Chapitre 7
Appartement de Rosalie BasRose, 7h43, 20 ationin de l’an 1889.
Au lendemain de la soirée, Rosalie s’était levée tôt. Elle avait bu un café mal préparé sans songer à manger. Encore vêtue de sa chemise de nuit, la jeune femme s’était emparée d’un grand tableau pour noter ses idées. Perché au-dessus des notes et schémas, Léni avait saisi une craie entre les petites boules d’acier lui servant de mains et dessinait des traits incertains sur la surface noire.
Rosalie avait retrouvé son index d’entreprises parmi ses livres. Celle appartenant à Amerius Karfekov existait depuis six ans, un jeune âge pour une société déjà aussi développée. Spécialisée dans les jouets de haute qualité, les créations n’existaient qu’en quantités limitées, poussant les riches clients à se les arracher. Adultes comme enfants achetaient chaque exemplaire de certaines collections.
Cet Amerius avait bien compris comment fonctionnaient les gens. Rien de tel que le sentiment de frustration pour les pousser à sortir leurs portefeuilles.
Rosalie devait faire forte impression. Présenter quelque chose qui lui ressemblait tout en collant à l’image de La Bulle Mécanique. D’après l’index l’entreprise possédait sa propre boutique, dans un quartier proche de celui du fleuriste qui avait emmené Rosalie à la soirée. Elle songea qu’il serait bien d’aller y faire un tour.
Les magasins ouvraient vers dix heures, la jeune femme avait donc tout son temps. Une de ses idées serait peut-être déjà une bonne base. Il fallait de toute façon qu’elle en trouve une avant ce soir. L’entretien avait lieu dans deux mois et entre son travail au café, la recherche et les essais, cela s’avérait court.
Rosalie avait déjà noté plusieurs idées lorsqu’elle s’habilla pour se rendre à la boutique. En chemin, elle acheta un croissant et un second café. Le magasin se situait sur une place circulaire entourée de canaux, où les boutiques de luxe se partageaient les rares emplacements.
La Bulle Mécanique venait d’ouvrir ses portes, frappées du symbole de la marque : une bulle de savon en forme de rouage accompagnée d’une autre, plus petite.
Il y avait déjà quelques clients, ce qui arrangeait Rosalie, lui permettant ainsi de regarder tranquillement les créations.
Comme Mona l’avait souligné avec la robe, les Îles Saumarienne et leur influence étaient présentes dans tous les domaines de création. Les habitants profitaient de chaleur et soleil toute l’année et l’architecture de leurs villes était faite de bâtiments blancs, souvent avec une face peinte d’une couleur vive.
Si les candidats au poste étaient malins, ils présenteraient un objet revêtant les mêmes caractéristiques. C’est pourquoi Rosalie devait proposer tout autre chose. Elle ne serait pas vouée à imaginer les objets fabriqués, seulement les formules qui les animeraient, mais élargir ses compétences n’en serait que meilleur.
Pour Rosalie, suivre bêtement la mode du moment démontrait un manque flagrant d’imagination. Elle trouvait plus valorisant de se rendre là où on ne l'attendait pas, plutôt que de se rendre à l'évidence.
Elle s’approcha d’une maison de poupées – en bois blanc et aux volets de plusieurs couleurs. Des fleurs en bois fin étaient plantées dans la terre artificielle. Les bourgeons restaient fermés, les branches des palmiers nues. Sur le toit de tuiles, des dessins représentant différentes météos avaient été peints. Rosalie effleura le soleil du bout des doigts. Aussitôt une lumière inonda la maisonnette et son jardin, dont les fleurs roses et orangées s’ouvrirent, imitées par les palmiers.
Rosalie tendit la main vers les autres dessins, un nuage gonflé de pluie et un croissant de Lune. Sous l’effet de l’averse, la terre et les plantes se gorgeaient d’eau, tandis que sous l’influence de la nuit, la maison devenait sombre et les pétales des fleurs se repliaient.
D’après la présentation la maison pouvait s’acheter ainsi, mais le toit et le jardin existaient aussi en tant qu’éléments indépendants pouvant remplacer ceux de la première version de la maison.
Les jouets étaient tous imprégnés d’imagination et de soins. La jeune femme se surprit à vouloir tous les essayer. Rosalie ne s’était pas imaginée attirée par ce domaine. Elle se serait plutôt vue avec les frères Zevedan, à conquérir les planètes. Faire rêver autrui en gardant les pieds sur Terre n’était pas non plus une mauvaise idée.
Mais elle n’aurait pas la possibilité de fabriquer un jouet aussi complexe et impressionnant que la maison de poupée. Il fallait quelque chose de simple, mais sans cesse renouvelable. C’est en cela que son passé de magiterienne lui était utile. La nature inspirait souvent les plus belles choses.
Rosalie quitta la boutique. Elle listait mentalement tout ce dont elle aurait besoin et quelles équations il lui faudrait développer.
Elle trouva tout le nécessaire chez un grossiste, bien qu’il ne lui fallût au final pas grand-chose : des feuilles de papier, ainsi qu’une plaque de métal très fin facilement découpable.
De retour chez elle, elle abandonna l’idée de manger pour se plonger dans son idée.
Elle aurait cependant aimé avoir le temps de développer sa propre signature, cette manière d’écrire les équations qui les rendaient impossibles à lire par d’autres. Ceci dit, à quoi bon ? Les objets porteraient la marque du mage propriétaire de l’entreprise. Et développer une signature pouvait prendre des mois.
Noircir son tableau d’équations, chercher un modèle venu de la nature dans des livres, plier le papier, le renforcer avec la couche de métal, en veillant à ce que les deux matériaux soient parfaitement soudés.
Une des équations refusa de marcher, de quoi lui donnait l’envie de s’arracher les cheveux. Les pots de baumes cicatrisants se vidèrent, sans pour autant refermer les ampoules sur ses doigts. Au bout de quatre semaines, elle faillit changer d’avis, découragée par ses erreurs. La solution à sa formule récalcitrante la réveilla durant une nuit de pleine Lune, et il ne fut pas question de se rendormir.
Lorsque le résultat final de son travail acharné s’éleva vers le plafond de son appartement, Rosalie n’était qu’à deux jours de l’entretien et remplie de fierté. Léni trottinait sur la table de la cuisine, son regard suivant les créations de la jeune femme.
Amerius Karfekov la choisirait. Rosalie devait y croire, car personne ne le ferait pour elle.
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