Chapitre 9
Siège de La Bulle Mécanique, 15h08, 31 occibre de l'an 1889.
C’est ici que je vais travailler.
Rosalie franchit les portes de La Bulle Mécanique, un léger sourire difficilement effaçable sur les lèvres, heureuse de voir ses désirs et ses efforts se concrétiser. Aussitôt, elle prêta attention aux détails qu’elle avait ignorés quelques jours plus tôt, comme la plante grimpante en fer forgé qui recouvrait tout un mur. Ses pétales s’ouvraient et se fermaient à intervalles réguliers dans un ballet sans aucune fausse note.
À l’approche de Rosalie, la secrétaire releva immédiatement la tête.
– Bienvenue. Et félicitations. J’espère que vous vous plairez, ici.
La jeune femme remercia la secrétaire tandis que cette dernière inscrivait une note sur un papier, qu’elle plia en forme d’oiseau. Elle la lança en l’air et la missive s’enfuit par les escaliers derrière le comptoir.
– Amerius sera bientôt là. N’hésitez pas à vous asseoir.
Rosalie n’en fut pas capable. Elle maîtrisa ses émotions en faisant face à la plante métallique, se perdant dans ses cycles de floraisons hypnotisants.
Un pas accompagné d’un choc sourd la détourna de sa contemplation. Amerius Karfekov venait d’apparaître dans les escaliers, martelant les marches de sa canne. Rosalie s’approcha du comptoir et serra la main tendue du mage industriel.
– Bienvenue, fit-il simplement.
Un peu désarmée par cette entrée en matière très simple, Rosalie attendit qu’Amerius lui montre quel rythme adopter. Au moins la jeune femme put-elle enfin le détailler de près. Son visage fin et harmonieux n’avait aucun défaut, mais il semblait tenir à son air neutre et fermé, toujours dans l’ombre de son haut-de-forme, un accessoire allongeant sa silhouette déjà haute.
– Venez, nous allons commencer la visite. Vous connaissez déjà Jeanne, notre secrétaire.
Jeanne adressa un clin d’œil à Rosalie, qui le lui rendit.
– Au rez-de-chaussée, vous trouverez tout notre corps administratif.
Ils se dirigèrent vers le corridor de droite. Quatre bureaux fermés s’alignaient sur la gauche, mais leurs parois vitrifiées permettaient de découvrir les visages des employés. Trois femmes et un homme étaient plongés dans leur travail, mais comme mus par l’instinct, relevèrent la tête à l’approche d’Amerius. Ce dernier présenta Rosalie à chacun d’entre eux, tous aimables, mis à part l’homme qui donnait l’air d’être sans cesse dérangé par les autres.
Rosalie ne doutait pas qu’elle devait parfois posséder le même air, lorsqu’elle se trouvait plongée en plein travail.
Au premier étage, six salariés majoritairement masculins se partageaient un espace ouvert. Des tableaux à craie ou de liège recouvraient les murs et des missives voletaient d’un bureau à l’autre, quand elles ne faisaient pas des allers-retours par une fenêtre ouverte sur l’extérieur.
– Notre équipe commerciale et publicitaire. Excusez leur impolitesse, nous entrons dans une période chargée.
Ils gravirent de nouveau les escaliers.
– Le dernier étage sera celui où vous passerez le plus de temps. Vous trouverez d’un côté mon bureau, relié au vôtre, et de l’autre, l’équipe chargée de la conception et du développement. Trois personnes, dirigées par Norbert. Vous les rencontrerez plus tard, ils sont en réunion.
Amerius entra par une large porte restée ouverte. Rosalie découvrit une vaste pièce, au centre de laquelle trônait un bureau en croissant de Lune. Les murs étaient recouverts par des bibliothèques, chargées de livres et de classeurs. Chacun d’eux était étiqueté et parfaitement aligné aux autres.
Le mage industriel désigna une porte sur la droite.
– Votre bureau. Il a sa propre entrée, mais il vous faudra passer par un autre escalier depuis l’extérieur. C’est à vous de voir.
Il ne fit et ne dit rien de plus. Après un instant de flottement, Rosalie comprit qu’il attendait de voir si elle était capable d’initiative. La jeune femme ouvrit la porte. La petite pièce ne comportait qu’un simple bureau et des étagères en partie vides. L’endroit manquait un peu de luminosité.
– Vous trouverez parmi les classeurs les travaux de mon ancien assistant. Je vous invite à les consulter.
– Je n’y manquerai pas.
– Il nous reste le cœur du sujet à visiter.
Ils regagnèrent le couloir puis Amerius se dirigea vers une imposante double-porte métallique. Rosalie le vit pousser fermement pour l’ouvrir et ils débouchèrent sur une mezzanine en ferraille.
Rosalie s’approcha aussitôt de la rambarde. Sous elle, quatre lignes de production s’étendaient sur près d’une centaine de mètres. Les machines grondaient dans un rythme régulier et synchronisé, annonçant que le produit fabriqué serait bien tel qu’annoncé. Il n’y avait pas de soucis de geste gracieux, de posture et de résultat dépendant de l’humeur et de la concentration.
La jeune femme inspira d’aise. L’air dégageait cette odeur de ferraille tiède, mêlée d’accents boisés. Ça ne pouvait pas être plus différent qu’au domaine BasRose, où Rosalie fermait parfois ses fenêtres au printemps, quand les fleurs répandaient leur pollen dans un mélange de senteurs chargées.
La mezzanine se poursuivait en coursive le long des parois du hangar. Rosalie aperçut d’autres portes, peut-être des bureaux ou salles de repos.
– La partie usine est dirigée par Amanda Nosmog, aidée de son assistant, expliqua Amerius. Nous avons quatre pilotes de ligne de fabrication, qui peuvent aussi intervenir lors des pannes, et seize opérateurs de lignes, qui contrôlent la bonne fabrication. À l’autre bout de l’usine, vous trouverez le laboratoire, qui contrôle les matières premières et produits finis. Deux personnes y travaillent en permanence. Il y a également les quatre employés du service de gravures d’équations, ainsi que les membres du service d’expédition et livraison. Et bien sûr, les employés de notre magasin de ville, que vous avez déjà visité.
Rosalie lui jeta un regard surpris. Apparemment, le mage savait qu’elle était allée s’inspirer de ce côté-ci. Elle commençait à se faire une idée de l’homme et soupçonnait qu’il fut satisfait de son initiative.
La ferraille grinça soudain à quelques pas d’eux. Amanda venait de sortir de son bureau et se dirigeait vers eux, vêtue d’une combinaison de travail grise et d’épaisses bottes.
– Je vous fournirai des chaussures comme les miennes, annonça-t-elle. Il faudra les porter chaque fois que vous serez dans l'usine.
– Amanda ne plaisante pas avec la sécurité, souligna Amerius.
– Et grâce à moi, ton entreprise connaît l’un des taux d’accident les plus bas de l’histoire.
Amanda fit visiter l’usine à Rosalie, qui posa de nombreuses questions sur les mécanismes de fabrication et demanda à voir les presses qui servaient à graver les équations sur les jouets. Amerius suivait les deux femmes, silencieux comme une poupée.
Les deux jeunes femmes du service laboratoire accueillirent Rosalie avec un grand enthousiasme. Elle les verrait régulièrement, car si le produit fini présentait un problème au niveau de l’équation, ce serait à elle de le régler.
Plus tard, le contact passa immédiatement avec les chargés du développement, avec qui Rosalie serait en étroite collaboration. Joshua, de quatre ans son ainé, vint de suite à sa rencontre, très désireux de lui faire goûter une part de son gâteau d’anniversaire. Après une brève discussion, Rosalie se retrouvait déjà invitée à une sortie la semaine prochaine, avec certains des employés de La Bulle.
Elle en était à la fois flattée et gênée. Être la dernière arrivée d’un groupe était une position jamais expérimentée qu’elle avait toujours redouté de connaître.
Sa visite achevée, Rosalie regagna son domicile avec une confiance et une envie nouvelles. Il lui restait encore quelques jours à travailler au café, puis ce serait enfin l’usine et les équations.
D’ici là, Amerius l’avait autorisée à emporter des documents afin qu’elle étudie les projets en cours ou laissés de côté par l’ancien assistant de formulation – qui avait déménagé à l’autre bout du pays.
Rosalie serait chargée de reprendre d’anciennes idées, en guise de période d’essai. Dans trois mois viendrait la création de la nouvelle collection, pour l’année mille-neuf-cent-un – celle de l’an prochain était déjà en cours de fabrication.
Quant à ses petites grues de papier, Rosalie avait déjà décidé qu’elles auraient une place à part entière dans son nouveau bureau.
Léni aussi aurait droit à un traitement de faveur. Lorsqu’il avait su que les oiseaux seraient tout le temps avec la jeune femme, celle-ci était persuadée que sa réaction s’était apparentée à une crise de jalousie. L’automate avait plusieurs fois sauté sur un morceau de papier tombé au sol avant de tendre la jambe, comme pour donner un coup de pied.
Rosalie avait décidé de l’emmener avec elle à La Bulle, en espérant qu’Amerius autorise sa présence.
Comme un écho à l'humeur de sa créatrice, l’automate avait réalisé sa fonction première toute la journée : danser en tapant des mains.
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