refuse de partager avec quiconque, s’est retrouvé ensablé. Elle a repoussé toute aide pour le dégager, et a réussi. Seule. À quatre-vingts ans. Une force de la nature. Et deux jours après, la voilà à sauter par-dessus un feu en jouant de la flûte.

— Hana… amusant.

— C’est aussi ton prénom, devina-t-il en levant un sourcil.

— Oui. Mais à ta prononciation, il ne s’écrit pas pareil.

— Et ton amie, quel est son nom ?

— Sélène.

— Oh. Une fille de la lune. Hé bien tu l’auras déjà entendu, mais je me nomme Malek, et mes deux frères, Rahim et Hassan, le benjamin. Nous faisons partie de la caravane d’Ayn Nadhhab et en notre nom à tous je suis heureux de vous accueillir aussi longtemps que vous le désirerez sadiqat.

— Merci, Malek. Mais nous ne profiterons pas longtemps de votre hospitalité. Nous devons nous rendre à Ain Salah et nous avons déjà été maintes fois retardées.

— Alors nos chemins se sépareront à l’oasis d’Akhdar dans deux jours. C’est votre meilleure option. Vous serez en sécurité parmi nous et l’oasis marque l’entrée du territoire libre. Quelle que soit votre histoire, une fois passé ce repère, vous laisserez tout derrière vous, puisque ni l’Église ni l’État n’ont de pouvoir sur ces terres.

— Je savais qu’Ain Salah refusait l’ingérence de l’Église. Mais de l’État ?

— L’État n’a plus aucun pouvoir nulle part. Du moins c’est ce que l’ont raconte chez les nomades. Ça ne nous arrange pas, car l’Église ne nous voit pas d’un bon œil. Mais ne parlons pas de cela ce soir. C’est la fête. Comme tous les soirs. Sais-tu danser, sadiqa ?

— Très mal, hésita-t-elle.

— Tant mieux, ça donnera l’impression que je suis doué.

Comme pour appuyer sa boutade, Hana termina son morceau sous les ovations de son public, et le quintette reprit ses airs gitans.

Malek saisit Anna par les deux mains et l’amena près de lui.

Il sentait bon. Un mélange d’épices et de sueur âpre, mais pas désagréable. La poigne de ses mains, fermes, mais douces, conduisait l’Échosiane en rythme parfait. Il la faisait virevolter, tournoyer sur les envolées de la gigue. Elle avait parfois l’impression de ne plus toucher le sol, tout mouvement lui venait avec un naturel étonnant. Dans le vertige de la chorégraphie, elle aperçut fugacement Sélène, la tête renversée en arrière, riant à gorge déployée entre les mains expertes de Hassan, hilare lui aussi. Il était beau, le duo de couple, s’oubliant à la musique comme si rien d’autre n’existait. Elles étaient magnifiques, toutes souriantes et ingénues. Elles étaient heureuses.

Las, la musique finit par tomber et chacun regagna son siège. L’Échosiane attrapa le regard de son amie, lequel pétillait, et cela lui réchauffa le cœur. Sélène le méritait, plus que quiconque.

Anna songea même un instant à la laisser là, au sein de cette compagnie nomade d’Ayn Nadhhab. Elle y serait bien, en sécurité. Bien mieux que battre le pavé en sa compagnie, allant au-devant de dangers certains.

Car plus elles avançaient vers Ain Salah, plus une idée tenace se mettait à germer dans son esprit. Elle irait dans la bibliothèque de la Perle du sud. Elle se renseignerait le plus possible sur cette foutue magie et ses conséquences, mais elle en apprendrait également autant que faire se peut au sujet de l’Extérieur. Elle finirait par s’y rendre tôt ou tard. Il le fallait, bien qu’il restait à comprendre pourquoi.

Mais l’image de ce livre qu’elle transportait toujours dans son sac, s’abattant sur son crâne lui revint. La mieux placée pour décider restait encore Sélène elle-même.

Le rideau de ses pensées s’ouvrit sur le manège de ces nomades de la caravane occupés à ranger les abords du feu. La plupart allaient se coucher, la fête touchait à sa fin.

— Je ne t’ai même pas proposé à manger, je suis incorrigible, se lamenta Malek et s’octroyant une généreuse portion d’une soupe aux ingrédients mystérieux. As-tu faim sadiqa ?

— Nous avons déjà mangé, merci.

Seuls restaient huit couche-tard, plongés dans des débats aux sujets variés. Sélène, Rahim et Hassan parlaient entre eux à voix basse. Anna n’eut aucune peine à déchiffrer cette gourmandise qui suintait dans le regard de son amie : elle venait de décider que cette nuit, elle ne la passerait pas en compagnie d’Anna.

La jeune femme sourit. Les mœurs de sa complice l’étonneront toujours, mais elle admirait cette nonchalance dont elle faisait preuve. Elle désirait cet homme, possiblement ces deux hommes, et l’envie semblait réciproque. Rien de plus n’importait à ses yeux, elle se moquait éperdument des qu’en-dira-t-on et ne se cachait derrière aucun faux semblant.

— Ton amie, la fille de la lune, qu’est-ce c’est que cette tâche qu’elle a autour de l’œil ?

— Une maladie, qui n’a d’autre symptôme ou conséquence que ce que tu vois là.

— Je trouve que ça lui donne du charme.

— Tous ne sont pas de ton avis. Ça lui a causé beaucoup de tort.

— La différence fait peur à beaucoup de gens. Une couleur de cheveux, de peau, la forme du nez ou ses croyances. Tout est bon pour craindre son voisin.

Hana asséna un coup de coude en passant à Malek.

— Arrête donc avec ton charabia philosophique. Chante-nous plutôt quelque chose, que l’on rêve avant de dormir, tes frères, nos invitées et moi-même.

Sans rien ajouter, elle prit place sur son rondin de bois, les jambes croisées sous son melafah aux couleurs chaudes, ses yeux braqués sur l’éphèbe.

— Donc tu sais chanter ? taquina Anna. Montre-nous donc cela, je suis curieuse.

— Face l’appel de la foule, l’artiste ne peut se soustraire ! Et bien soit.

Il se leva de son assise pour en trouver une autre, dos au feu, regardant son public restreint dans le blanc des yeux. Le silence se fit et même Sélène confortablement allongée sur les genoux de Rahim et Hassan tourna son attention vers le troisième frère.

Doucement, la voix grave de l’homme s’éleva rejoindre les étoiles éclatantes. Les notes sonnaient sur une gamme différente de celles que connaissaient Anna, jouant davantage sur les demi-tons dans un genre zalzalien typique des régions sud de Karfeld.

Malek chantait dans le dialecte ancien des Salaïdes et ni Sélène ni Anna ne pouvaient en comprendre le sens littéral.

Cependant, la chaleur et la pureté du timbre de l’aède donnaient un sens universel.

En compagnie des notes justes, l’esprit de l’Échosiane se perdit dans ses songes. Elle revoyait le sourire éclatant d’Esther devant le puits de Val-de-Seuil alors que Valian rentrait d’une semaine entière de chasse dans la forêt. Elle sentait même l’air frais de la montagne se glisser dans ses cheveux telle une main paternelle rassurante. Une sensation qu’elle avait oubliée depuis toute petite.

La jeune femme se souvenait aussi de l’étrange calme de la clairière où l’Étranger et elle devaient dormir, mais qu’une fourmilière géante avait revendiqué sans partage, et du bruit des millions de pattes foulant le sol de feuilles mortes.

Tous ces souvenirs remontaient à la surface en compagnie de Hector, Sebastian, Cassandre, Estelle et Morald. Ils se tenaient tous la main en chantant sur le rythme imposé par Malek, ils semblaient heureux et Anna ne put contenir ses larmes plus longtemps.

Mais soudain, les visages de ses compagnons se braquèrent sur elle, déformés par des tics de colère ou de rancune.

« Je suis désolée... » sanglota-t-elle. Mais rien ne pouvait calmer ces esprits d’hommes et de femmes morts ou partis. Ils la haïssaient. Ils la reniaient.

Immobiles, silencieux, leur peau se mit à fondre, dévoilant des os blanchis sur lesquels virent se percher des oiseaux charognards. Seule la face de Morald resta inchangée. Il soupira, et la vision s’effaça.

Derrière le rideau de larme, Malek continuait son chant, imperturbable, les paupières scellées. La couverture de velours de sa cantilène l’enveloppa toute entière et Anna s’y réfugia. À son tour, ses yeux se fermèrent et avant qu’elle ne s’en rende compte, sa voix vint accompagner celle du garçon dans un duo parfaitement harmonieux.

L’Échosiane ne se contrôlait pas vraiment. Les sonorités, pourtant peu intuitives pour elle se greffaient avec brio sur la mélodie.

Sans que personne ne le remarque, derrière la jeune femme, une bâtisse qui eut appartenu à un riche marchand retrouva sa splendeur d’antan. Dansant au rythme de la sérénade, des blocs de grès surgissaient du sable dans un silence exact et reconstituaient les murs, le toit et les fondations de l’édifice.

Fut-ce à cause de l’heure tardive ou de la sollicitation involontaire de son pouvoir, Anna s’endormit d’un sommeil profond.

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