XXXIX [corrigé]
Pendant ces quatre jours de chevauchée, la pluie ne les avait pas quittés. Les réminiscences du chaos de Ruineval non plus. Cependant, lorsque se dessinèrent au loin les tours d’argent de la capitale, Anna esquissa un sourire. Un sourire mauvais, malsain. Le sourire du condamné, celui qui sait que la fin approche.
Au loin, le brouhaha indistinct d’une foule leur parvint. Le duo décida qu’il était plus prudent – et discret -- de mettre pied à terre. Aussi sortirent-ils de la route principale jusque dans un petit pré où courait un ruisseau.
— Ils seront mieux ici, dit l’Étranger en descendant de sa monture. Leur instinct ne tardera pas à les rattraper. Ce sont des chevaux des Landes, ils y retourneront d’eux-mêmes.
La jeune femme flatta l’encolure de son cheval puis lui ôta le harnachement, qu’elle posa sur un piquet solitaire, probable reste d’un épouvantail depuis longtemps disparu.
— Bien, allons-y. déclara-t-elle sans humeur.
Une fois entrés dans les faubourgs, ils se mêlèrent au flot des badauds dont les atours témoignaient de leur diversité. Montagnards de l’est, de l’ouest, pêcheurs du pourtour du lac Lilial, forestiers du Sangaréen... même quelques Salaïdes se mélangeaient en une cohue que canalisaient tant bien que mal gardes et Templiers.
Quelques heures plus tard, ils pénétraient enfin dans le quartier marchand par la grande porte.
La capitale était méconnaissable.
D’immenses bannières noires coulaient depuis le haut des tours, arborant l’infâme étoile à onze branches vermeille ; toutes les églises sonnaient en une disharmonie douloureuse. Mais surtout une oriflamme d’une taille démesurée flottait au vent, accrochée entre les deux plus hauts minarets de la ville.
— La folie des grandeurs souffla Anna.
Autour d’eux, l’Église était omniprésente. Les Templiers patrouillaient sans mot, bousculant les habitants comme s’ils n’existaient pas.
Le duo se laissa porter par le flot humain en direction de la grande Cathédrale. Anna aperçut plus loin le couvent et eut une tendre pensée pour Sélène. Mais elle savait au fond d’elle-même qu’il était mieux que la jeune fille ne soit pas à ses côtés en cet instant.
Adrénaline ou malédiction, comme à l’aube de la bataille des champs de maïs et colza, son estomac se replia sur lui-même. Inéluctablement, l’Échosiane savait qu’elle se précipitait au devant d’un éventement dont elle n’était pas certaine de mesurer l’ampleur. D’ailleurs, elle ignorait dans les détails ce qu’elle comptait faire. Ils n’en avaient même jamais vraiment discuté avec son compagnon. Pourtant jeter à bas la figure la plus importante du royaume aurait dû être quelque chose de soigneusement préparé.
Ils auraient dû concevoir un plan d’action minutieux, ils auraient dû savoir exactement quoi faire en cet instant précis. Mais il n’en était rien. L’Étranger était rendu aveugle par sa haine, et elle… elle avait toujours fait confiance à son instinct de montagnarde.
Mais l’était-elle encore, cette ingénue montagnarde d’un village isolé de la vallée d’Aralie ? Non. Définitivement non. Cette partie d’elle-même avait disparu, et elle le regrettait.
Une vague de chaleur lui donna le tournis : mais quelle sotte ! Pourquoi s’était-elle embarquée là-dedans ? Pourquoi jouer les héroïnes ?
« Tu y étais ! Tu étais sortie, Väl-rina te tendait les bras. Mais non, il a fallu que tu choisisses un parti, que tu prennes position. Il a fallu que tu tombes, par une coïncidence incroyable, sur ton ancien mentor entrain de torturer des enfants. Quelle merde ! »
Cependant, elle garda ces pensées pour elle. Il était trop tard maintenant.
Toujours ballottée, elle ne luttait même plus pour avancer : Anna se laissait porter, grimpant machinalement les marches qui, elle le savait, la mèneraient sur la grande place au pied de la Cathédrale.
En haut de l’escalier, elle remarqua un détail intéressant : le minaret en construction lorsqu’elle était pensionnaire au couvent avait été terminé, faisant de l’édifice religieux le bâtiment le plus haut de Cyclone. La symbolique était parfaite.
La foule s’immobilisa au pied de la Cathédrale de pierres blanches, protégée par un cordon dense de Templiers, armes au clair.
De là où elle était, elle voyait l’Étranger, quelques mètres à sa droite, son pourpoint bleu reconnaissable entre mille.
« Pas très discret », remarqua Anna. « Pour quelqu’un qui n’ose pas dire son nom… je n’avais jamais fait attention, avant. »
Il avait les cheveux, maintenant mi-longs, attachés en un catogan. Sa barbe étrangement bien taillée lui donnait un air plus sérieux, presque noble. Ce qu’accentuait forcément cette lueur au fond de ses yeux. Une lueur froide, ténébreuse. Un éclat de rage pure, prémisse d’un orage diabolique.
Anna rabattit sa capuche tandis que la pluie cessait de tomber. Un pâle rayon de lumière perça les nuages et illumina la Cathédrale d’un halo surréaliste.
La foule entière retint sa respiration. Tous les regards fixaient le balcon situé trente mètres au dessus du sol. À tout moment, on s’attendait à voir apparaître la figure mystérieuse du pape. Il approchait. Tous pouvaient le sentir, comme une prémonition collective. Le sang d’Anna bouillait, la force invisible dans ses tripes étendait déjà ses tentacules.
D’abord se présentèrent les silhouettes de six personnes, toutes de rouge vêtues. Les cardinaux. Ils se disposèrent en arc de cercle, les bras le long du corps dans une attitude militaire. La foule à leur pied demeura silencieuse.
Puis, quelques instants après, le Pape fit son apparition. Drapé dans une soutane noire et blanche, il revêtait une haute mitre nacrée dans laquelle avait été incrustée la couronne du roi.
Il y eut quelques applaudissements isolés, vite rejoints par plusieurs autres, puis d’autres encore, jusqu’à ce que la masse des Cycloniens participe au brouhaha qui fit tourner la tête de la jeune femme. Ses mains à elle, restèrent à l’abri sous sa cape. Elle tripotait machinalement la garde asymétrique de son sabre.
L’homme sur son balcon s’avança d’un pas et leva une main. Le silence se fit immédiatement. Une voix puissante, altérée et amplifiée par la magie s’éleva alors de toute part :
— Chers frères, chères sœurs. La curie de Cyclone et moi-même sommes immensément heureux d’accueillir en ce jour autant de fidèles. Aujourd’hui, marque le jour où la figure religieuse du Pape n’est plus, et ne sera jamais plus, un mythe ou un fantasme. Car aujourd’hui je me présente à vous pour la première fois, mes chers frères et mes chères sœurs.
» Je me présente à vous, car le royaume de Karfeld est à un tournant majeur de son existence. Un moment historique qui restera gravé dans l’Histoire de notre peuple pour des temps immémoriaux. Car aujourd’hui, l’État et l’Église changent, évoluent et disparaissent.
» Ce changement n’intervient pas par simple volonté d’un seul homme, mais pour répondre à une situation qui ne pouvait plus durer en Karfeld. Nous ne sommes ici que par et pour la volonté des Anges, des Agides. Et trop longtemps nous avons ignoré Leur message. Par trop de fois, nous nous sommes écartés de Leur volonté. Il était temps, mes chers frères, mes chères sœurs, de reprendre le flambeau des Anges. Car peu d’entre vous le savent, mais avant de quitter cette terre bénie, les Agides nous ont laissé un message, une mission, un ordre. Ils nous aimaient. De tout leur cœur. Et l’amour des Agides n’est pas l’amour des Humains. C’est un sentiment aussi rare que pieux. Mais au fil des âges, nous nous en sommes montrés indignes. Cet amour s’est transformé en malédiction, aussi mortel pour eux que l’Extérieur ne l’est pour nous. Alors ils sont partis, nous laissant à nos vices et nos péchés. Cependant les Anges sont magnanimes : ils nous ont accordé une chance. Je suis cette chance. Je suis le guide grâce à qui nous pourrons retourner dans la lumière après tous ces siècles d’errances. Depuis tout ce temps, l’Église a travaillé dans l’ombre, sous contrôle d’un État hérétique afin de trouver un miracle. Mais par la faute de cette bride, nous avancions trop lentement. Aujourd’hui, nous nous défaisons de ces chaînes. Et aujourd’hui nous sommes à l’aube de trouver le remède miracle qui nous permettrait de racheter nos fautes. Demain, nous serons libérés de cette malédiction et nous pourrons prétendre au retour de l’Amour véritable. Celui des Anges.
L’expression sur le visage du Pape changea alors. Ses yeux se plissèrent et sa voix se fit plus sèche, emplie d’un soupçon de colère.
— Mais comment imaginer qu’ils reviendront un jour parmi nous, si des cités telles que la corrompue Ain Salah, ou l’impie Ruineval s’obstinent de faire passer des intérêts personnels avant le salut de tout un peuple ? Comment penser être digne des Agides lorsque les villages ignorants et crasseux continuent de prier leurs idoles d’un autre temps et refusent l’éducation offerte par l’Église ?
Il marqua un arrêt, palpant la stupeur de la foule silencieuse. Il semblait s’en délecter.
Un sourire vint soudain adoucir son visage jusqu’alors froid et sévère, puis il reprit :
— C’est pourquoi l’autorité de l’Église doit supplanter celle d’un État laxiste et corrompu, hors du temps. C’est pourquoi nous célébrons aujourd’hui la naissance de l’Hégémonie Pontificale de Karfeld.
» Mes chers frères, mes chères sœurs. Réjouissez-vous avec moi. Acclamez cette nouvelle ère ! Gloire à l’Hégémonie Pontificale de Karfeld ! Gloire aux Agides !
— Gloire aux Agides ! reprirent les cardinaux avec ferveur.
Puis un crissement assibilant, presque inhumain, s’éleva des centaines de Templiers :
— Gloire… aux… Agides.
— Gloire aux Agides ! hurlèrent certains partisans disséminés dans la foule.
Le Pape portait un regard paternel sur l’audience qui hésitait encore. Il leva les bras pour les encourager, quand soudain, un éclair rouge orangé frappa le balcon depuis la foule. Le choc fut terrible : des blocs de pierre s’écrasèrent sur les civils dans un grondement assourdissant. Les vitraux majestueux de la Cathédrale volèrent en éclats, arrosant l’auditoire d’une nuée de débris tranchants.
Lorsque la poussière se dissipa, le Pape se tenait toujours droit sur son balcon dont la moitié s’était écroulée. Seuls trois des six cardinaux semblaient encore en vie. Sans rien dire, il fit volte-face et rentra à l’abri de l’édifice.
Un mouvement de panique s’empara alors de l’assemblée. Chacun tentait de fuir les lieux dans un chaos total, piétinant son voisin, bousculant son prochain. Anna se retrouva projetée à droite, puis à gauche avant qu’une main ferme ne l’attrapât par l’épaule. L’Étranger.
— C’est notre chance !
Il profita de la confusion générale pour se faufiler entre deux Templiers occupés à repousser des innocents à grand renfort de marteaux de guerre. Anna tenta de suivre, mais elle esquiva de justesse un coup porté vers sa tempe. Elle se baissa, plongea en avant et se releva après une roulade. Le soldat du clergé semblait ne pas avoir remarqué sa manœuvre : elle était passée.
Sans un mot, la jeune femme vint se plaquer dos à l’édifice, joignant ses mains au niveau de ses genoux. L’Étranger plaça son pied dans l’étrier ainsi formé et Anna lui donna l’élan nécessaire pour atteindre l’ouverture béante laissée par un vitrail détruit.
Elle s’élança à sa suite, utilisant des prises évidentes dans un réflexe qu’elle pensait oublié. Une série de souvenirs lui revinrent, où elle gravissait le flanc d’une montagne en compagnie de ses parents. Elle frissonna. L’ombre menaçante du Pic Noir semblait tomber sur elle à l’aube de cette chasse au sortir de l’hiver. Mais le sourire de sa mère la réchauffa.
Anna souffla la fumée de cette réminiscence. Elle était accroupie sur l’allège d’une fenêtre, au seuil de la Cathédrale.
L’Échosiane sauta dans la nef obscure.
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