V - 2 [corrigé]
Lorsque les deux autres nigauds revinrent, le soleil avait déjà bien entamé sa course dans le ciel de Karfeld. Le détour qui ne devait durer qu’une paire d’heures s’était transformé en une demi-journée. Mais deux vies, peut-être même trois, avaient pu être sauvées.
L’Étranger se releva et épousseta ses genoux, puis demanda :
— Les loups sont des animaux nocturnes. Ils ne se remettront pas en chasse avant la tombée de la nuit. Aurez-vous le temps de rallier votre village en portant un estropié ?
— Ha ça oui m’sieur. répondit le bandit au visage brûlé. C’est bien le diable si nous arrivons après l’heure du déjeuner ! Note bourgade n’est qu’un peu plus haut dans la colline.
Celui que l’on nommait Gibbon renchérit.
— En tout cas merci bien m’sieur, et merci bien m’dame, vous vous battez pire qu’une louve. Cette flèche, si ça avait été moi, l’aurait touchée la terre et non le cou du bestiau. D’ailleurs, ça vous irait si nous ramenions la carcasse de la bête avec nous ? C’est pas bon à manger ces trucs-là, mais la fourrure, dis donc, la fourrure c’est qu’elle tient chaud comme les nichons d’une petite... sans vous offenser m’dame !
— Prenez le loup si vous y parvenez… céda l’Étranger. Mais privilégiez quand même votre ami. Si votre village n’est pas si loin, vous pourrez toujours aller la chercher avant que les charognards ne la découvrent.
— J’aimerais juste récupérer mon projectile avant, si cela vous convient.
« Quel animal magnifique, majestueux », pensa la jeune femme. Celui-ci portait encore son pelage d’hiver, d’un blanc neige immaculé, à l’exception de cette tâche vermeille qui s’agrandit un peu plus lorsque l’archère arracha son sésame. Elle essuya le sang dans les feuilles puis rangea l’objet dans son carquois avant de se présenter face à l’Étranger.
— Nous n’avons déjà que trop traîné. Nous devrions nous remettre en route, mon ami. Et il y a des questions auxquelles j’aimerais des réponses.
Sans attendre d’acquiescement, elle enfila son arc en bandoulière et se mit en route. Elle entendit le jeune homme glousser derrière elle. Anna réalisa soudain qu’elle ne portait qu’une simple étoffe de lin, cousue de manière à faire une robe grossière. Cela dit, l’Étranger ne portait lui-même qu’un chainse écru sous son pourpoint indigo et des braies qui eussent été blanches. Tous deux formaient la paire de héros la plus cocasse que ces terres purent voir. Les guerriers tombés du lit.
Lorsqu’il la rejoignit près du camp, la jeune femme s’aspergeait les jambes de l’eau fraîche du bassin. À courir pieds nus dans les bois et les ronces, leurs membres étaient criblés d’égratignures que ni l’un ni l’autre n’avait ressenties sur l’instant.
Mais l’adrénaline passée, les démangeaisons se rappelaient douloureusement à leur mauvais souvenir.
De fait, les deux se retrouvèrent à moitié immergés dans l’eau glacée de la source, sous le regard incrédule des canassons.
Finalement, après une bonne demi-heure à s’habiller, disperser les cendres et ranger le camp, ils étaient de nouveau en route pour Sigurd alors que le soleil se présentait au zénith.
Lorsqu’ils rejoignirent le croisement de la veille, ils empruntèrent le chemin de gauche, continuant à descendre plus bas dans la vallée d’Aralie. La forêt ici était plus claire. Les résineux avaient tout-à-fait disparu, et avec eux cette odeur si particulière. Les hêtres et les châtaigniers offraient un abri bien accueillant pour une multitude d’animaux. Passereaux, papillons et quelques rongeurs les accueillirent dans ces terres de campagne, qui contrastaient avec les montagnes qu’ils avaient laissées derrière eux. Mais comme l’avait souligné Anna, aucun gibier ne croisa leur route, rien qui ne pouvait être chassé.
Depuis deux décennies, la population de Grid vivait au jour le jour, sans savoir s’ils auraient assez pour nourrir tout le monde le lendemain. La résultante de trois générations d’exploitation intensive des ressources qu’offrait la nature, et dont ils n’avaient pas besoin. Cependant, ils purent en effet s’enrichir auprès des tanneurs de Sigurd. Mais ni l’argent ni l’or ne remplit un estomac et il leur était impossible d’aller aussi régulièrement à la ville acheter ce dont ils avaient besoin. Aussi la démographie du village commença à chuter, et plusieurs familles gagnèrent la plaine. Les plus obtus s’adaptèrent et certains plongèrent dans le banditisme, avec un succès relatif.
Le temps d’existence de ce bourg était compté. Tous le savaient. Peu l’admettaient.
Sans intromission, la fille du Val-de-Seuil rouvrit le dialogue.
— Es-tu un magicien ? Connais-tu la magie ?
Le jeune homme haussa un sourcil.
— Pas le moins du monde. Je n’ai pas la chance d’avoir de l’affinité avec le monde ésotérique. Pourquoi cette question ?
Il savait pertinemment pourquoi. Rares sont les personnes qui arrivent à enflammer une épée d’un simple geste.
— Par deux fois tu as fait jaillir des flammes depuis ton étrange pierre. Un peu comme nos briquets à silex, mais avec bien plus d’efficacité. Et comment peut-on faire brûler une lame ? Notre forgeron la fait rougir jusqu’à ce qu’elle devienne malléable, mais ça, c’est autre chose.
— C’est exactement le même principe que ta pierre à silex... sauf que ça n’est pas du silex. C’est une pierre inconnue que j’ai ramenée de... tu sais où. Je l’ai trouvée alors que j’allais planter ma tente. Mais lorsque j’ai frappé le piquet, des étincelles ont jailli de terre. J’ai rapidement compris pourquoi lorsque j’ai déterré cette pierre. À la moindre friction avec du métal, elle projette des éclairs. Quant à mon épée, celle-ci est enduite de graisse afin qu’elle ne s’émousse pas dans son fourreau, et cette graisse est inflammable. Embrase cette huile et le tour est joué. Pas de magie, juste un peu de physique.
Il fouilla un instant dans la poche de son justaucorps et en sortit la fameuse pierre qu’il tendit à sa voisine. Au premier regard, ça n’avait rien de spécial. Juste un galet plus blanc que la moyenne, avec de petits cristaux noirs incrustés dedans, comme on en trouve par millier. Pourtant, et il l’avait démontré à deux reprises, l’objet était unique. Par curiosité, elle gratta la surface avec son ongle. Elle s’attendait à des étincelles, ou au moins une sensation de chaleur, mais rien ne se passa. La jeune femme tendit alors les rênes à l’Étranger sans dire un mot. Profitant d’une température plus clémente qu’en montagne, elle se défit de sa cape de voyage qu’elle rangea soigneusement à l’arrière de la carriole, mais se saisit de la broche en fer. Elle dirigea un regard vers son compagnon d’un air interrogateur, auquel il répondit en acquiesçant silencieusement. Puis gratta timidement la surface de la pierre de feu avec sa broche. Cette fois le résultat fut au niveau de ses attentes et dans un crépitement farouche, une gerbe de feux-follets s’envola avant de s’éteindre rapidement. Comme une enfant découvrant un jouet mécanique, elle se prit à rire sincèrement, le visage rayonnant.
Elle reprit rapidement son sérieux, rattrapant son rire par une toux gênée. Elle rendit la pierre à son propriétaire et continua son interrogatoire.
— Et concernant tes innombrables connaissances en botanique et comportement animal, ça te vient également de tes errances ? Ton maniement de l’épée… Tu souhaites conserver une aura de mystère, je l’ai bien compris. Cela sert de couverture dans ton entreprise, mais je suis certaine que ça n’est pas tout. Tu cultives cette part d’obscurité, car elle appuie tes propos. Tu en sais beaucoup sur beaucoup de choses. J’ai beau vivre à la montagne, je crois que même dans les villes, la plupart des jeunes-hommes de ton âge, de nos âges, n’ont pas cette éducation. Et encore moins cette habileté à l’escrime.
— Tu sais Anna, tu m’as presque vaincu lorsque nous nous entraînions hier. Pourtant, arrête-moi si je fais erreur, tu n’as jamais pratiqué l’escrime. Comme je te l’ai déjà révélé, j’ai eu une éducation de haute qualité à Cyclone par une professeure très talentueuse. Tu ne me feras pas t’en dire plus. Car nous serions alors tous deux en danger et deux personnes ne me le pardonneraient jamais : ton frère, Valian, et moi-même. Si cela n’est pas trop difficile pour toi, il serait même mieux que nous n’abordions plus le sujet. Si tu ne me fais pas confiance, tu n’auras que quelques jours à tenir en ma compagnie, jusqu’à Sigurd, puis Felerive où nos chemins se sépareront peut être pour toujours. Est-ce que cela te va ?
— Fort bien, puisqu’il doit en être ainsi, souffla Anna rembrunie. Je devrais m’excuser en réalité. Je suis d’une curiosité parfois invasive, je le sais bien.
Elle baissa les yeux sur les chevaux dont l’un d’eux leva la queue, non pas pour panacher. Ne souhaitant pas spécialement assister au spectacle, elle reprit les lanières des mains du jeune homme et leva le regard au loin.
— Ne t’excuse pas, mon amie, dit l’Étranger. La curiosité est probablement la meilleure qualité de l’homme. Il faut la cultiver, non l’étouffer.
Le reste du voyage continua sans encombre. Les nuits s’avérèrent reposantes, sous les étoiles d’un ciel dégagé. Chaque fois qu’ils pouvaient se le permettre, l’Étranger entraînait Anna à l’escrime, et chaque fois il s’étonnait de son habileté et de ses réflexes. Ils abordèrent énormément de sujets, allant de la poésie aux tactiques militaires, tout ce qu’elle avait pu lire depuis le petit village de Val-de-Seuil. Les échos de leurs échanges se perdaient dans le silence nocturne.
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