XXXIV - 1 [corrigé]
L’air qui emplit les poumons d’Anna était chaud, humide, désagréable. Comme après le passage d’un orage d’été, mais en plus étouffant. Elle jeta un coup d’œil interrogateur à sa comparse qui lui fit comprendre d’un geste de tête qu’elle partageait son inconfort.
Lorsque ses pupilles se firent à ce nouvel environnement lumineux après des jours passés sous terre, elle découvrit une forêt tout aussi étrange que celle croisée sur le chemin pour Mär-völ. Des arbres aussi hauts que les plus hautes tours de Cyclone aux troncs blancs comme la neige s’élevaient au-dessus d’elles de façon tortueuse. Leur feuillage fin et orangé laissait filtrer la lumière d’un soleil aussi agressif qu’au beau milieu du désert.
Profitant de ces rayons providentiels, une végétation basse et dense bouchait leur champ de vision à plus de trois mètres. La mousse épaisse et verte qui recouvrait la moindre parcelle du sol accroissait cette sensation oppressante.
Il n’y avait pas d’air, pas de vent, pas même une légère brise pour remuer l’atmosphère stagnante qui régnait dans cette jungle.
De prime abord, elles ne virent aucun animal, mais la myriade de bruissements, de chants et de cris témoignait que la faune les accueillait avec méfiance.
Anna se rapprocha de sa comparse et posa une main affectueuse sur son épaule.
— Comment te sens-tu, mon amie ?
— Bien, pour autant que je sache, répondit Sélène sans hésiter. Pas de sang dans la bouche, rien qui ne sorte de mon nez ou de mes yeux. On peut avancer.
L’Échosiane se gratta machinalement l’avant-bras et s’engagea au milieu de la flore peu hospitalière.
Des fougères aux teintes roses côtoyaient des arbustes épineux dont les feuilles dentelées d’un bleu peu naturel reflétaient des lueurs d’argent sous l’éclat du soleil. Tout ce patchwork de couleurs vives agressait les pupilles des deux jeunes femmes.
Elles avancèrent prudemment, comme le ferait un aveugle dans la foule, tous leurs sens en éveil. Les branches qu’elles écartaient de leur chemin d’une main délicate pliaient sans casser. L’odeur forte du pétrichor montait dans leurs narines. Un goût indescriptible envahit leur bouche, tandis que leurs regards se tournaient vers chaque bruit proche, dans la crainte de voir débarquer une créature abominable.
Tels deux enfants perdus dans la nuit, leur imagination allait bon train ; l’Échosiane ne reconnaissait rien et derrière chaque fougère argentée se cachait quelque chose de nouveau, d’incongru.
À la faveur d’une clairière bienvenue, Anna repéra une colline au sommet dégarni, se dressant, solitaire, au-dessus de la cime des arbres.
— Montons là-haut, ordonna-t-elle en désignant l’endroit. À défaut de nous repérer, nous pourrons savoir ce qui nous entoure.
— Ça me convient, Noiraude. De là-haut on apercevra peut-être une rivière ; nos outres sont presque vides.
Après son bras, son buste se mit à la démanger. Peut-être était-ce dû à l’air humide ou sa propre transpiration qui rendait la totalité de son sari moite.
Reléguant ces pensées secondaires à l’arrière de son crâne, elle reprit sa route, flanquée d’une Sélène dont le sourire ne masquait pas l’enthousiasme.
Il ne leur fallut qu’une paire d’heures pour rejoindre leur objectif. Au sommet du tertre planté d’une herbe dorée se dressait un arbre impressionnant, ressemblant à un chêne comme elle en connaissait des milliers. Cependant celui-ci se parait de fruits granuleux rouges autour desquels vrombissait un nombre incalculable d’insectes aux formes et couleurs variées.
Elles se débarrassèrent de leurs bagages, sabre et arbalète inclus afin de se reposer un instant.
L’herbe qui leur arrivait à mi-mollet causa de nouvelles démangeaison chez la jeune femme, quoique celle-ci remarqua que son amie ne semblait pas gênée le moins du monde.
— Bon, voyons voir, commença Sélène en tapotant son index contre sa lèvre inférieure. On vient de là-bas, vers ces montagnes. Si on en croit la position du soleil, je dirais que nous sommes parties vers l’est. Et autour de nous… des arbres. Rien que des arbres.
— Des arbres, partout, renchérit Anna. À perte de vue. Ça ne va pas être facile de repérer un cours d’eau au milieu de cette végétation.
En effet, un canopée uniforme s’étendait jusque là où portait le regard. Une fine brume grisâtre qui glissait entre les arbres aux troncs blancs masquait l’horizon de Väl-rina.
— En se rationnant, on a de quoi tenir encore deux journées, en bouffe comme en flotte, calcula Sélène.
— Nous aurions dû longer les montagnes. C’est un environnement plus familier et il y est plus facile de trouver des sources et du gibier.
— Boh, ça n’est pas trop tard, elles ne sont pas si loin. Allons-y !
Mais soudain, les tripes de la jeune femme se soulevèrent. Sans qu’elle ne pût y faire quoi que ce soit, une bile noire éclaboussa le sol, maculant ses chausses.
Tout au fond de son être, son pouvoir s’éveilla.
— Anna ! s’écria Sélène. Anna bordel, qu’est-ce qu’il se passe ?
Mais la jeune femme ne pouvait répondre. Assaillie par des démangeaisons aliénantes sur la moindre parcelle de son corps, elle tomba à genoux dans la flaque immonde qu’elle venait de vomir. Un autre spasme la surprit, une autre gerbe de bile se rependit au pied de l’étrange chêne.
C’était plus fort qu’elle ; ses mains s’agitaient sur son corps, déchirant sa robe et ses chairs. Elle grattait de toutes ses forces, plongeant ses ongles dans sa peau. Dans ses tympans hurlaient les milliers de morts qui la hantaient.
Sélène se tenait debout à ses côtés, désemparée.
— Noiraude ! Parle-moi ! Qu’est-ce qu’il t’arrive ! hurla-t-elle, démunie.
Tandis qu’Anna s’écorchait l’omoplate, ses ongles heurtèrent quelque chose de solide. Comme une excroissance de son os.
Le bouillonnement dans son vendre s’accentua.
Elle changea d’emplacement, labourant le bas de son dos avec autant d’énergie. Mais une nouvelle fois, elle se cassa un ongle sur une protubérance solide, une arête tranchante, un ergot minéral.
De ses yeux écarquillés, elle constata que son nombril avait disparu, remplacé par un cristal transparent rhomboédrique. Un quartz parfait, dépassant à peine de sa peau sanguinolente.
La sphère en son for intérieur explosa et inonda son être.
Un vague de chaleur la parcourut, chassant l’irritation comme la douleur. Une quiétude étonnante s’empara d’elle.
Sélène essuyait, à l’aide d’un pan de son propre sari, les scarifications de la jeune femme.
— Anna, parle-moi, je t’en supplie, geignit-elle, les yeux embués.
Mais l’Échosiane demeura silencieuse, haletante. À genoux, un filet de salive et de bile tombait des commissures de ses lèvres, humectant la terre déjà souillée.
Elle pouvait les sentir, chacun individuellement : des centaines de cristaux avaient émergé de sous sa peau, perçant à travers ses chairs et son être. Elle les sentait pulser au rythme de son cœur emballé.
D’un geste lent, elle tourna son visage marqué vers son amie, accroupie auprès d’elle. Lorsque leurs regards se croisèrent, la fille à l’œil marqué eut un mouvement de recul. Elle tomba sur les fesses dans l’herbe étrange.
— Anna… tu as… qu’est-ce que... bégaya-t-elle.
— Qu’est-ce que j’ai... sur mon visage ? devina Anna avec un petit rictus.
Sélène ne répondit pas. Anna se redressa lentement.
Elle se tenait droite, face à l’horizon. Un sentiment de plénitude l’envahit. Mais quelque chose, un détail, l’empêchait de réellement fusionner avec l’exaltation. D’un geste théâtral, elle arracha sa robe dont les déchirures ne cachaient de toute façon plus grand-chose de son anatomie.
Elle resta là, debout, nue, fière. Toute affliction, toute irritation avait disparu, bien que son corps continuait de saigner. La boule capricieuse jusque là parasite de son corps coulait maintenant dans ses veines, libérée de toute contrainte.
La voix de son amie s’éleva dans son dos :
— Bah c’est malin. Tu comptes arpenter l’Extérieur le cul nu ?
Anna se retourna et dévisagea son acolyte, déjà occupée à fouiller dans son sac à la recherche de leur cape.
Au-dessus de cette dernière, comme suspendu aux nues, un intrigant fil d’argent tissé brillait de mille reflets iridescents.
L’Échosiane eut un petit rire et se passa la langue sur ses lèvres. Le lien de vie. Elle était capable de discerner le lien de vie de son amie, comme ce moine d’antan.
D’une main douce et chaude, elle arrêta l’entreprise de sa comparse.
— Inutile, fit-elle sobrement.
Puis levant les deux bras au ciel, exposant davantage son corps dévêtu aux regards absents de l’Extérieur, la centaine de quartz émit une pâle nitescence.
De haut en bas, venue de partout et nulle part à la fois, une robe impériale verte et blanche se matérialisa, recouvrant son corps des épaules aux chevilles d’un habit aux détails précis. Son dos nu laissait voir les cristaux incrustés dans sa peau, alors que les longues manches se terminaient en mitaines de dentelles noires. Le jupon couvrait ses jambes d’un voile émeraude aérien, tout en transparence. L’atour n’avait rien à envier aux plus ostentatoires des robes d’Estelle.
Elle ignorait comment et pourquoi, mais l’habit se révélait parfaitement adapté au climat ; tout à coup, elle ne souffrait plus ni de l’humidité ni de la chaleur.
Devant le regard subjugué de sa compagne de voyage, Anna se contenta d’une simple phrase :
— Je suis une Échosiane.
Puis elle retourna à la contemplation des alentours.
Encore plus à l’est, à un endroit jusque là masqué par la brume, une étendue bleu foncé perçait magistralement la monotonie enflammée des arbres aux feuilles couleur tangerines.
— Et bien voilà. Nous avons trouvé notre source d’eau, déclara-t-elle, équanime.
Sélène se racla bruyamment la gorge :
— Hem… si tu peux faire apparaître une robe digne d’une reine de nulle part, tu ne pourrais pas simplement remplir nos gourdes ?
— Je n’en ai aucune idée, mon amie. Je ne sais pas ce que je peux faire ou non. La robe m’est apparue d’instinct. Créer de l’eau ou faire tomber la pluie, je ne saurais pas comment m’y prendre.
— Pas pratique ton pouvoir. Je vais poser une question idiote, mais, tu te sens de marcher jusqu’au lac ?
— Parfaitement. Je me sens… bien, répondit toujours sans émotion l’Échosiane.
— Je savais que c’était une question idiote. Après tout, c’est pas comme si tu vomissais un truc noir et t’arrachais la peau il n’y a pas cinq minutes.
Elle marqua une pause.
— Ha et au fait, sympa les paillettes sur ta peau !
Puis elle attrapa ses affaires et se mit à dévaler la colline, suivant la direction de l’est. Anna sourit légèrement et lui emboîta le pas.
« Comme cette journée est belle », pensa-t-elle.
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