XXXVI [corrigé]
Elles eurent la chance de retrouver sans peine l’entrée vers la cité de Mär-völ, après seulement une paire de jours passés dans la jungle Extérieure.
Les derniers survivants de l’avant-poste de l’Église n’avaient pas tardé à dévoiler les secrets du lieu, en particulier l’endroit où ils entreposaient la nourriture. Une fois le garde-manger dévalisé, Sélène avait passé un moment à parler avec chacun des enfants qui le pouvaient encore. Elle leur avait demandé leur nom, d’où ils venaient, s’ils avaient faim ou soif... Ceux affligés par la torture de Morald étaient restés muets ; ils obéissaient aveuglément aux ordres succincts donnés par la jeune fille, sans zèle ni émotion.
Le comportement de Sélène avait surpris Anna : l’ancienne acrobate de cirque s’était montrée particulièrement adroite avec les enfants. Elle les rassurait, leur chantait des chansons le soir comme l’aurait fait une mère pour ses petits. Elle présentait en toute circonstance un visage jovial, avenant, qu’imitait son audience par mimétisme.
Anna, de son côté, s’en voulait terriblement. Elle ne ressentait presque aucune empathie pour ces petits êtres. L’Échosiane savait de tout temps qu’elle ne possédait pas ce que l’on appelle « la fibre maternelle ». Déjà à Val-de-Seuil, les enfants, plus que n’importe quelle créature, la terrifiaient. Quant aux pauvres hères déjà condamnés, ceux-ci la dégoûtaient plus qu’autre chose. Et cela lui était difficilement supportable. Il s’agissait d’un dégoût profond, sans fondement ni raison particulière, mais leurs regards vitreux la mettaient mal à l’aise : ils ne dormaient pas la nuit, se contentant de fixer un point invisible devant eux.
Aussi se cantonnait-elle à protéger tout ce beau monde des menaces de la jungle. Mais aucune ne s’était présentée.
Ils firent un dernier bivouac dans cet Extérieur que les Tän-agyd nommaient Väl-rina, juste devant la porte que le duo avait empruntée seulement quatre jours auparavant. Quatre jours intenses durant lesquels Anna en avait tant appris peut-être trop. De sa nature profonde illustrée par ces cristaux de quartz, aux plans détestables de l’Église. Elle frissonna en repensant à Morald. Un frisson qui ne trahissait pourtant aucun regret.
Au milieu d’une clairière assez vaste pour accueillir la petite troupe, Anna s’affaira à allumer un feu, tandis que Sélène sortait de l’immense sac fauché dans le garde-manger de la tour, les rations du soir.
Son œuvre accomplie (le feu crépitait gaiement et les flammes s’élevaient dans la nuit étoilée jusqu’à hauteur d’homme), l’Échosiane fit signe à Sélène qu’elle avait besoin de s’éloigner un peu.
Qu’allait-il se passer dans ces corridors ? Les croûtes sur sa peau la démangeaient encore. Les cristaux allaient-ils disparaître ? Perdrait-elle tout contrôle sur ce pouvoir dont elle ne connaissait rien ? Était-elle seulement capable de vaincre ce Pape ?
Elle marcha un moment dans la nuit grouillante de vie de cette improbable jungle, jusqu’à trouver, nichée au creux d’une petite formation rocheuse, une source qui coulait dans un bac de pierre naturel.
« Quelle ironie », pensa-t-elle, « Dire que nous avons failli manquer d’eau alors qu’il y en avait à la sortie du tunnel ».
Elle se pencha au-dessus du bassin et y regarda son reflet un moment. Trois cristaux brillaient sur son visage, sous le halo vespéral bleuté : un au-dessus du sourcil gauche, un sur son front, presque au milieu, et un dernier sur le côté droit du nez. Elle porta sa main sur ce dernier : il était froid, dur, mais ne se démarquait en rien de n’importe quel autre quartz qu’elle avait pu trouver lors de ses pérégrinations dans les montagnes de la vallée d’Aralie. Pourtant ils la définissaient, comme autant d’oriflammes criant : cette femme est plus puissante que vous, cette femme est une Échosiane.
Il y eut un bruissement dans son dos. Anna sortit soudain de sa rêverie, les doigts serrés sur le pommeau de son sabre.
Mais de derrière une large fougère, un enfant s’avançait vers elle, l’air un peu perdu : il regardait autour de lui comme s’il se sentait menacé.
Le cœur de l’Échosiane se serra. Le petit garçon ressemblait à s’y méprendre à Anton, de Felerive. Les mêmes boucles blondes s’agitaient sur un visage tout en rondeur. Ses yeux en amande perçaient la nuit comme si elle n’existait pas.
— Je me suis perdu, fit-il d’une voix tremblante. J’ai voulu aller faire pipi, mais je me suis perdu.
Anna s’agenouilla près du gamin et lui sourit aussi tendrement qu’elle le put.
— Ça n’est pas grave. Viens avec moi, nous allons retrouver les autres. Comment t’appelles-tu ?
— Milton, répondit-il sans hésiter.
— Très bien Milton, en avant.
Elle se redressa et s’apprêta à prendre la direction du camp, quand quelque chose de chaud se glissa dans sa main gauche. L’enfant la lui tenait dans un geste naturel qui déstabilisa la jeune femme un instant. Mais la vérité était que ce contact la rassurait elle aussi. Une partie de ses questions s’évanouirent.
Avant de partir, Milton se saisit d’une branche de bois qu’il tint comme une épée.
— Je suis prêt, dit-il d’une voix vaillante.
Le lendemain matin, ils s’engagèrent sous terre, parcourant les galeries sombres et merveilleuses à la fois de Mär-völ. Les enfants ne décrochèrent pas un mot durant toute la traversée de la ville puis de la forêt artificielle. Anna reconnut quelques plantes de Väl-rina parmi la jungle cavernicole : il s’agissait bien d’une culture hydroponique de la flore venue de l’Extérieur.
Tout au long de leur périple jusqu’aux fondations de Söl-nochi, l’Échosiane était restée attentive à ce que lui dictait son corps, ce qu’elle pouvait ressentir. Mais il ne se passa rien. Les cristaux restèrent affleurants. Un changement, cependant, s’opérait au plus profond d’elle. Comme résignée, la boule grouillante se reforma, s’enroulant sur elle-même à la façon d’un reptile, bien à l’abri dans son ventre. Elle savait parfaitement ce que cela signifiait : la malédiction opérait de nouveau.
D’ailleurs sa robe, invoquée par magie, ne lui allait plus aussi bien. Qu’est-ce qui lui avait pris de créer une robe pour voyager dans une jungle ? Ça n’avait aucun sens. Le jupon gênait ses mouvements et le dos nu faisait s’infiltrer le long de son échine, l’air frais souterrain. Elle frissonna plus d’une fois avant de se résoudre à porter sa cape miteuse sur ses épaules.
Sans que Sélène lui adresse une seule fois la parole, la bande regagna bientôt la lumière du soleil au sommet d’une Söl-nochi vide (même les troglodytes semblaient avoir disparu). À la vue du désert qui s’étendait à l’infini, Anna sentit un frisson parcourir sa colonne vertébrale.
— De retour en Kär-feld… laissa-t-elle échapper à mi-voix.
La jeune femme se retourna vers la compagnie, dirigée par Sélène. Les trépanés regardaient toujours fixement devant eux, insensibles aux merveilles de la Perle du sud. À l’inverse, les autres — dont Milton — n’en croyaient pas leurs yeux. Ils étaient originaires des montagnes de l’est et n’avaient jamais contemplé la beauté nue de la mer de sable.
Au loin, un échafaudage immense brisait la vue, mais cela réchauffa le cœur d’Anna. Les travaux du barrage avaient commencé, et les rues d’Ain Salah semblaient avoir été séchées. Le bruit sec du taillage de pierre et les cris des hommes et des femmes s’affairant sur les chantiers de la ville parvenaient à ses oreilles. La cité fourmillait de vie.
Milton lui tint la main tout au long de la descente des interminables escaliers et, après plusieurs heures qui semblaient être des jours, ils se tinrent enfin sur la grande place qui jouxtait la bibliothèque.
Les Salaïdes passaient autour d’eux, intrigués. Mais la plupart des regards dardaient vers le visage de la jeune femme où les cristaux brillaient de mille feux sous la lumière du soleil du désert.
— On ne s’y fait jamais vraiment, commenta Sélène avec un demi-sourire. Mais on finit par oublier les cons et se focaliser sur ceux qui valent le coup.
Elle marqua une pause.
— Et maintenant ? Quelle est la suite du plan ?
— Je ne sais pas trop. Retourner voir Smaël, pour commencer, et peut-être essayer de trouver l’Étranger.
— Et eux ?
La jeune fille désigna du menton les enfants dont les yeux écarquillés rappelaient des chats découvrant leur environnement.
— Le mieux serait peut-être qu’ils restent ici, à l’abri. Nous les renverrons chez leurs parents si… si je réussis.
— Et les autres ? Que deviendront des enfants dénués de toute conscience ? Quelle vie pourront-ils mener désormais ?
— Je ne sais pas, mon amie, admit Anna. Je n’en ai aucune idée.
— Je veillerai sur eux, dit froidement Sélène. Ils sont aussi innocents que des nouveau-nés et ne méritent pas ce qui leur arrive. Tu as ta croisade à mener, mais je ne suis pas certaine d’y avoir ma place. Tu as tes pouvoirs, ton sabre… moi je ne suis qu’une piètre saltimbanque armée d’une arbalète. Ils auront plus besoin de moi que toi.
— Tu m’as pourtant sauvé la vie là-bas, dans cette tour. Si tu n’avais pas été là, je serais…
— Mais c’était des adversaires que je pouvais affronter. Si le Pape est un Échosiane lui aussi, il lui suffira d’un geste pour… tu vois ce que je veux dire.
— Je comprends.
— J’ai trop peur Noiraude. De mourir, oui, mais surtout de mourir pour rien. Je sais que je t’ai promis de t’accompagner tout le temps, de te frapper avec ce bouquin, mais… mais je crois que j’aurais plus de raisons à vivre ici que mourir là-bas.
Anna soupira. Elle était si fatiguée tout à coup. Elle fut tentée un instant de retourner sur ses pas. S’en aller loin de ce royaume maudit et regagner la jungle de Väl-rina. Après tout, ça ne serait plus ses problèmes. D’ailleurs ça n’aurait jamais dû l’être… quelque part, elle ne faisait plus partie de ce monde. Mais une voix ingénue lui remit les pieds sur terre :
— Vous allez partir ? s’enquit Milton.
Elle lui sourit timidement. Des deux, elle était l’enfant, et lui la figure rassurante.
— Pas tout de suite, répondit-elle. Nous allons d’abord voir un ami à nous, tous ensemble. C’est le chef de cette ville. D’accord ?
— D’accord. J’espère qu’il est aussi gentil que vous, s’enthousiasma-t-il.
Ils furent tous accueillis chez Smaël comme des rois. Un majordome les avertit que le seigneur d’Ain Salah les rejoindrait bientôt, mais qu’en attendant, un banquet leur était servi.
Et par banquet, il entendait festin. Dans une pièce toute en dorures et muqarnas décorés de mosaïques, trônait une table immense. Et sur cette table, des plats de toutes les formes et de toutes les couleurs répandaient leurs fumets délicieux jusqu’aux narines des réfugiés.
De toute évidence, la crainte de Smaël de manquer de nourriture s’était avérée inutile.
Sélène tenta un moment de maintenir un semblant de discipline et d’ordre, mais les chérubins se jetèrent sur la nourriture comme les loups sur une proie facile. Cependant, la dizaine de trépanés restèrent immobiles.
Anna les dévisagea tous un par un. Si certains approchaient l’adolescence, la plupart devaient avoir moins de dix ans. Ce qui fit germer une pensée terrible dans sa tête : combien de complexes comme celui-ci existaient-ils à l’Extérieur ? Où étaient les adultes, les apprentis Templiers ? Le doute reflua encore un peu, et sa rage envers le Pape s’en trouva exacerbée.
Finalement, alors que leurs estomacs ne pouvaient guère plus supporter la moindre bouchée supplémentaire, l’épaisse porte à double battant s’ouvrit sur la figure radieuse de Smaël.
— Sadiqat ! Quelle joie de vous revoir !
Il fit une accolade chaleureuse aux deux comparses
— Vous nous avez causé bien du souci, vous savez. Personne n’avait la moindre idée d’où vous étiez ! Même Gharib n’a pas voulu décrocher un mot. Ha ! Bah, en parlant du loup.
Sur ces mots, l’Étranger entra dans la pièce à son tour, accordant à Sélène et Anna un sourire non feint.
— Et qui donc sont nos… invités ? reprit le seigneur à la peau d’ébène.
Les deux femmes entreprirent alors de raconter en détail leurs péripéties, en omettant volontairement tout le passage sur les fondations de Söl-nochi et l’existence proche de la cité Tän-agyd de Mär-völ.
Bien qu’Anna remarqua les coups d’œil furtifs jetés à ses cristaux apparents, personne ne fit la moindre réflexion lorsqu’elle expliqua la vraie nature de son pouvoir.
Smaël s’émut du sort des enfants lorsque Sélène relata les faits de ce mystérieux laboratoire de l’Église et on devina même une larme se former aux coins des yeux de l’homme.
— Bien sûr que nous les accueillerons ! articula celui-ci, la voix tremblotante de rage ou de pitié. Jamais il ne sera dit qu’un Salaïde refuserait l’hospitalité. Encore moins à de pauvres gosses dans le besoin. Ils logeront tous ici même ; au sein du palais. Ils vivront une vie de roi et je les éduquerai jusqu’à ce qu’il leur soit possible de retrouver les bras de leurs parents. Je veillerai personnellement à ce qu’ils ne manquent de rien. Plus jamais.
Sélène en s’avançant d’un pas. Les yeux d’Anna croisèrent ceux de la jeune fille un bref instant, mais suffisamment pour comprendre. Au fond de ces yeux, brillait une lumière vacillante, ternie. De la peur.
— Je resterai aussi, souffla-t-elle. Je crains que pour ce qui va suivre, je ne sois pas bien utile. Presque un boulet, même. Et puis les enfants, c’est mon dada. Ils sont souvent moins cons… moins stupides que les adultes. Du moins, la plupart des adultes.
Elle accorda un regard entendu à son amie alors que Smaël se para d’un sourire éclatant bien que timide :
— Très bien, peut-être arriverai-je à vous tirer les vers du nez sur ce mystérieux accès à l’Extérieur. Vous pourrez loger ici aussi, les chambres des dignitaires et autres marchands risquent de rester vides un moment.
Il se tourna vers Anna :
— Et vous sayidati ? Que comptez-vous faire ?
— Je vais mettre un terme à cette folie, déclara sobrement l’Échosiane. Des siècles de sacrifices de la part des plus démunis pour servir les intérêts d’un peuple disparu. Ça ne peut pas continuer. Les agissements de l’Église doivent être portés à la connaissance du peuple. Ça sera alors à lui de décider. Mais rien n’est possible tant qu’un Échosiane dirige le clergé. Je connais l’étendue de la souffrance que ce pouvoir peut infliger. Il me faudra d’abord le mettre hors d’état de nuire.
— Je t’accompagnerai dans cette tâche, mon amie, décida l’Étranger.
— Je savais que tu ne raterais ça pour rien au monde, railla la jeune femme. Nous partirons dès demain, équipés du strict nécessaire. Je veux voyager rapidement, chaque jour perdu, ce sont des enfants qui disparaissent.
— Ça me convient, répondit l’Étranger en réajustant son pourpoint bleu.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit… s’enquit Smaël.
Anna sourit.
— Maintenant que vous le dites…
Annotations
Versions