Chapitre 1
Les chapitres prologue à 3 - 2 ont été basculés en texte final, bonne lecture
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Manoir BasRose, 15h26, 27 magnus de l’an 1889.
Rosalie vérifia que la porte de sa chambre était bien verrouillée avant de se diriger vers son bureau. Elle avait trafiqué le verrou pour que la porte ne se crochète plus, une excuse parfaite pour justifier le tour de clé. Une jeune femme se devait d’avoir de l’intimité.
Elle renonça à tirer les rideaux des hautes fenêtres, pour ne pas attirer trop l’attention. Pour un début de printemps, le soleil brillait peu, et occulter la pièce n’aurait pas eu de sens.
Rosalie s’installa face au meuble, écartant les manuels d’herboristeries et les herbiers qu’on lui faisait apprendre par cœur depuis l’enfance. Un sujet vital pour sa famille, mais simplement intéressant pour elle. Plus jeune, Rosalie avait tenté de s’impliquer, ne serait-ce que pour ressembler aux autres enfants, avant de comprendre que c’était inutile en plus d’être épuisant.
Dans une boîte à chaussures, la jeune femme se saisit d’une loupe montée sur pied qu’elle plaça au-dessus du plan de travail. Depuis un tiroir, elle récupéra un ensemble de scalpels avant de choisir la lame la plus fine.
D’une nouvelle cachette, un automate de métal et de bois, au sourire peint sur sa tête carrée. Les deux billes de verre sombre qui lui servaient d'yeux s’étaient ternies, mais Rosalie ne les avait de toute manière pas achetées pour leur qualité ; elle n’avait pas eu beaucoup de choix, il fallait parvenir à semer le chaperon qui l’accompagnait en ville, en l’absence de sa mère. Rosalie aurait pu attendre que celle-ci soit disponible, mais autant atténuer les soupçons en acceptant la présence du majordome. Par chance, le vieux perdait en ouïe et en vision avec l’âge. Le duper la faisait culpabiliser, car elle craignait qu’il subisse les foudres d’Astrance, mais Rosalie refusait de se dénoncer pour aider quelqu'un qui n'était pas un proche.
Elle retourna l’automate sur le ventre, exposant son dos à la loupe. Autrefois, la jeune femme achetait ces petites figurines déjà construites, se contentant d’y graver la formule. Elle avait tenu à apprendre à les fabriquer elle-même. À ses yeux, maîtriser tout le processus de fabrication ne pouvait qu’améliorer la compréhension de l’objet et de son fonctionnement, et en améliorer la qualité. Se forger des connaissances dans de nombreux domaines s’avérait essentiel, un précepte suivi par Rosalie. Mécanique et horlogerie, ébénisterie, électricité, ainsi que la ferronnerie, autant d’atouts devenus siens. Son savoir n’égalerait jamais celui d’un artisan ayant voué sa vie à ces métiers, mais elle pouvait aisément tenir une conversation ou affirmer sa position.
Sa création était loin d’être parfaite. L’un de ses bras se trouvait plus court que l’autre, conséquence du mauvais découpage d’une pièce, et une fois animé, il boîterait sûrement, à cause d’un rouage assemblé de travers. Mais cela le rendrait d’autant plus attachant.
Munie de son scalpel, la jeune femme achevait de graver l’équation magique sur son dos, haut de seulement sept centimètres. Elle aurait préféré qu’il soit entièrement fait de métal, mais ne possédait pas le matériel nécessaire pour écrire dans le fer. Entre l’odeur de brûlé et le bruit, cela aurait été trop voyant. À quelques semaines de sa nouvelle vie, il lui fallait plus que jamais redoubler de prudence.
Surtout à l’approche de la fin de sa formule. Elle la connaissait par cœur, mais ne pouvait s’empêcher de regarder son cahier d’équations par peur d’une erreur. En commettre ne l’effrayait pas, elles faisaient partie du processus, mais ici… Non, ce devait être parfait. Elle refusait d’avoir passé de longues heures sur le jouet pour que tout s’écroule au dernier moment.
Avec un sourire, Rosalie traça la dernière lettre de la formule, la main tremblante et le visage collé à sa loupe. Un coup frappé à la porte la fit sursauter. Son scalpel ripa sur le bois, déformant la lettre. Rosalie jura, au mépris de son éducation bourgeoise. Un nouveau coup la pressa. Terrifiée, elle jeta la loupe dans la boîte à chaussures et fourra scalpel et automate dans le tiroir de son bureau.
– Rosalie ! Ma chérie, c’est moi !
La jeune femme se détendit en reconnaissant sa mère. Ses parents étaient tous deux au courant de sa passion secrète, mais moins ils en savaient mieux c’était. Astrance BasRose, sa grand-mère maternelle, avait tendance à avoir les yeux partout. D’autant que sa fille et son gendre se laissaient facilement intimider par la vieille femme.
Astrance ne tolérait pas les activités de sa petite-fille. Enfant, celle-ci s’était fait surprendre, un cahier d’équations magiques en main. La vieille l’avait alors enfermée dans le placard de l’escalier pendant deux jours, durant lesquels la fillette n’avait pensé qu’à l’objet perdu, désespéré qu’il soit détruit.
À leur retour de voyage, Jasmine et Pyrius s’étaient précipités au secours de leur fille, avant de devoir promettre à la matriarche de la surveiller. Une parole suivie pendant des années, sans que Rosalie ne se fasse attraper. Mais à sa grande surprise, à la découverte de sa récidive, ses parents avaient choisi de l’aider. En secret, ils lui procuraient des manuels et du matériel. Ils avaient bien compris que leur enfant suivrait cette voie, au mépris des traditions familiales.
Rosalie vérifia que l’automate soit toujours en bon état dans le tiroir avant de se lever et d’ouvrir à sa mère. Celle-ci lui rendit un grand sourire, et pénétra dans la chambre à petits pas joyeux, un tissu sous le bras.
– J’ai quelque chose pour toi. Je sais que ce n’est pas dans les couleurs que tu préfères, mais…
Jasmine déposa le paquet sur le lit et défit les boutons de ce qui s’avérait être une housse de protection. Rosalie découvrit une robe de dentelle et de soie, taillée dans un tissu émeraude.
– C’était la robe de cérémonie de ta tante. Je l’ai faite retailler pour qu’elle soit à ta taille, annonça sa mère d’un air un peu gêné.
Rosalie n’aurait su dire ce qui la chagrinait le plus. Cette robe était l’un des rares souvenirs laissés par la sœur de sa mère. Elle avait été emportée par une épidémie ayant ravagé le pays des années plus tôt, faisant près de deux millions de victimes. Alors encore fillette, Rosalie se souvenait à peine de cette tante aimante. Que Jasmine et Hortense soient jumelles rendait ses souvenirs encore plus confus. Elle n’était pas certaine de savoir laquelle des deux se penchait au-dessus d’elle pour glisser des pâquerettes dans ses cheveux, et le regrettait beaucoup, car il était certain que Hortense aurait été aussi ouverte d’esprit que sa sœur.
L’évocation de la cérémonie en approche la meurtrit. Sa mère persistait à vouloir faire comme si les choses suivaient leur cours normal. Comme si Rosalie pouvait encore faire partie de cette famille. Un jour, elle s’en irait, et elles le savaient toutes les deux. La jeune femme était même persuadée qu’on lui refuserait l’évènement, en raison de son incompétence.
À moins que sa mère ne cherche une excuse pour la garder le plus longtemps possible auprès d’elle. Rosalie attendait sa majorité, soit vingt-et-un ans, pour quitter le manoir et son domaine. Les cérémonies d’intronisation des futurs magiteriens avaient lieu lors de la pleine Lune qui suivait l’anniversaire du nouvel adulte. De quoi ajouter deux semaines de plus à Rosalie.
Celle-ci acquiesça. Elle devait bien cela à sa mère, après tous les risques pris pour sa fille. Elle était cependant amère à l’idée que le reste de la famille l’imagine faire cela pour eux. Par redevance, gratitude, comme si elle leur devait quelque chose.
Rosalie se pencha, passant une main sur le vert éclatant. Sa mère connaissait bien ses goûts ; elle ne portait que peu cette couleur, préférant les roses pâles ou les violets, parfois les gris. Elle glissa alors ses mains dans son dos pour défaire les lacets de sa robe. Sa mère lui vint en aide, avant de lui passer l’autre vêtement, de manière presque solennelle ; sa fille prit grand soin de ne pas l’abîmer.
Rosalie s’approcha de son miroir. Elle ne put retenir un sourire. La teinte était voyante, mais elle lui allait bien. Ses boucles d’un châtain foncé relevées faisaient ressortir l’ensemble. Sa tache de vin sur l’arête droite de son nez n’avait jamais autant été mise en valeur. Une marque physique longtemps sans importance à ses yeux, avant de finalement l’apprécier. Une seconde habillait son dos, partant de son omoplate gauche pour remonter jusqu’à son épaule.
Jasmine se glissa à ses côtés avant de retirer les épingles maintenant ses cheveux, qui tombèrent jusqu’à ses reins. Pour la forme, Rosalie grimaça. Elle n’avait plus l’habitude, car les avoir détachés la gênait lorsqu’elle travaillait. Mais sa mère aimait la coiffer, et la jeune femme voulait bien lui laisser ce plaisir, tant que cela leur était possible. Avec douceur, Jasmine prit une partie des épaisses mèches dans ses mains, avant de les ramener par-dessus les épaules de sa fille.
– Tu lui ressembles, comme ça. À Hortense.
– Je te ressemble à toi aussi.
Sa mère secoua la tête en souriant.
– Physiquement, oui. Mais tu as ce même éclat déterminé dans le regard.
Rosalie hocha la tête. Elle l’avait effectivement déjà vu, cet éclair de volonté qui allumait ses prunelles de la nuance du café dilué de lait, héritées de sa mère.
Le visage de Jasmine s’assombrit soudain.
– Ta grand-mère veut que tu la rejoignes tous les jours à la serre, jusqu’à ta cérémonie.
Rosalie réprima un soupir. Évidemment. Astrance BasRose désespérait que sa petite-fille soit irrécupérable, alors elle tenterait jusqu’au bout de la rendre digne et présentable. Il ne s’agirait pas de faire honte à la famille lors de la cérémonie, pour laquelle seraient conviés les membres éloignés, ceux qui l’avaient quitté pour se marier, et portaient aujourd’hui d’autres noms parmi les maisonnées magiteriennes.
Rosalie se trouvait peut-être en conflit avec sa grand-mère et les valeurs familiales, mais ne souhaitait pas faire de mal à sa mère ou à son père. À défaut de briller, elle ferait en sorte de s’en sortir, de prouver qu’elle n’était pas une incapable, comme l’affirmait sa grand-mère, mais juste faite pour une autre voie. La vieille s’en ficherait bien sûr, mais peut-être lui causerait-elle moins d’ennuis.
Rosalie se détourna du miroir, et d’un geste identique à celui de sa mère, tendit les bras pour ramener ses cheveux bruns devant elle. Jasmine était plus petite, accentuant ce petit air enfantin qui ne l’avait jamais quitté.
Rosalie eut un soudain besoin de réconfort. D'un seul regard, sa mère le comprit et lui ouvrit ses bras. Sa fille s'y réfugia, appréciant la caresse de sa main sur son omoplate, là où se trouvait son autre tache de vin.
Avec un soupir triste, Jasmine relâcha son étreinte.
– Tu ne devrais pas faire attendre ta grand-mère.
Rosalie hocha la tête.
– J'arrive.
Sa mère ne releva pas son besoin de rester seule un instant ; elle devait avoir compris. Rosalie la vit même attendre dans le couloir, positionnée de manière à empêcher quiconque d'entrer sans d'abord l'aborder.
Rosalie récupéra son matériel dans le tiroir, ainsi que la boîte à chaussures. L'ensemble sous le bras, elle dirigea ses pas vers sa penderie murale. Elle écarta les robes et mit au jour le sol de bois, avant de retirer une autre boîte, servant aux chapeaux. S’y trouvait un discret bouton de métal, dans l'angle de la penderie et du mur. Rosalie tira dessus, dévoilant une cachette sous le plancher. Son matériel rangé, elle s'empressa de remettre les vêtements en place.
Elle s'étonnait que sa grand-mère ne l'ait pas découverte. Soit elle s'estimait assez convaincante pour avoir fait renoncer Rosalie, soit elle n'avait pu mettre la main dessus. En même temps, le mécanisme était discret, à peine plus gros que l’ongle d’un jeune enfant, et la vue d'Astrance commençait à décliner.
Après cela, Rosalie quitta délicatement la robe de sa tante, avant de la ranger avec soin dans la protection. Elle se rhabilla et rejoignit sa mère. Ensembles, elles traversèrent les couloirs sombres du manoir, aux tons évoquant les dahlias noirs, jusqu’au salon d’été qui menait aux jardins.
– Je dois te laisser, ma chérie. Bon courage.
Jasmine embrassa la joue de sa fille, avant de s’éclipser. Elles échangèrent un dernier regard, puis Rosalie poussa la porte des jardins, l’appréhension au ventre.
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