X - 2 [corrigé]

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Comme prévu, ils atteignirent Cyclone le septième jour. La grande capitale fut d’abord annoncée par d’innombrables champs dans lesquels s’agitaient des centaines de paysans et paysannes. Puis ils longèrent plus d’une heure durant l’immense lac Lilial aux eaux argentées au bord duquel la citadelle se dressait.

Le palais des rois surplombait d’ailleurs l’étendue d’eau de la plus grandiose des façons. Une seule passerelle le reliait au reste de la ville, soutenue par des arcs-boutants majestueux. La cité avait été bâtie sur le flanc d’une colline qui tombait en une vertigineuse falaise de calcaire dans les eaux calmes. Des tours d’ivoire démesurées perçaient le ciel, sans jamais dépasser le donjon du palais qui dominait comme une métaphore la région entière.

La capitale entière brillait de mille feux par le soleil qui se reflétait sur les façades blanches des beffrois.

Une solide muraille à créneaux ceignait la base de la colline. À l’extérieur de celle-ci s’étendaient les faubourgs. Même la ferme la plus austère semblait être un palace à côté des maisons de Val-de-Seuil. La région était prospère, à ne pas douter. Anna avait la bouche bée.

— L’est de la ville est entièrement sous le contrôle de l’Église, l’informa l’Étranger. On y trouve la cathédrale et l’Université. La plupart des habitations occupent la partie sud, qui s’avère également être la plus grande. On peut aussi y dénicher quelques boutiques, mais l’immense majorité ont leurs étals dans le quartier ouest, le quartier commerçant. Le marché y est permanent, de jour comme de nuit, et on y trouve de tout. Il y a même fort à parier qu’on y trouverait quelques habits ou objets manufacturés à partir de matière première de Val-de-Seuil.

— Le moindre de ces quartiers doit être deux fois plus grand que Sigurd…

— C’est probable oui. Et deux fois plus densément peuplé également.

Ils passèrent la porte nord-ouest à l’heure du déjeuner. Les quatre gardes à l’entrée ne leur posèrent aucune question. Le capitaine leur indiqua juste l’écurie la plus proche puisque les déplacements dans l’enceinte de la ville ne se faisaient qu’à pied. Ils confièrent leurs montures à un jeune palefrenier en habits indigo et récupérèrent leurs paquetages respectifs.

— Viens avec moi, ne me quitte pas d’une semelle, intima le jeune homme. Si l’on devait se perdre, rendez-vous ici, devant l’écurie. Compris ?

Mais Anna n’écoutait qu’à demi-mot. Elle scrutait chaque parcelle de son champ de vision comme un chat aux aguets. Tout l’émerveillait. Fallait-il préciser que le plus loin qu’elle était allée de toute sa vie fut Sigurd ? Tant de choses incroyables s’étaient gravées dans ses rétines en quelques jours. Cette pensée lui fit même oublier un instant les événements tragiques dont elle avait également été témoin.

Devant l’étourderie de sa comparse, l’Étranger la prit par la main et avança bon train en direction du secteur commerçant.

Rien de ce qu’elle voyait ici n’était comparable avec ce qu’elle connaissait. Une chaux blanche recouvrait les pierres des maisons. Celles-ci disposaient de volets solides en bois vernis sur chacune de leur fenêtre dont une bonne partie voyait fleurir des jardinières en fer forgé. Même dans la plus petite ruelle, les pas frappaient du pavé finement assemblé, et les grilles disposées au sol ci et là trahissaient un système d’égout souterrain sophistiqué. Anna avait lu à ce sujet : dans certains logis, il était possible de faire ses besoins dans un bac avec un trou relié directement à un réseau de canalisations creusé sous la terre. Un seau d’eau par dessus et hop, tout disparaissait dans les abîmes. D’ailleurs sur leur passage, ils croisèrent un nombre ahurissant de sources. L’eau coulait partout, dans des petits chenaux qui couraient en hauteur, ou jaillissait d’une fontaine décorée.

La foule se déplaçait autour d’eux comme une entité liquide. Personne ne semblait les voir. Chaque passant vaquait à ses occupations aussi imperturbable qu’on puisse l’être. Anna se contentait de suivre tant bien que mal le rythme effréné imposé par l’Étranger qui crapotait son chibouk avec un air ravi. Il se déplaçait dans le labyrinthe de rues aussi aisément qu’un poisson dans l’eau. Après tout, il retrouvait sa ville de naissance.

Cependant la jeune femme remarqua un détail. Pour la première fois depuis le premier jour où elle l’avait rencontré, le jeune homme ne portait pas son sempiternel pourpoint bleu.

Après une vingtaine de minutes de marche forcée, ils franchirent une muraille intermédiaire qui devait délimiter le quartier marchand. Dès lors, l’ambiance changea du tout au tout. L’aspect blanc presque aveuglant des façades des maisons laissait place à une multitude d’étals en bois, tendus de tissus épais aux mille couleurs. Des odeurs inconnues, exotiques trouvèrent leur chemin jusqu’aux narines d’Anna. Un stand avec toutes sortes de poudres aux couleurs chaudes attira son attention. Elle voulut s’y arrêter, L’Étranger en décida autrement :

— Nous n’avons vraiment pas le temps de nous attarder ici. Je ne devrais pas être là. Nous devons nous rendre dans un endroit bien particulier, après quoi tu pourras sans doute ressortir accompagnée pour flâner dans le marché. Mais pour le moment, je t’en conjure, suis-moi de près.

Elle ne discuta pas. Il ne laissa de toute façon aucune place à la discussion.

Vingt minutes supplémentaires s’écoulèrent avant qu’enfin ils ne s’arrêtent devant un bâtiment plus haut que la moyenne, blanc, lui aussi. Au sommet de son toit en forme de coupole flottait une oriflamme représentant une bourse bien garnie au creux d’une paire de mains.

Sans cérémonie, l’Étranger ouvrit les deux battants de l’épaisse porte cloutée. L’intérieur était richement décoré. Le sol, les colonnes et les murs arboraient du marbre brut aux veines roses, décorés de moulures dorées. Au fond de la grande pièce vide se tenait un large comptoir surmonté d’une grille acérée en fer noir, bloquant le passage aux arrières pièces du bâtiment.

— Une banque, s’extasia la montagnarde à voix haute. Je suis dans une banque…

— Exactement. Il y en a plusieurs dans la ville. Allez, un dernier effort.

Il avança d’un pas plus lent au milieu de la vaste salle qui se trouvait être déserte, à l’exception d’une paire de gardes armés de longues vouges qu’Anna n’avait même pas remarqués au premier regard. Leurs pas résonnaient dans la bâtisse. Puis un petit bonhomme, aussi large que haut, descendit d’un escalier en colimaçon en dodelinant. Il portait un veston noir d’où pendant la chaînette en or d’une probable montre à gousset. Deux petites lunettes rondes qu’il remettait en place toutes les trois marches lui tombaient sur le bout du nez. Arrivé en bas de l’escalier, il se permit enfin de jeter un regard vers les deux inconnus. Ses yeux s’écarquillèrent alors. Anna se retourna d’instinct, pensant trouver derrière elle un monstre affreux ou un lutin sordide. Mais rien.

— Messire ? Messire c’est bien vous ! fit-il d’une voix nasillarde particulièrement insupportable.

— Oui Louis. Je suis de retour en ville, mais pas pour longtemps. J’ai besoin de voir Estelle, tu pourrais faire ça pour moi ?

— Bien sûr messire ! Bien sûr ! (Son regard se porta sur Anna, il replaça ses binocles) Une nouvelle recrue, mh ?

— Cela reste à voir, rétorqua la jeune femme.

— Ouh ! Bien sûr, madame, je ne voulais nullement vous offenser.

Pourtant, rien qu’à sa manière de siffler ses « f », offense avait été prise. Le visage d’Anna se ferma. Elle commençait à douter. De tout. Elle avait pris parti pour l’Étranger, car ce dernier avait réussi à obtenir sa confiance. La situation à Sigurd l’y avait aussi bien aidée. Mais depuis que ses talents s’étaient révélés, son regard sur elle avait changé. Et ce terme. Arme. Elle ne le digérait pas.

— Madame, si vous permettez…

Le noblion lui ouvrit la voie à travers le comptoir blindé. Sans dire un mot, la jeune femme le précéda jusqu’à arriver dans un bureau aussi vaste que sa propre hutte. Le gros bonhomme passa devant elle, déplaça deux lourdes chaises et souleva l’épais tapis central. Celui-ci révéla une trappe bien cachée ornée d’un anneau en fer. Encadré par l’unique porte de la pièce, l’Étranger se tenait là, la pipe enfoncée dans son bec, les bras croisés sur le torse. Il lui souriait toujours.

Louis ouvrit la trappe et s’engagea le premier sur l’échelle qui descendait dans les ténèbres.

— Un instant ! Un instant, madame. Je mets un peu de lumière ici et vous pourrez me rejoindre.

Elle n’en avait pas envie. Mais quel choix lui restait-elle ? Dès qu’elle aperçut une lueur émerger du trou dans le sol, elle descendit à l’échelle, immédiatement suivie par son compagnon. Curieusement, la pièce dans laquelle elle atterrit la rassura un peu. En lieu d’une cave sombre et humide, la voilà debout au milieu d’un salon illuminé par quatre braseros finement ouvragés. Des coussins immenses étaient disposés un peu partout. Louis lui tendit un verre rempli d’un liquide pourpre :

— Du vin. Un excellent cru ! À en croire mon oncle en tout cas, parce que moi, vous savez, je ne m’y connais qu’en or ! Et en argent un peu aussi. Il le faut bien. Buvez, goûtez, vous m’en direz des nouvelles ! Je l’ai débouché rien que pour vous !

— Merci, répondit sobrement la jeune femme, décontenancée.

Anna porta la coupe à ses lèvres, non sans avoir attendu que le rabougri et l’Étranger n’en fassent de même. Elle avait lu des recettes qui utilisaient le vin comme ingrédient, mais n’en avait jamais bu. Ni ne savait-elle d’ailleurs exactement ce qui composait la boisson. Mais la saveur lui plut. Anna aimait le vin.

— Vous allez rester ici un petit peu, mettez-vous à votre aise, suggéra le rabougris. Ça ne sera pas long, le temps que je contacte madame Estelle. Voilà. Pardon.

Et il remonta aussi sec l’échelle faisant danser son postérieur d’une manière particulièrement disgracieuse, avant de refermer la trappe sur eux.

— Lui aussi fait parti de la révolution ? se moqua Anna. J’admets que je t’avais mal cerné. Je pensais que toute cette histoire de soulèvement partait du peuple et des petites gens comme tu le répètes. Mais tu as également des contacts moins indigents.

— Ne sois pas si cynique avec moi Anna. Quoique je le mérite peut-être. Je m’excuse sincèrement de t’avoir qualifiée « d’arme ». C’était très mal placé, en plus d’être faux. Comprends-moi : nous sommes dans une ville où je peux être reconnu à chaque détour. Plus on s’approche de Cyclone, plus je prends de risques. Et plus je prends de risques, plus je te mets en danger. Mais pour te répondre, oui, je me suis également entouré de riches et de puissants. Je ne te l’ai d’ailleurs jamais caché. Louis est un ami de ma famille et un représentant de l’État. Je pense que tu es assez intelligente pour comprendre que mener une révolte de cette ampleur coûte de l’argent. Beaucoup d’argent. Et ce financement vient de l’État lui-même.
J’espère que tu saisis le poids du secret que je viens de te confier. Mais j’ai foi en toi Anna. Je sais que tu ne me trahiras pas.

Effectivement, l’information secoua quelque peu la jeune femme qui s’affala sur un coussin, à s’y noyer. Elle aspira bruyamment sa boisson comme il semblait usage de le faire. À dire vrai, la nouvelle en elle-même ne l’affectait pas tant. L’État, comme l’Église, ces deux concepts pourtant centraux dans la vie des Karflediens, les habitants des villages extérieurs ne les côtoyaient que fort peu. Cependant, si c’était vrai — et leur présence dans le sous-sol d’une banque d’État jouait dans ce sens —, le poids de la confidence pesait lourd. Car la révolution dont parlait sans cesse l’Étranger devenait subitement un complot à une échelle bien plus importante. Une lutte fratricide. L’État contre l’Église.

Ils restèrent une paire d’heures dans ce confortable cabinet. Anna apprit que le vin contenait de l’alcool puisqu’elle en ressentit les effets après le troisième verre. Ils discutèrent beaucoup, et les soupçons de la jeune femme envers l’Étranger s’effacèrent quelque peu.

Et puis la boule dans son bas-ventre s’agita. Un bruit de porte qui s’ouvre, et le rideau rouge vif qui la masquait se tira sur la silhouette d’une femme.

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