XXVII [corrigé]
L’incunable échappa des mains de sa lectrice et tomba sur le sol dans un bruit sourd qui résonna plusieurs secondes. Sélène s’interrompit dans sa bâfre et porta un regard oblique sur son amie.
Elle voulut la questionner, mais une explosion incroyable retentit soudain. Les fondations mêmes de la tour se trouvèrent mises à rude épreuve, cependant l’édifice millénaire tint bon.
Sélène se leva d’un bond, et accourut auprès d’Anna. En s’agenouillant près d’elle, elle remarqua son teint livide et ses yeux hagards.
— Dis-moi que tu n’es pas responsable de cela, s’inquiéta la jeune fille en posant une main rassurante sur le genou de sa comparse.
Mais Anna ne cilla pas. Elle fixait un point invisible loin devant elle. La secousse ne l’avait même pas fait réagir. Sélène saisit l’ouvrage dont l’alphabet pétroglyphique ne lui disait rien, et le posa en équilibre sur la cuisse de l’Échosiane.
Des clameurs émanaient de l’extérieur de la tour, perçantes à travers la roche et la mince meurtrière au-dessus de leur tête. Sélène voulut se lever, mais une nouvelle déflagration la déstabilisa, et le livre regagna la poussière du sol de pierre.
— Bon sang, qu’est-ce qu’il se passe encore ?
La jeune fille saisit les épaules de son amie, toujours apathique, et tenta de la secouer afin qu’elle recouvre ses esprits. En vain.
— Bon sang, répéta-t-elle. Tu vas vraiment me laisser seule au milieu de ce merdier ? Qu’est-ce qu’il y avait dans ce foutu bouquin ?
Se remettant sur ses deux pieds avec grâce et légèreté, elle réduisit les quelques mètres qui la séparaient de la meurtrière, cette fois sans nouveau drame.
À travers la fine raie lumineuse qui l’éblouit un instant, elle devina rapidement une foule. Une foule agitée. En effet : elle se déplaçait tel un banc de poissons désordonné vers le centre de la ville. Bien sûr, l’objet de la panique venait du côté opposé.
« L’Église. C’est forcément l’Église qui attaque. Elle n’a pas chômé, et notre défenseure la plus farouche se trouve à moitié dans le coltard. C’est bien ma veine », pensa Sélène.
Sans perdre de temps, elle se rendit à la fontaine la plus proche où elle remplit un bac. Qu’importe si celui-ci eut contenu leurs urines, le temps n’était pas à l’hygiène et c’était le seul contenant à portée. Une fois la petite bassine bien remplie, elle retrouva la compagnie fantomatique d’Anna et dans un mouvement gracieux lui déversa le contenu de son pot sur la couenne.
L’effet fut immédiat. Dans un soupir assibilant, l’Échosiane reprit ses esprits et se leva brusquement de son fauteuil de velours.
Ses cheveux trempés lui gouttaient sur le front d’une manière désagréable. Réajustant une mèche humide derrière son oreille, Anna posa sur Sélène un regard plein d’interrogations. Elle savait que quelque chose n’allait pas, sans pouvoir mettre le doigt dessus. Les dernières minutes constituaient une brume dense dont les images, quelque part entre le songe et le souvenir, s’entrechoquaient.
— Tu comptes faire quelque chose ? La ville est attaquée ! Enfin... je crois.
La jeune fille prit l’Échosiane par la main.
— Viens, allons voir de l’autre côté de la tour ce qu’il se trame.
Anna n’offrit aucune résistance. Les rouages de son esprit commençaient à se remettre en place. Elle venait d’apprendre qu’elle avait elle-même causé le trépas de ses parents en faisant s’écrouler sur eux la mine Agide. Mais ce n’est pas ce qui l’avait plongée dans ce marais vaseux de pensées. Non : comme dans cette mine, le livre s’était mis à lui parler. Les symboles triangulaires prenaient forme directement dans son esprit. Sans être tout à fait sûre du pourquoi, il fallait qu’elle aille en bas de la tour. Tout en bas. Elle savait que ce livre et quelques autres lui expliqueraient la raison en temps voulu.
Mais pour le moment, c’était la guerre.
Car sitôt arrivées dans l’encadrement d’une fenêtre de laquelle partait l’un des nombreux escaliers qui ornaient le tour extérieur de l’édifice, le spectacle qui s’offrait à elles ne laissait plus la moindre place au doute.
Au sommet de l’immense dune qui jouxtait la ville, une dizaine de silhouettes d’hommes et de femmes travaillaient de concert pour faire pleuvoir des projectiles incandescents sur les murailles de la cité. Ces derniers explosaient à chaque impact, causant les séismes qui ébranlaient Ain Salah.
— Auroch, susurra Anna. De tous ceux que j’ai tués à Cyclone, il fallait que celui-ci survive.
Au même instant, le groupe de mages envoya une nouvelle boule enflammée contre la grande porte du rempart. Celle-ci céda.
De là où elles se trouvaient, les deux amies avaient une vue imprenable : la centaine de soldats salaïdes qui se tenaient derrière la porte dégainèrent leurs armes d’un seul mouvement. Des lances, des cimeterres, des vouges. En face, descendant la colline de sable au pas militaire, les Templiers faisaient briller au soleil leur armure d’or.
Ils devaient être au moins six cents. Face à l’inégalité du rapport de force, Sélène couvrait de sa main droite sa bouche grande ouverte d’une stupeur muette.
— C’est une bataille que nous ne pourrons pas gagner, fit une voix derrière elles.
Le duo se retourna et fit face à Smaël, encadré par deux gardes solidement armés et l’Étranger.
— D’autres soldats arrivent, peut-être quatre-vingts, reprit le seigneur. Pour la plupart des artisans ou des paysans prêts à défendre leur fief. Ils sont entraînés, mais aucun n’a déjà tué. Les civils sont amenés au palais fortifié. Nous nous tiendrons le siège là-bas. Et toi, que feras-tu Anna ? Nous aideras-tu ?
— Pas le palais, répondit cette dernière après un lourd silence.
— Je te demande pardon ?
Smaël la dévisageait, interloqué.
— Pas le palais, répéta la jeune femme. Ramenez les civils ici. Tous. Et que vos gardes défendent le plus haut possible avant de se replier. Il faut absolument que l’ennemi investisse la place en bas.
— Mais enfin, Anna...
Sélène fronça les sourcils.
— Comment veux-tu faire monter les marches à tant de…
Mais Anna n’attendit pas la fin de la phrase. Elle courut jusqu’à la meurtrière au-dessus de leur camp, puis s’adressa à Smaël :
— Quand ils entreront, surtout, veillez à ce qu’ils montent et ne descendent pas.
Puis sans laisser à quiconque le temps de protester, la voix de l’Échosiane retentit entre les murs de la bibliothèque, amplifiée par un écho puissant. La voix se fit chant. Un cantique rapide, cadencé, précis.
Sous les yeux ébahis de l’audience, l’anfractuosité de la meurtrière s’élargit sans bruit comme si les fondations de l’immense bâtisse étaient faites de glaise. L’ouverture s’agrandit encore et encore, jusqu’à former un parvis d’une dizaine de mètres dans le flanc de la tour. Mais Anna ne s’arrêta pas là. La mélopée reprit de plus belle et des marches de sable rigidifié vinrent flotter devant l’entrée créant un escalier assez large pour voir les civils commencer à monter par douzaines, poussés par la peur.
À contre-courant, les deux soldats, briefés par le seigneur salaïde, se précipitèrent dehors, l’un prit la direction du palais, l’autre disparu dans les ruelles de la ville.
Bientôt, une foule ininterrompue s’engouffrait entre les murs de la bibliothèque, que Sélène, rapidement rejointe par l’Étranger dirigea vers les étages supérieurs.
Anna, elle, avait terminé son œuvre ici. Elle avait disparu sans perdre un instant et courrait aussi vite qu’elle le pouvait dans les hauteurs du bâtiment en spirale. Le contrecoup de l’utilisation de son pouvoir la frappa comme la masse d’un Templier. Elle tomba à genoux près d’une étagère d’œuvres reliées, les yeux papillonnants de fatigue. Mais nourrie par l’adrénaline, elle se remit debout et repartit à plus belles enjambées, ignorant l’éreintement.
Elle n’avait pas terminé.
À chaque fois qu’elle passait devant une fenêtre, elle jugeait de l’avancement des combats. L’entièreté de la cohorte de l’Église s’était maintenant engouffrée dans la brèche et ce fut une véritable guérilla qui s’engagea.
Maîtres du terrain, les Salaïdes se servaient des toits et des raccourcis tortueux pour faire croire à l’ennemi qu’ils étaient bien plus nombreux que prévu. Parfois elle devinait les résistants tendre des embuscades, mettant à profit les venelles étroites qui couraient en parallèle des grands axes. Mais pour un Templier qui tombait, deux guerriers du désert poussaient leur dernier soupir.
Cependant, Anna gardait espoir. Ses ordres étaient passés puisque petit à petit, le flot d’armures dorées se dirigeait vers la place attenante à la bibliothèque.
« C’est trop tôt », pensa la jeune femme. « Gagnez du temps, c’est trop tôt ».
Puis elle la vit. Cette foutue échelle qui les avait vues descendre du toit plusieurs jours auparavant. Elle n’était plus si loin : quatre étages tout au plus.
Dans un ultime effort, elle atteignit la trappe par laquelle brillait le soleil du sud. Anna escalada chaque barreau en luttant contre l’épuisement, pour enfin se tenir debout au sommet de la bibliothèque d’Ain Salah. Elle tituba de fatigue, mais parvint à garder l’équilibre.
D’un simple coup d’œil, elle avisa de la situation : au milieu de la grande place encore jonchée de cadavres salaïdes, les Templiers avaient reformé le rang. Devant eux, les mages d’Auroch semblaient dicter leurs ultimes menaces aux occupants de la tour, dont l’escalier créé par l’Échosiane était retombé à l’état de poussière. Tout était parfaitement agencé, la chance lui souriait enfin.
Elle fit face au sud et soupira en regardant le barrage au loin qui retenait depuis une éternité les flots enragés du fleuve.
Il était temps que cela cesse.
Anna, bras tendus, entonna un chant. Quelque chose de rythmé, inspiré de la gamme dont Malek s’était servi. Elle ne quittait pas le barrage des yeux. Le chant enveloppa toute la cité, il se fit encore plus lent, encore plus lourd, inarrêtable.
Puis un rayon beige jaillit du néant et fusa dans le ciel de la Perle du sud. Il décrivit quelques virages erratiques avant de percuter le centre du barrage de plein fouet dans un silence de mort.
Il n’y eut nulle explosion, nul craquement, mais l’ouvrage millénaire céda et l’eau, trop longtemps retenue, se déversa sur la ville comme un troupeau de chevaux en colère. Voilages, plantes, tentures, maisons, mobiliers... l’eau rageuse emporta tout avec elle, jusqu’à s’annoncer à l’armée de l’Église par un grondement sourd.
L’Échosiane aurait voulu rester éveillée pour être témoin du sort réservé à Auroch, mais l’épuisement la rattrapa. Sans plus aucune raison de lutter, elle s’abandonna au néant.
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