Chapitre 16
Siège de La Bulle Mécanique, 10h52, 1er danubre de l'an 1900.
Rosalie n’avait pas revu Amerius depuis leur longue et éprouvante discussion à sa résidence. Il avait affirmé devoir se rendre en Ordalie pour rencontrer un client, mais la jeune femme avait quelques doutes sur sa sincérité. Son départ devait davantage concerner la voleuse de l’équation.
Rosalie n’avait reçu aucun ordre. Son patron lui avait certes révélé toute l’affaire, mais le statut de la mage devait davantage s’apparenter à une forme de séquestration sans barreaux qu’à une réelle contribution. Elle n’allait pas s’en plaindre. Elle était mage, pas enquêtrice, mais devait tout de même reconnaître qu’elle brûlait de savoir le fin mot de cette histoire.
Une brise s’engouffra dans son bureau. Malgré le froid, elle avait laissé la fenêtre ouverte car l’odeur de renfermé s’y accumulait. Mais les effluves de la saison la firent changer d’avis.
Lors des débuts de l’ère industrielle, les fabricants s'étaient retrouvés avec davantage de métaux qu'ils n'en avaient besoin. Tout ce surplus avait fini dans un lagon en bordure de la mer Spovia. La mer avait pris une teinte rouille à mesure que les déchets en étaient rongés. Un barrage avait été construit autour du lagon afin de préserver le reste de la mer. L'eau contaminée n'avait pas été retirée, mais s'était en partie évaporée. Les déchets de métaux y étaient toujours jetés, provoquant au fil des ans l'évacuation des habitants les plus proches.
La capitale n'était pas si loin à vol d'oiseau et en hiver, les vents venus des pôles glaciaires venaient à elle chargés d’une odeur ferreuse.
Derrière la porte menant à l’extérieur, Bartold devait subir de plein fouet ce désagrément. L’homme la protégeait toujours, ce que Rosalie commençait à trouver pénible. Des conspirateurs devaient avoir autre chose à faire que de se préoccuper d’une simple témoin qu’ils auraient pu éliminer depuis longtemps.
Elle referma la fenêtre et mit un point final à l’équation entamée la veille. Elle rassembla les feuillets, les accrocha à l’aide d’un trombone et entra dans le bureau d’Amerius. Le paquet de formules et leurs annotations trouvèrent leur place sur une pile de documents à consulter. Léni choisi ce moment pour sauter du lustre et se réceptionner sur l’épaule de Rosalie. Surprise, la jeune femme vacilla, heurtant un presse-papiers en forme de globe terrestre qui roula sous le bureau.
– Bon sang, Léni !
Fier de lui, l’automate se balança d’avant en arrière, suspendu à la robe de la mage. Celle-ci lui jeta un regard furieux. L’automate était depuis quelque temps dans une phase de rébellion. Il enchaînait les bêtises et semblait prendre plaisir à faire tourner sa créatrice en bourrique. Rosalie l’attrapa pour le caler sur son épaule avant de lever la tête vers le lustre, à la recherche de dommages. Comment avait-il fait pour monter là-dessus ? Lui qui avait autrefois peur de s’approcher d’un bord de table.
Rosalie s’accroupit et passa la tête sous le bureau, à la recherche du presse-papiers. Elle eut une grimace de dégoût en rencontrant le troupeau de moutons de poussière qui s’y était établi. Visiblement, la femme de ménage faisait quelques exceptions à son métier. Rosalie tendit la main vers le globe et le fit glisser jusqu’à elle. Elle souffla pour retirer la saleté et le remit à sa place – parfaitement aligné avec un bloc-notes et un stylo, eux-mêmes placés parallèlement au bord du meuble.
Quand Rosalie fit un pas vers son bureau, le talon de sa bottine écrasa quelque chose. La jeune femme jura, croyant avoir abîmé le globe. Celui-ci était pourtant intact. Rosalie se pencha et ramassa ce sur quoi elle avait marché.
C’était un morceau de bois blond laqué, aux reflets ambrés. Une teinte que Rosalie n’avait croisée qu’une seule fois dans sa vie, recouvrant le visage d’une voleuse. La jeune femme revit cette soirée et se remémora le coup porté à l’inconnue, ainsi que le craquement qui avait suivi. Rosalie avait de toute évidence brisé son masque. Mue par une soudaine intuition, la jeune femme porta le fragment jusqu’à son visage et le respira. Il sentait le brûlé. De manière ténue, mais c’était bien cette même odeur que le jour du solstice ou du vol. Elle se souvint aussi de cette aura de fumée qui avait entouré la voleuse. Une aura qu’elle avait prise pour une conséquence du coup reçu à la tête. Et si ça n’avait pas été le cas ? Mais bon sang, qui irait donc s’enflammer ainsi ?
À moins que… Rosalie eût une impulsion. Il y avait peut-être une raison à cet étrange manège. La mage se retourna vers les étagères d’Amerius. Fouillant du regard parmi les livres, elle dénicha plusieurs catalogues de fournisseurs de bois.
Les pages en papier glacé lui confirmèrent qu’elle avait vu juste. Cette teinte bien précise de bois était tout à fait unique. Rosalie rangea les catalogues. Elle conserva précieusement la preuve dans un coffret à encres sur ses propres étagères. Elle attendrait le retour d’Amerius, préférant ne pas crier sur les toits qu’elle avait un indice sur l’identité de leur voleuse. Elle avait trop peur pour prendre des initiatives. Malgré ses actions pour rester loin de tout ça, Rosalie ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire.
Amerius saurait quoi faire. Il n’y avait plus qu’à attendre son retour.
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