Chapitre 11 - 1
Entrée de l’Amphithéâtre Royal, 8h57, 1er nafonard de l’an 1900.
Le fiacre déposa Rosalie et Amerius aussi proche de l’amphithéâtre que le permettait la foule. Rosalie s’était attendue à une telle affluence, mais voir de ses propres yeux la file d’attente se dérouler sur presque cinq cents mètres était une tout autre expérience.
Emmitouflés dans leurs manteaux et écharpes, les chanceux qui avaient obtenu des places pour les enchères tuaient le temps en absorbant des litres de café brûlant, dont les effluves parvenaient jusqu’à Rosalie. Des vendeurs à la sauvette n’hésitaient pas à proposer boissons et en-cas ou des jouets-souvenirs, notamment à ceux ayant emmené leurs enfants.
Malgré l’heure tardive, quelques naïfs ne se présentaient, leurs airs dépités leur donnaient des airs d’acteurs de tragédie.
Si les billets les moins chers assuraient une place, celle-ci n’était pas attribuée et les plus désireux d’être aux premières loges n’avaient pas hésité à faire la queue depuis l’aube.
Rosalie et Amerius remontèrent la file pour se diriger vers une autre, qui commençait à l’entrée des jardins de l’amphithéâtre. Un cordon séparait les privilégiés du gros des spectateurs. Rosalie n’y était jamais venue. Parfois, elle avait aperçu son dôme de pierres blanches depuis le manoir BasRose. Le bâtiment en demi-sphère accueillait les artistes les plus célèbres de Ci-Ordalie, mais aussi de l’étranger. Le dôme se perdait à trente mètres de hauteur et la foule présente n’aurait pas suffi à l’encercler. Des statues avaient été sculptées à même les murs extérieurs. Des femmes drapées de toges, tenant dans leurs mains des outils de créations ; flûte, pinceau, ou encore plume, chacun rehaussé de feuilles d’or.
Atteindre les cinquante marches qui menaient à l’entrée nécessitait de traverser les allées des jardins, assez sommaire par rapport à ce que Rosalie avait connu dans son enfance au manoir. Des arbustes persistants parfaitement taillés se répartissaient le long de deux allées de graviers.
Rosalie se sentait en peu oppressée. Il n’y avait que lors de la fête du solstice qu’elle avait croisé autant de monde, mais il lui avait été possible de circuler et elle était accompagnée de ses amis. Ici, elle se retrouvait coincée dans une file, avec d’un côté, une autre procession et de l’autre un grillage. Il n’était pas question de perdre la face devant Amerius.
Une dizaine de personnes supplémentaires s’étaient entassées derrière les deux mages quand leur file s’avança. Les visiteurs munis de billets placés pourraient s’installer, évitant ainsi les querelles avec d’éventuels chapardeurs de places.
Amerius sortit une enveloppe de la poche intérieure de son manteau. Il en tira deux billets avant d’en donner un à Rosalie.
– Merci.
Il lui répondit d’un hochement de tête. Rosalie ne put s’empêcher de faire la moue. Elle le respectait et il leur arrivait parfois de réfléchir longuement à un problème rencontré avec les équations, mais en dehors de cela, Amerius ne s’exprimait que rarement. Rosalie ne savait pas grand-chose de lui, là où il avait connaissance de quelques pans de sa vie à elle. Une situation parfois frustrante. Elle voulait apprendre à le connaître, pour lui rendre ce qu’il lui donnait, mais craignait de dépasser certaines limites.
Après deux minutes, le duo arriva en haut des marches. Ils n’étaient qu’à quelques mètres des portes, gardées par des gens d’armes. Des photographes mitraillaient quiconque franchissait les battants, des clichés étaient pris par des journalistes ou par des employés de l’amphithéâtre. Les photos seraient proposées à la vente aux spectateurs, en souvenir.
Soudain, une femme se détacha du groupe et au lieu d’un appareil photo, braqua un enregistreur sur un homme et sa compagne.
Rosalie reconnut l’un des ministres royaux, chargé des affaires étrangères. Il n’eut pas le temps de s’offusquer que la journaliste lui jeta sa question au visage.
– Est-il vrai que la reine met en vente des parcelles en vue de financer une guerre ?
L’homme repoussa la journaliste sans la regarder et disparut à l’intérieur, sa femme pressée contre lui.
Comme s’il allait répondre. Ces journalistes étaient aussi tenaces que naïfs, pensa Rosalie.
Leurs questions et suppositions, parues sous la forme de gros titres aguicheurs, ne faisaient que rajouter à la méfiance collective. Les magiteriens n’en avaient pas encore terminé avec leurs pénuries forcées, et à cela venait s’ajouter une rumeur qui ne cessait d’enfler depuis deux mois. Elle serait apparemment venue d’une proche de la reine.
La Ci-Ordalie et les pays de l’Union seraient sur le point d’entrer en guerre contre une nation ennemie. Les Basses-Terres, situées au nord du golfe Anneau – nommé ainsi en raison de sa forme ronde, causée par les rivages de Ci-Ordalie, d’Ordalie et des Basses-Terres.
On ne savait pas grand-chose de ce pays. Il était refermé sur lui-même et ne procédait qu’à de rares échanges commerciaux. Ses habitants soumis à la dictature n’avaient qu’un accès limité à l’information, et ne savaient même pas se placer sur une carte du monde. Les Basses-Terres voyaient ses frontières toucher celles de trois autres pays, dont deux membres de l’Union ; la Vindiène et l’Ordalie.
Si la troisième nation, le Royaume de Jade, demeurait indépendante, elle collaborait volontiers avec l’Union, notamment en surveillant les activités des Basses-Terres au niveau de ses frontières. Par le passé, les Basses-Terres avaient déjà mené des campagnes de guerre. Des conflits destinés à déstabiliser et harceler, sans jamais franchir les limites géopolitiques. Historiquement, les Basses-Terres avaient toujours été un État hostile, mais les raisons variaient beaucoup d’une version à l’autre.
Devant les portes, la journaliste fut appréhendée par les gens d’armes, qui l’escortèrent discrètement loin du public.
Vint le tour d’Amerius et Rosalie. Une employée vérifia leurs billets avant de les guider dans les couloirs larges de plusieurs mètres.
À l’intérieur, la salle principale pouvait accueillir vingt mille personnes. Deux autres, plus intimistes en comparaison, se contentaient de deux mille places assises.
Rosalie se figea sur le seuil de la salle principale. Les gradins et balcons recouvraient toute la circonférence du dôme. Au milieu, une vaste scène tout aussi ronde accueillerait les enchères. Le commissaire-priseur s’y trouvait déjà, entouré de quatre assistants et d’une dizaine de gens d’armes qui empêchaient quiconque de pénétrer dans la fosse entourant la scène.
D’après ce que Rosalie avait lu dans les journaux, l’homme qui présidait les enchères était le directeur de l’université de droit d’Annatapolis. Il avait notamment à charge la gestion des biens de la famille royale, et aidait dans leurs affaires de succession.
Rosalie sortit de sa rêverie en s'apercevant que le haut-de-forme d’Amerius avait disparu de son champ de vision. Il était déjà quelques marches plus bas, et la jeune femme se pressa de le rejoindre.
L’hôtesse leur fit franchir les deux premiers des quatre blocs de places. Arrivée au troisième Rosalie pensait qu’ils s’arrêtaient là, mais à sa grande stupeur ils continuaient de descendre. La femme s’arrêta devant le cordon rouge, avant de retirer le crochet et d’inviter les mages à passer. Elle désigna ensuite des sièges sur la droite. Amerius foula encore quelques marches avant de s’installer proche de l’allée.
Rosalie hésita, puis s’assit à ses côtés. Elle se demanda s’il n’y avait pas eu une erreur, mais Amerius ne bougea pas. Ses mains étaient croisées sur le pommeau de sa canne, posée devant lui.
Rosalie se sentit comme un signe mal placé dans une équation magique.
Elle et son patron se tenaient dans la partie la plus convoitée des gradins. Des places à quatre rangs de la scène, pratiquement au même niveau que les invités de l’Union et des autres nations étrangères ainsi que des ministres royaux. D’ici, la jeune femme pouvait apercevoir les mèches blanches dans la moustache sombre du commissaire-priseur. Les autres spectateurs de ces gradins leur jetaient eux aussi des coups d’œil surpris.
Rosalie portait une robe et un manteau quelconques, là où eux possédaient des toilettes valant plusieurs années de son salaire, pourtant généreux.
La jeune femme se demanda combien son patron avait dépensé pour de tels emplacements. Quand bien même faisait-il passer cela en frais d’entreprise elle était gênée qu’il ait dépensé autant pour l’inviter.
Leur bloc de gradin acheva de se remplir. Certains spectateurs venus de l’étranger s’étaient déplacés avec des interprètes, voire avec leur propre milice de sécurité, notamment les ambassadeurs. L’Union voyait s’allier cinq pays répartis autour ou proches de la mer Spovia, qui se jetait elle-même dans l’océan Celstique. Sept autres nations, dont les Basses-Terres et le Royaume de Jade, ainsi que les Îles Saumarienne se partageaient le continent. L’Union espérait les convaincre de se rallier à elle durant cette occasion. Le but était de favoriser les échanges culturels et commerciaux, un domaine où la Cie-Ordalie faisait figure d’exception. La magie industrielle aurait pu rendre le pays encore plus riche, sauf qu’il était impossible de s’en servir.
Plus on s’éloignait des frontières Cie-Ordaliennes, moins la magie fonctionnait, phénomène inexplicable.
Un grand vacarme emplit soudain l’amphithéâtre. Les spectateurs sans placement venaient d’entrer et certains n’hésitaient pas à se pousser pour obtenir les sièges convoités. Les employés devaient retenir les suivants, en attendant que la vague précédente ait achevé de s’asseoir. Après un quart d’heure de plaintes et de boucans, il n’y avait finalement qu’une dizaine de blessés légers à déplorer.
Lorsque les horloges au-dessus des portes sonnèrent dix heures, le commissaire-priseur tapota sur la sphère qui servait à amplifier sa voix. De sa position, Rosalie voyait l’homme de profil.
Il faisait face à l’entrée principale de la salle, au-dessus de laquelle se trouvait le balcon réservé à la famille royale. Les rideaux étaient tirés, mais il n’était pas impossible que la reine Galicie VII y soit déjà accompagnée de son père Arnan XI, qui avait abdiqué six ans plus tôt, trop affaibli par l’épidémie pour continuer à régner. Son cerveau avait été touché par la maladie, le privant à jamais de parole et d’une importante partie de sa motricité. La reine avait même sans doute été présente dès l’aube pour superviser les derniers préparatifs et donner les dernières consignes. Si elle était connue pour posséder un caractère froid et distant, elle était aussi très impliquée dans la vie de la capitale et du reste du pays.
Dans la salle, le silence se fit. Le commissaire-priseur rappela à chacun l’importance historique de l’événement auquel ils allaient assister, ainsi que les règles du déroulement. Les appareils photo des journalistes crépitaient, et les enregistreurs avalaient des mètres de bandes, immortalisant l’homme en pleine explication des règles des enchères.
Il était prévu que la face cachée de l’astre soit laissée sauvage. Quant à l’autre partie, elle était bien trop vaste pour être vendue en intégralité ici même. Environ trois cents parcelles seraient proposées, d’un à six cents hectares. Le reste des terres serait colonisé, viabilisé puis vendu au fil des décennies – voire des siècles.
Le commissaire acheva son discours par des remerciements officiels à la reine et aux frères Zevedan. Il ponctua sa déclaration d’un geste vers le balcon royal, ce qui eut pour effet de faire tourner les têtes des vingt mille spectateurs.
Les rideaux avaient été ouverts, dévoilant Galicie VII et son père ainsi que les frères, invités à siéger près d’eux. La reine parut un instant contrariée d’avoir été dévoilée, mais son expression neutre revenue consentit à se lever et à adresser à son tour quelques mots de gratitude, ajoutant qu’elle ferait une déclaration à la fin des enchères.
Elle se rassit et le commissaire frappa son pupitre de son marteau.
Les ventes commençaient officiellement.
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