Chapitre 5 - 1
Ville d’Annatapolis, 13h03, 13 ationin de l’an 1889.
Les trois premières semaines, Rosalie s’était dégoté une chambre individuelle dans une résidence temporaire. La proximité et le manque de place l’avaient au début beaucoup gênée, de même que les bruits de la capitale avaient perturbé son sommeil. Les manoirs trop immenses pour leurs membres baignaient souvent dans le calme, à peine rompu des grincements sur le plancher, tandis que la capitale résonnait de cris et du claquement de sabots des chevaux.
Mais sans revenu régulier, la jeune femme avait dû faire des économies. Le lendemain de son arrivée, elle avait sacrifié quelques pièces en papier et enveloppes puis en frais postaux, pour contacter des industries de magie. En quittant la pension, la logeuse avait promis de la prévenir si elle recevait des réponses. Il y en avait eu, toutes négatives. Un premier échec qui l'avait contrarié tout la poussant à continuer.
C’était durant son séjour à la résidence que Rosalie avait trouvé son premier travail, suffisamment payé pour convaincre un propriétaire de lui louer un appartement. Par chance, la jeune femme en avait rapidement trouvé un, au deuxième étage d’un petit immeuble. Il datait d’une quarantaine d’années, mais à part une mauvaise isolation, ne présentait aucun défaut et se trouvait dans un quartier calme et familial, bien qu’un peu éloigné des divertissements.
L’appartement meublé possédait une pièce de vie d’une vingtaine de mètres carrés, avec deux fenêtres orientées à l’est, de quoi garantir un ensoleillement constant. Dans le fond un rideau séparait le petit espace nuit du reste, depuis lequel on accédait à l’étroite salle de bain.
Rosalie aurait pu prétendre à quelque chose de plus grand, mais il aurait fallu s’éloigner davantage du centre-ville. Mais surtout, elle préférait garder son salaire pour acheter de quoi pratiquer la magie industrielle. En presque quatre mois, elle avait rempli de nombreux cahiers de formules et d’idées, épuisant l’encre des stylos. Sans compter les objets qu’il fallait acheter pour tester les équations. Il arrivait à Rosalie d’arrondir les fins de mois en vendant certaines de ses créations à des prix plus bas que dans le commerce, ou en réparant celles des voisins.
Elle aurait pu devenir mage indépendante, mais cela se limitait souvent aux réparations, les créations originales devant être vendues trop cher pour la plupart des porte-monnaie. De plus, son travail au café lui permettait de gagner en confiance et autonomie, en plus de compléter certaines lacunes. La jeune femme ayant grandi dans les murs du manoir plein de serviteurs, elle ne savait pas grand-chose de la vie quotidienne et du monde. Le comprendre l’avait rendue honteuse, puis fière, face à ses progrès.
Sélénite, rebaptisé Léni, était sa principale avancée. Le réparer avait été sa priorité. Son buste morcelé avait dû être remplacé, cette fois par un bois plus résistant. Rosalie avait décidé d’y graver un autre type de formule. Une équation d’apprentissage. Elle tenait sur quelques centimètres et était facile à tracer. Cela permettait à l’objet d’apprendre par lui-même en se basant sur ce qui l’entourait. Des formules normalement utilisées sur le matériel d’usinage, pour le rendre encore plus autonome, bien que rarement, pour des questions de rentabilités. Il fallait des mois, voire des années à l’objet pour assimiler les comportements autour de lui. Mais Rosalie avait envie d’essayer, de voir à quoi Léni pourrait ressembler en sa présence. Elle avait juste eu à modifier la formule d’origine.
Léni comblait également la solitude au quotidien.
Depuis son arrivée, Rosalie n'avait contacté ses parents qu'une seule fois. Elle s'était abonnée à une revue spécialisée pour les fleuristes, que Jasmine lisait. Rosalie lui avait fait parvenir un message par ce biais, affirmant que la rose avait planté sa graine dans son nouvel environnement et qu'elle attendait le soleil pour s'épanouir. Trois semaines plus tard, sa mère répondait, expliquant que le jasmin et la roche n'espéraient pas mieux et continueraient de donner leur meilleur terreau à la rose.
De l'argent auquel Rosalie n'avait que peu touché, à part pour acheter un peu de matériel pour pratiquer la magie.
La jeune femme hésitait à envoyer d'autres messages à ses parents. Ils lui manquaient, mais elle avait besoin de se détacher d'eux pour s'envoler. Il y avait aussi un risque qu'un membre de la famille comprenne la teneur des messages.
De toute manière, Rosalie n'aurait rien eu de plus à raconter et elle était trop préoccupée.
La soirée réunissant les mages industriels du royaume approchait. Il ne lui restait qu'une semaine pour s'y préparer. Elle n'avait jamais été aussi angoissée de toute sa vie.
Elle allait peut-être pouvoir échanger avec ces mages et un rien pouvait leur donner envie de se détourner. Si l'audace de Rosalie ne les intéressait pas, il ne lui resterait que ses connaissances, et elle avait encore beaucoup à apprendre.
Ces derniers temps, c'était son apparence qui la préoccupait. Si elle aimait se trouver à son avantage, elle refusait d'y passer plus de quelques minutes par jour. Or, cette soirée aurait des accents mondains et il lui fallait trouver des vêtements adaptés. Les robes emportées avec elle étaient faites pour la vie de tous les jours.
Rosalie avait songé à s'en acheter une neuve, mais les prix l'avaient fait pâlir.
Il ne lui restait qu'une solution : la couture. La jeune femme avait sélectionné sa plus jolie robe, et sur les conseils d'une vendeuse de tissus, avait acheté quelques mètres de mousseline de soie dorée.
Rosalie avait prévu de découper les manches actuelles de sa robe pour les remplacer. De même, le nouveau tissu viendrait s'ajouter par-dessus son buste et ses épaules, ainsi que sa jupe. Mais la tâche s'était avérée plus ardue que prévu. Après plusieurs mètres de tissu gaspillés, Rosalie s'était fait une raison : les travaux d'aiguille n'étaient pas pour elle. Il lui était impossible d'être sur tous les fronts à la fois, la couture et la magie industrielle. Les deux seraient importants pour cette soirée, mais le second lui tenait davantage à cœur.
La patronne de Rosalie lui avait cependant soufflé une solution : les petites annonces des journaux. Les habitants proposaient souvent d'échanger un talent contre un autre.
Dans le cas de Rosalie, une robe contre des réparations sur des objets industriels.
Le journal lui avait rapidement transmis un message d'une jeune femme de son âge, couturière dans un atelier à la mode, qui se trouvait être en panne de casserole chauffante.
Ainsi, Rosalie s'était fait sa première amie. Chez les magiteriens on quittait rarement le domaine, et on avait peu de contacts en dehors des clients. Vos frères et sœurs étaient vos amis, vos cousins vos confidents. Des amitiés presque forcées, quand elles existaient, et Rosalie ne savait donc presque rien des relations humaines. Elle avait craint que ses maladresses, pourtant dissimulées au mieux, ne fassent faire fuir la couturière. La jeune femme lui était encore reconnaissante de rester.
Rosalie s'était rendue par trois fois chez Mona, réparant les objets magiques défectueux pendant que l'autre cousait.
Les deux femmes ayant le même âge et des centres d’intérêts communs – Rosalie s'en était découvert d'autres à son arrivée en ville –, une camaraderie s'était immédiatement nouée. Mais la mage voulait nouer des liens plus solides, et avec la boule au ventre à l'idée de mal s'y prendre, avait proposé à Mona de se rendre ensemble au nouveau café qui venait d’ouvrir en centre-ville.
La couturière avait immédiatement été emballée. Fraîchement débarquée à la capitale, elle n'avait pas eu le temps de se faire de nouveaux amis. Si les deux femmes avaient encore des services à se rendre, elles pouvaient s'écrire et se voir pour d'autres raisons.
Ce jour, ce serait cependant pour finaliser les retouches de la robe.
Voyant que l'heure approchait, Rosalie rangea ses instruments. Léni, jusque-là assis sur une boîte, se leva dans un mouvement identique au sien.
Rosalie sourit. La petite créature métallique semblait vouloir l'imiter constamment, comme un enfant qui apprend. Un effet renforcé par sa démarche chaloupée.
Alors qu'elle remplissait son sac à dos de matériel et attrapait sa robe, Léni leva légèrement un bras, pointé vers le sac.
– Je reviens vite.
L'automate rabaissa le bras, après un instant de flottement. Il retourna s'asseoir sur la boîte et ne bougea plus.
Rosalie était plutôt fière de ce qu'elle avait accompli sur son petit compagnon. Son équation semblait prometteuse.
Elle quitta l'appartement et se dirigea vers l'arrêt de train de son quartier. À cause de l’abri bondé, elle dut se résoudre à attendre en plein soleil et regretta immédiatement de ne pas avoir pris de chapeau. Le soleil d'été brûlait au-dessus de sa tête et sa robe courte et légère ne suffisait pas à lui procurer du confort.
Elle s’occupa l'esprit en regardant autour d'elle, mais les murs étaient tous recouverts de la même affiche aux tons gris, que la jeune femme connaissait déjà par cœur.
Ces réclames avaient fleuri dans toutes les villes du pays en l'espace d'une seule nuit, deux mois plus tôt.
« Les enchères du siècle ! », « L'événement de l'année ! », « Une Révolution qui changera la face du monde ». Ce n'était là que les titres les plus populaires.
L'événement était connu depuis deux années, mais les affiches l'avaient enfin rendu concret et lui avaient offert une date.
Les billets pour obtenir des places étaient partis en quelques jours, aussi bien pour les acheteurs que simples spectateurs, quand bien même fallait-il attendre quatorze mois de plus pour y assister.
Les pays membres de l'Union seraient présents, accompagnés d'autres nations étrangères. L'engouement secouait tout le royaume.
Rosalie était bien d'accord. Si ses finances le lui avaient permis, elle aurait volontiers acheté un billet.
Ce n'était pas tous les jours que la Lune était mise aux enchères.
Lorsque deux mages industriels avaient annoncé, onze ans plus tôt, qu'ils allaient conquérir la Lune, le scandale avait éclaté du côté des magiteriens. Ils considéraient l'astre comme sacré, intouchable, et avaient menacé la reine de priver le royaume de certaines des ressources qu'ils lui fournissaient. Mais la Lune n'appartenait à personne. Aussi, lorsque les deux inventeurs avaient proposé à la royauté de faire de la Lune une de ses possessions, elle avait accepté.
Des mois de pénuries avaient bien suivi cette décision, et la tension allait sans doute se raviver à l'approche de l'événement.
Les mages industriels à l'origine de cet exploit avaient passé des années à fabriquer et tester les équations magiques permettant d'aboutir à une fusée, la machine permettant à l'Homme de poser le pied sur la Lune. Puis d'autres formules, pour pouvoir marcher, respirer et communiquer à sa surface.
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