XXXXI - FIN-
Les cloches de la ville réveillèrent une Sélène paresseuse. La jeune fille s’étira langoureusement en observant les deux silhouettes lascives qui dormaient encore de part et d’autre du grand lit de satin. L’une d’elles (celle à sa droite) ouvrit un œil, puis essuya un filet de salive qui perlait à la commissure de ses lèvres en rougissant. C’était une femme à la peau de cuivre absolument magnifique. Cette dernière s’étira à son tour et se leva avant de se diriger vers l’unique fenêtre de la pièce où la rejoignit Sélène, toutes deux parfaitement nues. La vue sur les toits blancs de la ville était sublime. Ce devait sans nul doute être la maison de passe la plus luxueuse de tout Cyclone.
La fille au visage marqué bâilla. Sa compagne d’une nuit fronça les sourcils et demanda :
— Ma dame, ne deviez-vous pas vous rendre quelque part au matin ?
Le cœur de Sélène s’arrêta.
— Oh bordel, on est quel jour ?
— Lundi, ma dame.
— Oh bordel, oh bordel…
En un instant, la jeune fille enfila sa robe rouge et blanche, attrapa un courrier posé sur le guéridon, une paire de bottes et se rua au-dehors sans cesser de jurer.
— Mais quelle idiote ! pesta-t-elle alors qu’elle traversait en courant l’artère principale du quartier civil.
Du reste, elle ignora la mère maquerelle dont elle avait été cliente qui lui courait après en hurlant. Elle pourrait toujours payer plus tard.
Les échoppes, maisons, manoirs défilaient tandis qu’elle bousculait les passants et les travailleurs de la ville.
Elle traversa finalement la vertigineuse passerelle qui menait au palais, laissant derrière elle un sillage d’insultes porté à son propre encontre.
Bordel, elle était pourtant venue à Cyclone rien que pour ça ! L’événement du siècle qui déciderait de l’avenir de Karfeld tout entier ! Et elle y avait été invitée, elle, saltimbanque de dix-sept ans au visage malade. Une place de choix à la droite de Smaël le seigneur d’Ain Salah et à la gauche d’Anna la toute-puissante. Un honneur incommensurable.
Et elle avait oublié, occupée à s’amuser en compagnie de deux exquises créatures.
— Mais quelle idiote ! répéta-t-elle encore une fois.
À bout de souffle, elle tendit la lettre, écrite de la main d’Anna et qui lui servait d’invitation, aux gardes à l’entrée du palais. Le plus robuste saisit le papier, l’examina un instant, sourit, et la laissa passer.
Le hall principal du château l’accueillit avec toute sa démesure. La pièce devait être haute d’au moins vingt mètres, percée d’une centaine de fenêtres et éclairée par un nombre incalculable de candélabres.
Au milieu, une table ovale en bois brut avait été installée pour l’occasion, cernée par une quinzaine de chaises aux assises de velours pourpre.
Hélas, plus aucun postérieur n’honorait le moindre de ces sièges. Sauf un.
— Sélène…
Smaël soupira longuement lorsqu’il vit la jeune fille débarquer comme un boulet de canon. Il s’approcha d’elle et reprit :
— Nous avons terminé, tu t’en doutes. Nous ne pouvions pas t’attendre. Les décisions ont déjà été prises.
— Mais quelle idiote ! cria-t-elle une dernière fois à l’attention des statues qui ornaient l’antichambre.
Un silence lourd retomba sur les dalles ardoisées du château. Aucun sourire ne fendait le visage de l’homme à la peau sombre. Ses yeux rougis témoignaient plutôt de sanglots mal retenus.
— Hé bien, racontez-moi, Smaël. Qui était présent ? Que s’est-il dit ?
— Nous étions quatorze. Anna, les deux derniers cardinaux de l’Église, six représentants des plus grandes cités de Karfeld, quatre porte-paroles des villages extérieurs, et moi.
Il revint sur ses pas et se laissa choir sur l’une des chaises.
— Anna et moi leur avons tout raconté. Milton m’accompagnait et il a aussi pu témoigner. Nous ne leur avons épargné aucun détail, ni sur l’Église, ni sur les Agides, ni sur la malédiction de Zeäl-maïem. Ils ont écouté, puis Anna leur a demandé leur avis, à tous. Les débats se sont engagés. Évidemment, les émissaires des villages ont immédiatement réclamé la mort sans condition des hauts dignitaires ecclésiastiques, mais les dirigeants des grandes villes s’y sont opposés. Ils ont bien sûr condamné les actions du Pape, mais en admettant que cette malédiction représentait un problème majeur.
Smaël s’essuya les yeux et invita Sélène à s’asseoir à côté de lui.
— Les ressources manquent dans les grandes villes. À l’exception de la vallée d’Aralie et quelques autres endroits, la matière première se fait de plus en plus rare en Karfeld. Les animaux fuient vers l’Extérieur où ils sont en sécurité. Le débat s’est fait de moins en moins houleux à mesure qu’il avançait. Tous finissaient par tomber d’accord sur un point : il faut lever la malédiction et coloniser l’Extérieur.
De nouvelles larmes embuèrent le regard du seigneur salaïde. Sélène commençait à en deviner la raison.
— Les cardinaux se sont alors manifestés. Ils ont certifié que l’Église était proche de trouver un remède, qu’il ne leur faudrait pas plus d’une paire d’années pour terminer la confection d’un enchantement suffisamment puissant pour contrer le maléfice de Zeäl-maïem. Encore quelques sacrifices...
» Alors ils ont unanimement décidé de continuer les expériences sur les enfants puisque qu’ils sont les seuls réceptacles valables. À la seule différence qu’ils seront… prélevés parmi les plus faibles et les orphelins, comme un simple impôt…
— Non, refusa Sélène tandis que sa gorge se serrait. Impossible, Anna n’aurait jamais permis cela.
— Anna… voulait laisser le choix au peuple. Et le peuple a fait son choix. Alors elle s’est levée, et elle est partie. Sans rien dire.
— Non… non !
Smaël se leva et enserra la jeune fille dans ses bras.
Il lui raconta à voix basse les rares bonnes choses qui avaient découlé de la suite du concile : l’Église se voyait retirer la plupart de son pouvoir. Ses scientifiques rentraient sous l’égide de l’État, qui récupérait le commandement des Templiers, la gérance de l’éducation, des sciences, et de la médecine.
L’ordre religieux gardait à sa charge tout ce qui concernait la magie en promettant de la mettre au service de tous.
— Il va également falloir choisir un nouveau roi à la tête de l’État. Tous les regards se sont portés sur moi, mais j’ai refusé. Je ne peux pas cautionner...
— Vous auriez dû dire oui, l’interrompit Sélène en reniflant. Même si vous êtes contre cette décision dégueulasse, vous auriez au moins pu vous assurer du cadre ; que ça soit fait de la manière la moins inhumaine possible.
— Et c’est ce que j’ai fini par faire, sayidati. Avec la même idée en tête. Mais je vais avoir besoin d’aide. J’espère pouvoir compter sur la tienne.
— Absolument, répondit la jeune fille en opinant du chef. Je ferai mon possible.
Puis elle désigna du menton la porte qu’elle avait franchie quelques instants auparavant.
— En espérant me montrer plus digne qu’aujourd’hui.
Elle ferma les yeux. Elle voulait crier, hurler contre cette injustice. Tout ce combat, tant de morts, pour si peu. Ça n’était pas juste. Non. Pas juste.
Un calme relatif finit par revenir dans ses tripes jusqu’alors en ébullition. Elle se leva à son tour, fit quelques pas, inspira un bon coup et demanda :
— Et Anna ?
— Aucune nouvelle. Personne ne l’a vue. Aucun garde, aucun domestique. Elle s’est volatilisée.
— Oui… c’est pas la première fois.
Sélène repartit par là où elle était venue. Elle ressentait un besoin irrépressible de gagner les bras d’une quelconque compagnie où elle pourrait oublier cette matinée, ces révélations. Se vautrer dans le stupre et la luxure lui semblait être une solution comme une autre, un remède à un mal qui l’accompagnerait un moment. Comment pourrait-elle encore regarder Milton ou n’importe quel enfant en sachant que d’autres subiraient le même sort ?
Le pire était qu’elle comprenait la position des représentants du peuple ; le sacrifice de quelques-uns amènerait la survie du plus grand nombre.
Les forges de Ruineval brûleraient de nouveau, les villageois de Grid pourraient retourner chasser, et ce lac salé à l’horizon perdu permettrait sans nul doute de nourrir Karfeld pour une éternité. Mais tout cela nécessitait d’être capable de coloniser Väl-rina sans en subir la malédiction. Quel qu’en soit le prix.
Un cœur froid, calculateur, logique, aurait compris tout cela. Mais celui de Sélène en était incapable. Ce prix-là était bien trop élevé.
La jeune fille poussa machinalement la porte puis la tenture de la Chatoyante. Ce bordel où elle se sentait si bien. Elle déposa sans mot dire quelques pièces salaïdes sous le nez de la mère maquerelle et regagna sa chambre.
Ne l’accueillirent que les vociférations des passants, en bas, et le fracas assourdissant des cloches qui annonçaient l’heure indue. La lumière crue d’un soleil trop direct l’aveugla tant qu’elle ferma les volets de bois. Elle s’assit, dans le noir, sur le rebord de son lit aux draps défaits.
Maintenant qu’elle était là, la jeune fille n’était plus si certaine de ne pas vouloir être seule. Ses pensées l’accompagnaient déjà, et elle se sentait trop nombreuse dans une pièce si exiguë. Elle soupira.
Puis son regard fut attiré par un autre courrier posé sur le guéridon. Un courrier qui n’était pas là ce matin.
À regret, elle quitta son assise et se saisit de l’incongru parchemin sur lequel elle déchiffra son nom. Elle en reconnut immédiatement la calligraphie.
Anna.
« Ma douce Sélène, mon amie.
Je regrette de ne pas pouvoir te dire adieu en personne, mais le temps m’est compté.
Tu as d’ores et déjà dû entendre les retours et décisions absurdes faites lors du conclave et je devine que, à mon instar, tu ne peux te résoudre à les accepter. Pourtant, je te le demande comme je l’ai demandé à Smaël : accepte-les.
Veillez à ce que l’Église tienne parole et que cette recherche se fasse avec le plus de douceur possible. Ces enfants sont le seul espoir d’un trop grand nombre d’innocents.
N’y vois pas dans ces mots une approbation de ma part, mais pour la majorité, il s’agit d’un moindre mal, et nous nous devons de respecter ce choix.
Cependant je ne pouvais me résoudre à ne rien faire et attendre en sacrifiant autant. Aussi ai-je pris une décision : je quitte Kär-feld. Je ne la fuis pas, mais mon objectif se trouve désormais par delà les montagnes.
Zeäl-maïem avait raison : j’ai changé d’avis. Il me faut trouver un moyen de lever cette malédiction. Et ce moyen, je compte le chercher directement auprès des Tän-agyd.
Ne viens pas après moi, cette fois. Mon crâne saura se passer d’un nouveau coup de livre, mais Smaël aura besoin de tout l’appui possible.
Une dernière chose, non des moindres : le combat contre le Pape a fait plusieurs victimes, dont Estelle, ma mentore, et l’Étranger. Ce dernier m’a révélé un terrible secret peu avant son sacrifice : il est était Florial de Célune, fils de Edmond III de Célune et roi légitime de Kär-feld. Si tu veux te recueillir, je l’ai enterré dans la crypte royale du château, à côté de son père. Je vous laisse, à Smaël et toi, la décision de lui rendre un hommage public ou non, car j’ignore sincèrement ce que pense le peuple d’un roi anonyme. Peut-être ne comprendrait-il pas.
Estelle repose également dans la crypte, non loin. Je lui ai créé une alcôve, car son sacrifice ne valait pas moins que celui de son élève. Ils semblaient tant s’aimer que je n’ai pas pu me résoudre à les séparer.
J’atteins la fin de cette lettre, pourtant je n’ai pas dit ce que j’avais de plus important à te dire : Merci, mon amie. Je te dois tant.
Tes sourires me manqueront, des blagues et ton entêtement aussi. J’ignore si l’on se reverra, mais je l’espère ardemment. De tout mon cœur.
Prends soin de toi, Sélène, mon amie, ma sœur.
Anna. »
La jeune fille ne put retenir ses larmes qui s’écoulèrent tendrement sur le parchemin.
Elle le plia soigneusement et le rangea entre les pages de l’ouvrage qui traitait des anciennes créatures ayant peuplé Karfeld avant la purge orchestrée par l’Église. Puis elle se leva, attrapa la clenche de la porte et l’ouvrit.
Cette fois c’en était trop, elle cria :
— Vous pouvez faire monter deux… non… quatre personnes dans ma chambre ? Merci !
***
Anna remplit ses poumons de cet air pur. Debout sur la corniche, elle contemplait la vallée d’Aralie qui s’étendait au sud, par delà l’ombre du Pic Noir. Coincé entre une falaise abrupte, un torrent fougueux et une forêt de conifères, elle devinait le village de Val-de-Seuil dont les cheminées fumaient. Elle sourit.
En contrebas, dans un pierrier, une harde de bouquetins jouait, insouciants.
L’hiver n’allait pas tarder à recouvrir ce paysage d’une nappe aussi blanche qu’homogène, mais pour le moment, le vert dominait encore. Celle couleur l’avait toujours apaisée. Et en cet instant, la jeune femme était quiète.
Elle reprit son ascension sans effort, agrippant prise après prise dans un ballet agile et fluide, jusqu’à se hisser sur le haut-plateau. La rivière y coulait toujours, le lac y dormait, paisiblement lové dans le creux de la prairie vallonnée. À sa gauche, elle devina le muret recouvert d’herbe et, plus loin, le tertre effondré au sommet duquel trônait une planche de bois.
Elle n’eut nul besoin de s’approcher pour savoir qu’il y était gravé le nom de ses parents, Gin et Vidàl. D’ailleurs, elle ne s’arrêta même pas, dirigeant ses pas toujours plus au Nord.
L’Échosiane continua ainsi jusqu’au soleil couchant. Jusqu’à ce que se révèle devant elle un spectacle encore jamais vu. Kär-feld était maintenant derrière elle. Puisque là, en bas, s’étendait Väl-rina.
[FIN]
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