Chapitre 13 - 1
Appartement de Rosalie BasRose, 13h13, 18 nafodard de l’an 1900.
Rosalie avait consacré ses trois jours de repos à s'occuper de Léni. Une fois réparé elle avait décidé de parfaire leur communication. Puisque sans bouche le petit automate ne pouvait pas parler, elle lui apprenait le langage des signes, revisité pour être fait avec les bras.
Sa seconde destruction avait réveillé en elle une sorte d’instinct maternel. Même si Léni ne ressentait pas de douleur physique, ce pouvait être le cas de celle venue de son moral. Dans ces moments-là, Rosalie souhaitait qu’il puisse s’exprimer, afin qu’elle le rassure.
C’était peut-être ridicule, et si Astrance l’avait su, elle aurait bien ri de son malheur.
Rosalie s’en foutait pas mal.
Ils avaient commencé par le vocabulaire de la cuisine. Ainsi, la jeune femme lui avait appris à l'aider dans la réalisation d’une recette. Léni avait poussé vers elle les ingrédients nécessaires. Il désigna la tablette de chocolat et mima les signes inventés d'une casserole et d'un point d'interrogation.
– Oui. Il faut le faire fondre.
Une heure plus tard, elle dégustait un délicieux fondant au chocolat, sous le regard d'un Léni aussi fixe que s'il avait été inanimé. Son visage peint ne permettait pas de supposer quelle émotion lui passait par la tête.
Ce matin, Rosalie avait décidé de lui apprendre le vocabulaire familial à l'aide d'un arbre généalogique. Assise devant l'assemblage de traits déployé au sol, la jeune femme présenta chacun des membres de sa famille à l'automate en même temps que leurs liens avec elle.
Ce faisant, Léni brandit une rose en papier, qui servait à interpeller Rosalie. L'attention de la mage à sa portée, il souleva une image d'enveloppe avant de désigner le visage de Jasmine sur l'arbre généalogique.
La jeune femme soupira.
– Non, je n'ai pas écrit à ma mère.
Léni lâcha les images en l'air avant de sauter furieusement sur place. De ce que Rosalie comprenait, il était scandalisé qu'elle n'ait pas parlé du cambriolage et de ses blessures à sa famille. Mais la mage n'en voyait pas l'intérêt, si ce n'était inquiéter ses parents, alors qu'elle allait bien. Ce n'était pas comme si Jasmine et Pyrius pouvaient se déplacer pour la soutenir. Des mots sur du papier ne remplaceraient jamais leur présence, celle-là même qui la consolait des esprits sous son lit ou des cauchemars d'enfant.
Rosalie apprenait simplement à vivre sans eux. Bien sûr, au départ ils s'étaient promis de garder des liens forts, de s'écrire, que les choses seraient comme avant. Les illusions s'étaient rapidement dissipées. La situation avait rendu difficile l'envoi de lettres, même avec la boîte postale achetée par Jasmine. Celles qui y parvenaient mettaient des semaines à recevoir une réponse. Entre temps, Rosalie passait à d'autres sujets et retrouver ceux mentionnés plus tôt pouvait être pénible.
De petits coups frappés à la porte lui firent relever la tête. Aussitôt, Léni signa deux fois, une aiguille à coudre et un point d'interrogation. Il demandait si Mona était celle qui venait de toquer.
– Oui, je pense que c'est elle.
Rosalie avait à peine ouvert que son amie fit irruption dans l'appartement, une boîte en verre en main. La mage savait qu'elle était remplie à ras bord d'un plat fait maison au goût réconfortant.
Comme si elle l'avait senti, Mona lui avait rendu visite le lendemain de son agression. Depuis, elle passait tous les jours, apportant de quoi manger à chacune de ses pauses-déjeuner.
Rosalie appréciait l'attention, mais à écouter son amie sa vie était en danger.
– Ça n'aurait pas dû arriver.
Mona avait plusieurs fois répété cette phrase, mais un cambriolage pouvait survenir n'importe où.
– Je t'ai fait du bœuf sauté aux champignons.
Les deux amies s’attablèrent pendant que Léni, resté au sol, s'amusait à empiler ses images pour former un château.
Rosalie mangea son repas sans rien dire. Depuis l'attaque, elle avait du mal à formuler ses pensées.
– Tu es prête à en parler ?
La mage releva la tête vers Mona.
– Tu te donnes l'air d'un roc, mais tu es aussi humaine que les autres, ma chère. Tu es secouée et à la manière dont tu maltraites cette pauvre viande, tu dois commencer à t'en rendre compte.
Rosalie observa sa nourriture. Le bœuf avait davantage été émietté que coupé, et les champignons à peine entamés.
Même après plus d'une année, Rosalie était toujours étonnée des réflexions de Mona. Sous sa couche épaisse de fard blanc et ses lèvres aussi dessinées que celles d'une poupée, son amie savait observer et comprendre le genre humain. Elle avait patiemment attendu que Rosalie manifeste des signes attestant d'un besoin de parler. Des choses que la jeune femme elle-même n'avait pas vues.
Mona avait sans doute raison. Elle était moins solide qu'elle ne l'aurait pensé – et voulu.
Rosalie se remémora l'agression. La silhouette sortant de l'ombre, se jetant sur elle pour finalement la laisser au sol.
Cette peur primaire et animale de la mort.
– C'est surtout son masque qui m'a fait bizarre. Enfin, je crois que c'en était un. Le bois, c'est étrange comme choix. Elle semblait avoir du mal à respirer.
Mona haussa les épaules avant d'agiter la main.
– Je ne pense pas que ce soit important, ma chère. Cette voleuse avait simplement à cœur de se démarquer des autres.
– Je ne crois pas qu'un voleur se soucie de ce genre de chose.
– Qui sait ? Derrière leurs mauvaises actions, il y a des gens.
Sur cette phrase bien trop obscure pour Rosalie, Mona se leva.
– Je dois retourner travailler. Tu retournes à La Bulle, demain ?
La mage hocha la tête.
– Bien. Alors je viendrais pour ton jour de repos. Ne te préoccupe plus de ce cambriolage sans importance.
Elle adressa un clin d'œil à Rosalie puis quitta l'appartement.
Cette conversation avait au moins permis à la jeune femme d'alléger un peu sa conscience. Poussée par une énergie nouvelle, elle se fit un devoir de ranger et astiquer son appartement.
Elle s'empara d'une robe qui traînait sur une chaise, quand un bruit de papier froissé la retint.
Rosalie plongea la main dans la poche de la jupe, extirpant une feuille noircie d'encre. Elle la reconnut aussitôt : c'était l'un des feuillets que la cambrioleuse avait tenté de récupérer. Rosalie avait complètement oublié qu'elle la lui avait arrachée des mains.
La mage laissa tomber sa robe dans le panier à linge sale sans regarder, les yeux déjà rivés sur la feuille. Elle se dirigea vers son canapé tout en déchiffrant le document.
Une équation magique se déployait sous ses yeux. L'écriture serrée penchait légèrement et les lignes n'étaient pas toujours droites.
L'auteur ou l'autrice de la formule n'avait pas utilisé sa signature, mais Rosalie ne comprenait pas ce qu'elle lisait.
La teneur de l'équation et de son utilisation lui échappait. Il avait trop de termes et sous-termes qu'elle ne connaissait pas. À quelles actions certains groupes de signes se referaient-ils ? Et qu'est-ce qui les déclenchait ? De toute évidence, Rosalie ne possédait qu'une partie de la formule, mais elle aurait normalement dû pouvoir l'interpréter en partie.
Elle avait du mal à croire que ce texte soit réel et réalisable.
Une équation de quelques paragraphes était déjà considérée comme complexe, mais sur plusieurs pages ? Rosalie n'était même pas certaine que cela ait déjà dépassé le domaine de la théorie.
Il lui semblait que cette équation faisait mention d'un matériau. Quelque chose à changer, à transformer peut-être, mais quoi et sous quelle forme ?
Ces documents appartenaient-ils à Amerius ? Rosalie le soupçonna car ils étaient cachés dans son bureau, mais ce n'était pas son écriture.
La jeune femme ignorait dans quelle affaire son patron trempait, mais cela était assez important pour justifier un cambriolage. Elle eut tout à coup peur pour sa vie. La voleuse savait qu'elle fréquentait La Bulle, et si Amerius et son assistante devenaient des témoins gênants il serait facile de se débarrasser d'eux.
Seulement voilà, il y avait cette odeur.
Par deux fois, Rosalie avait croisé quelqu'un qui avait dégagé ce parfum. Et elle ne croyait pas à d'aussi grosses coïncidences.
Mais s'il s'agissait de la même personne qu'à la fête, pourquoi sauver Rosalie pour ensuite l'agresser ?
D'un autre côté, l'attitude de la cambrioleuse avait été contradictoire. Elle ne lui avait fait aucun mal, prenant le risque de la laisser en vie, là où Amerius n'avait pas reçu de traitement de faveur.
Dans tous les cas, la jeune femme devait lui rendre la feuille. Maintenant, si possible. Elle était déjà suffisamment bouleversée à l'idée d'avoir gardé cette chose dangereuse aussi longtemps.
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