XXX [corrigé]
L’Étranger garda sur lui une paire de torches éteintes, au cas où la source lumineuse fongique venait à manquer plus loin dans les galeries souterraines. Mais après une centaine de mètres et un coude à angle droit, la vision qui s’offrit à eux laisser à présager du contraire.
Ils passèrent par une salle intégralement vide, illuminée par une myriade de ces champignons phosphorescents.
— À quoi pouvait bien servir un espace vide aussi grand ?
La voix de Sélène résonna contre les quatre murs durant plusieurs minutes. Bien entendu, personne n’avait de réponse à ces questions.
Ils traversèrent d’un pas prudent la pièce, jusqu’à atteindre une autre porte, aux dimensions bien plus acceptables. À nouveau, celle-ci ne se démarquait par aucune décoration, à l’exception d’un vérin incrusté directement dans la roche. Sélène se précipita dessus puis se retourna vers les deux autres :
— Oh, un levier. J’adore les leviers ! Je peux tirer dessus ? S’il vous plaît ?
Anna et l’Étranger s’interrogèrent du regard. À première vue, l’objet ne pouvait servir à rien d’autre qu’ouvrir la porte, et il n’avait jamais été question de tunnels Agides piégés.
— Vas-y, mais sois prudente, accorda l’Échosiane peu sûre d’elle.
Sélène sourit de toutes ses dents
— Parce qu’il y a une façon prudente de tirer sur un levier ?
Sans attendre de réponse, elle appuya de tout son poids sur l’espar. Il y eut un déclic mécanique, tout de suite suivi par un gargouillement d’eau. Mais rien ne bougea. L’eau continua de couler quelque part derrière les murs pendant de longues minutes, puis le clapotage diminua en intensité. Un bref silence et les deux battants de la porte s’ouvrirent dans un raffut sourd.
Ils s’attendaient à avoir le souffle coupé, à tomber nez à nez avec une capitale au style architectural inconnu. Une ville fantôme grandiose où danseraient encore les esprits vivaces de cette mystérieuse civilisation.
Mais ils ne virent qu’une nouvelle grotte — quoique de taille impressionnante — aux parois brutes d’une roche sombre luisante d’humidité.
Seul le sol présentait des traces évidentes d’ouvrage : une rivière souterraine glissait lentement dans un chenal creusé à même la pierre et traversé d’un large pont sans garde-corps. Les lieux baignaient dans la même lumière azurée prodiguée par les colonies de champignons qui s’étiraient jusqu’au plafond.
Sélène s’aventura la première dans la cavité, se précipitant sur la passerelle. Elle s’accroupit et regarda au plus profond de l’eau.
— Il y a de drôles de poissons là-dedans ! s’exclama-t-elle. Seulement ils ne ressemblent à rien de connu. Vous avez déjà vu des poissons transparents, vous ?
Intriguée, Anna la rejoignit et observa avec attention. L’eau qui coulait là était d’une limpidité étonnante. Même si le canal devait être profond de plus de deux mètres, on en distinguait le fond sans difficulté.
Bercées par le faible courant, de longues algues blanchâtres s’étiraient, pour certaines jusqu’à la surface comme des filaments cherchant désespérément un pâle rayon de lumière. Au milieu de ces brins laiteux, nageaient avec paresse quelques poissons pas plus grands qu’un pouce, picorant de temps à autre un quelconque débris végétal déposé sur le fond de pierre de leur improvisé bassin. Sélène disait vrai : en lieu et place d’écailles argentées teintées de diverse couleur plus ou moins exotique, il n’y avait… rien. Anna pouvait distinguer chaque arête, l’épine dorsale ou même les organes de l’animal. Par ailleurs, à l’instar des troglodytes, ils semblaient dépossédés d’yeux. La jeune femme frissonna. Ce monde dans lequel ils avaient pénétré était décidément bien différent de Karfeld.
— La grotte continue en aval, indiqua l’Étranger qui avait traversé sans s’arrêter. Peut-être faut-il longer la rivière, nous tomberons forcément sur… comment dis-tu que cette ville s’appelle ?
— Mär-völ, répondit sobrement Anna.
— Mär-völ, répéta le jeune homme comme pour intégrer l’information. Aussi différent de nous puissent être les Agides, ils auront sans doute eu besoin d’eau potable.
Anna se redressa et marcha un instant sur la berge artificielle.
— De toute façon je ne vois pas d’autre solution pour le moment.
En effet, l’amont de la rivière semblait couler depuis une anfractuosité dans la roche, et il eût été peu probable qu’il faille s’y engouffrer pour rejoindre la cité.
L’Échosiane ouvrit la marche, suivie de près par l’Étranger dont la main droite ne délogeait pas du pommeau de son épée. Sélène finit par les rattraper, arrachée à regret de sa contemplation des étranges poissons.
Ils passèrent une vingtaine de minutes à progresser à bonne allure le long de la tranchée, jusqu’à ce que le grondement grave d’une chute d’eau arrive à leurs oreilles, porté par le timide écho de la grotte. Et plus ils s’approchaient de la source du ronflement, plus ils retenaient leur respiration. Là-bas, au fond du tunnel, une intense lumière violacée les éblouissait.
— Mär-völ ? questionna Sélène.
— Je l'ignore, admit Anna. Mais nous allons vite le savoir.
Poussée par l’excitation et la curiosité, elle pressa encore le pas, jusqu’à courir à belles enjambées. Plus elle réduisait la distance avec la source lumineuse, moins celle-ci lui brûlait la rétine. En fait, la lueur se faisait même douce, rassurante, enivrante.
Enfin, elle l’atteignit. Debout au bord du vide dans lequel se jetait sans retenue la rivière, l’Échosiane pouvait contempler un spectacle que nul homme avant elle n’avait jamais pu voir.
À ses pieds s’étendait une véritable jungle. Une jungle d’arbres et de plantes qui, elle en était persuadée, n’existaient pas en Karfeld. Une centaine d’orbes en fer suspendus à la voûte, dans lesquels prospéraient une quantité folle de ces champignons luminescents, illuminaient cette forêt. Chacun de ces orbes pouvait prétendre être une authentique œuvre d’art : parés dans ses moindres détails d’arabesques et de tourbillons rappelant des plantes grimpantes, ils devaient atteindre une dizaine de mètres de diamètre.
— Incroyable, lâcha l’Étranger dans un souffle.
— C’est joli, abonda Sélène à son tour. Mais c’est quoi ?
Anna plissa les yeux. Elle distinguait plusieurs chenaux de tailles plus modestes qui quadrillaient dans son entièreté l’immense vallée souterraine. Elle s’essaya à deviner :
— Un jardin ? Ou peut-être une gigantesque ferme ? J’ai l’impression qu’ils se servaient de l’eau de la rivière pour irriguer tous ces carrés de végétation. Quoi qu’il en soit, nous devrions descendre voir ça de plus près.
Du coin de l’œil, la jeune femme avait repéré un escalier abrupt qui courait dans la falaise jusqu’en bas. Comme le pont, l’ouvrage ne présentait aucune sécurité, aucun garde-corps. Le moindre faux-pas entraînerait la victime en bas, par le chemin le plus court.
Néanmoins, tous trois estimèrent que le jeu en valait la chandelle et s’engagèrent à l’assaut des marches d’un pas prudent.
Plus ils descendaient, plus ils sentaient l’air se charger en moiteur et la chaleur monter. Le brouhaha de la vertigineuse cascade se faisait également de plus en plus fort, et les embruns leur caressaient le visage.
Anna posa la première le pied sur le sol rocheux brillant d’humidité. Devant elle se dressait un végétal incongru : son tronc violet se ramifiait à dix mètres de haut en une explosion de branches pâles aussi fines que des cheveux, terminées par une unique boule orange. Sous l’effet du vent causé par la cascade, les filins bruissaient doucement et lorsque deux fruits s’entrechoquaient, cela produisait un bruit creux et agréable. Au pied de la curiosité, autre chose — elle ne pouvait dire si c’était végétal ou fongus — grandissait et rapetissait au rythme d’une respiration lente. Comme un éventail émeraude ouvert et tendu vers le plafond, percé de trous irréguliers.
Dans ce simple carré délimité par une mince gouttière, elle ne pouvait dénombrer combien d’espèces y poussaient. Des dizaines, peut-être même des centaines.
Un effluve sucré lui parvint de sa droite. La jeune femme en devina l’origine depuis un arbre à la forme plus conventionnelle, des branches duquel pendaient des fruits ronds et bleus.
Sélène semblait elle aussi avoir senti la douce odeur et tendait déjà sa main pour en cueillir un fruit. La voix de l’Étranger s’éleva :
— Surtout, ne touchez à rien, ne mangez rien.
Sélène suspendit son geste, puis ôta prestement sa main du fruit. Le jeune homme reprit :
— Nous ne connaissons rien de ces espèces. Il est plus prudent de faire comme si le moindre de ces végétaux était du poison. Nous avons assez de provisions pour le moment, inutile de prendre de risque.
Sélène posa un dernier regard sur l’appétissante boule bleue, puis tourna les talons à contrecœur.
« Je pourrais passer des heures ici à observer chacune de ces plantes. Elles sont toutes si… uniques. Je me demande si c’est à ça que ressemble l’Extérieur », songea Anna en reprenant sa route.
De temps à autre, un insecte aussi incongru que la flore locale venait vrombir près des oreilles de l’Échosiane. La plupart luisaient d’un éclat blanc presque aveuglant. Si aucune lumière extérieure ne parvenait jusqu’à ces profondeurs, la nature avait trouvé un moyen d’y briller malgré tout.
Dévorant chaque parcelle du regard, il fallut plusieurs heures au groupe pour atteindre la paroi opposée dans laquelle une nouvelle galerie s’enfonçait.
— Arrêtons-nous un instant, ordonna Anna. Il se fait faim et soif. Sans repère du soleil, j’ignore combien de temps nous avons marchons, mais nous devons économiser nos forces. Mär-völ est peut-être encore loin.
— Nous sommes entrés peu après le lever du jour, dit l’Étranger. Il doit être midi.
— Quel peuple étrange ! laissa échapper Sélène, le regard vague.
— Pourquoi dis-tu ça ? fit Anna en haussant un sourcil.
— D’abord on doit monter une tour — sur les flancs de laquelle se trouvent des escaliers inutiles — avant de la descendre intégralement pour accéder à une porte gigantesque qui donne sur une immense pièce vide, puis une petite porte, un pont, un escalier, un jardin titanesque et maintenant de nouveau un couloir étroit. Ça n’a aucun sens.
— Il faut admettre…
L’Étranger laissa sa phrase en suspend, les yeux perdus dans le néant.
Anna se contenta d’un soupir pour toute réponse. Cette réflexion lui avait aussi traversé l’esprit. Y avait-il un sens derrière toutes ces absurdités architecturales ? Les Agides semblaient portés sur le savoir et la sagesse, peut-être voulaient-ils que quiconque entre ou sorte de Mär-völ passent par ce puits de connaissances que représente la bibliothèque, comme pour imprégner les voyageurs de leur érudition ? Ou alors ils étaient de bien piètres édificateurs…
Voilà plusieurs heures qu’ils déambulaient sous terre, au plus proche de la civilisation Agide. Plus proche qu’aucun être humain avant eux. Pourtant le mystère qui entourait cette race ne faisait que s’épaissir. Elle haussa les épaules : beaucoup de réponses à ces questions devaient se trouver dans la bibliothèque. Elle se jura d’essayer d’en apprendre au maximum avant de partir en exil là-bas, dehors. Cependant, il y avait une question qui la tiraillait depuis un moment. L’instant semblait opportun, aussi demanda-t-elle à l’Étranger :
— Au fait, pourquoi l’Église pense-t-elle que les Agides sont nos créateurs ? On m’a appris à les vénérer à Cyclone, à les considérer comme des êtres exceptionnels, mais sans jamais m’expliquer pourquoi.
— Je pense que le clergé ne le sait pas non plus, répondit l’intéressé. Il en a toujours été ainsi, pour autant que je sache. La raison a dû se perdre dans les âges… Quoique cela facilite bien la vie du Pape. Une entité fascinante disparue dont on ne sait rien : il est aisé de lui conférer toute une aura divine.
Anna haussa une nouvelle fois les épaules. « C’est à Morald que j’aurais dû poser cette question », regretta-t-elle.
Le trio se sustenta avec appétit, puis reprit sa marche. Il y eut un moment durant lequel le silence absolu s’empara à nouveau de l’espace. L’Échosiane essayait de graver dans sa mémoire chaque détail de chaque bizarrerie qui poussait sous terre. Jamais ils ne la croiraient à Val-de-Seuil. Val-de-Seuil… elle sourit à sa propre bêtise. Elle ne reverrait jamais son village. Elle le savait. Pourtant, quelque part en elle, elle espérait encore.
Il y eut plusieurs intersections sur leur route, où décision fut faite de toujours prendre à droite. Mais en fin de compte, les chemins finissaient par se réunir. Anna envisagea même un moment que ces veines creuses soient l’œuvre de la nature, et non d’un quelconque savoir-faire, mais une colonne par ci ou un brasero rempli de champignons par là venaient chaque fois infirmer ses doutes.
Au terme d’une marche hasardeuse, ils débouchèrent dans une antichambre, semblable à la première qu’ils avaient croisée à peine engagés sous Söl-nochi. Tout aussi vide et mystérieuse que sa jumelle, un levier ornait de la même façon le mur à côté d’une porte qui, elle, dénotait.
En place des deux battants de pierre se dressait un portail en fer ouvragé dont les motifs percés rappelaient ceux des sphères du jardin. Assez large pour laisser passer deux chariots de front, il annonçait quelque chose de grandiose, d’insoupçonné.
Sans attendre qu’on l’y autorise, Sélène se jeta sur le levier et l’abaissa comme l’aurait fait une enfant, avec le même sourire ravi coincé sous ses oreilles.
Il n’y eut aucun clapotis d’eau ou bruit mécanique. Dans un silence parfait, la grille s’ouvrit.
À nouveau, le groupe retint son souffle. Cette fois, aucun doute : ils étaient arrivés à Mär-völ.
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