Chapitre 24 - 2
– Vous mériteriez que je vous achève. Ou je vous balance à la reine sans même qu'il ne sache que vous êtes venue ici.
Malgré les menaces, Rosalie était soulagée. Ce n’était pas les gardes, comme elle l’avait d’abord cru.
– Bartold ?
– Ouais.
Il rangea le couteau et la repoussa.
La jeune femme s'éloigna à distance prudente avant de se retourner. Bartold la regardait avec un mépris non dissimulé.
– Dire qu'il s'estime responsable.
Sans la quitter des yeux, il ouvrit sèchement la porte sur sa gauche et entra dans l'appartement. Rosalie le suivit.
Le palier donnait sur une demi-douzaine de marches qui descendaient jusqu'à un salon-salle à manger d'une vingtaine de mètres carrés. Juste au bas de l’escalier se trouvaient une table et quatre chaises.
Amerius se tenait assis sur l'une d'elles, le visage tourné vers Bartold. Ce dernier se borna à désigner l'entrée d'un mouvement de tête.
Amerius se releva d'un bond. Rosalie descendit jusqu'à lui, tandis que Bartold retournait à sa surveillance en contournant ostensiblement la jeune femme. Il quitta l'appartement en claquant la porte.
– J'ai cru qu'ils vous avaient attrapée. J'étais à moitié inconscient et Bartold m'a obligé à fuir. Je lui ai demandé de vous chercher.
Rosalie doutait que l’homme de main y ait mis du cœur.
– Comment avez-vous fait pour vous échapper ?
Un pantin habillé en femme m'a téléportée.
Mais elle n'était pas encore capable d'en parler.
– Je suis épuisée, dit-elle d'une voix éraillée.
L'expression d'Amerius se fit désolée.
Lui-même n'était pas le plus vaillant des hommes. Un bandage enserrait son bras droit, visible sous les manches remontées de sa chemise. Des cernes épais soulignaient son regard et sa joue portait encore la trace d'une importante contusion. Une odeur de savon se dégageait de lui.
– Il y a une salle de bain et des vêtements de rechange dans les chambres. Ils sont pour homme, mais il y a toutes les tailles.
Rosalie hocha la tête et se dirigea vers la partie indiquée.
La petite pièce de vie était à moitié sous le niveau de la rue, mais la cuisine et l'espace nuit étaient eux chacun desservis par une série de marches ascendantes.
Rosalie gravit celles du fond et franchit un rideau mauve pour se retrouver dans un étroit couloir de trois portes. Sa première tentative fut la bonne.
De gestes lents et interminables, elle laissa tomber ses vêtements sur le sol.
Son écharpe était tachée de gouttes de sang, ses gants bons pour la poubelle. Mona pourrait peut-être recoudre son pantalon.
Elle mit l'eau de la douche sur la température la plus chaude. Des sillons rosâtres s'écoulèrent de ses blessures, jusqu'à effacer le sang. Sa coupure à la main se rouvrit aussitôt. Rosalie se savonna longuement, jusqu'à s’écorcher la peau. Cela ne fit pas disparaître sa confusion. Elle ne sortit pas non plus du rêve au sein duquel elle pensait avoir plongé.
Au sortir de la douche, la mage s’enveloppa dans une grande serviette et se rinça la bouche avec un produit antibactérien. Dans un tiroir, elle trouva une trousse de secours, grâce auquel elle confectionna un pansement pour sa main.
La serviette attachée autour du corps, elle se saisit de ses vêtements et passa la tête en dehors de la pièce, mais le rideau était toujours fermé. Rosalie s’engouffra dans la chambre juste en face d'elle avant d'abandonner ses affaires au pied du lit.
Dans l'armoire, elle dénicha parmi les vêtements un pantalon moulant pour adolescent, un peu court, mais de bonne taille. La chemise qu'elle choisit était trop grande, mais confortable. Des chaussettes de laine vinrent lui réchauffer les pieds.
La jeune femme ne trouva en revanche rien pour s'attacher les cheveux. Tant pis, elle les garderait défaits, chose qu'elle ne faisait jamais, mis à part pour dormir.
Rosalie quitta la chambre au moment où se répandait une odeur de lard grillé.
La jeune femme gagna la pièce de vie. Amerius leva aussitôt la tête vers elle, une lueur d'inquiétude et d'attente dans le regard. Rosalie se laissa tomber sur une chaise avant de laisser échapper un rire. Il lui avait préparé une assiette généreuse d'œuf au plat et de viande, accompagnés de fromage et de pain.
– Vous n'aimez pas ?
Il avait l'air d'un adolescent penaud.
– Non, c'est... je ne vous savais pas mère poule.
– J’essaie de nous remonter le moral.
Rosalie fit honneur à cette attention en dévorant le contenu de son assiette. Elle lui rendit sa question de tout à l’heure.
– Comment vous vous êtes échappé ?
– Bartold est venu à mon secours. Il a fait fuir les soldats en les effrayant avec un feu d'artifice. Ils ont cru à un départ d'incendie. Il m'a traîné jusqu'à la chapelle et est parti.
La dernière phrase était imprégnée d'un certain ressentiment. S'en voulait-il de l'avoir laissée seule dans la forêt ? Elle, en tout cas, n'était pas en colère.
Amerius lui rendit sa question.
– Une... une femme m'a sauvée. Une femme en bois.
Elle s'efforça de tout raconter en détail. Amerius l'écoutait tout en fixant la table, et elle savait qu'il réfléchissait longuement à ses propos.
– Elle m'a fait penser à une sorte de... hum...
– Une Poupée.
– Oui, c'est l'idée, mais...
– Non. C'est une Poupée, une invention de Noé. Des femmes faites de bois et fabriquées pour obéir aux ordres. Noé en avait présenté une lors d'une convention de magie industrielle, mais le procédé en était encore à ses balbutiements. Et vous dites que celle-ci a été capable de vous emmener loin ?
– Oui. Je crois... je crois que c'était comme lors du solstice. Elle est apparue pour empêcher ma… mort.
Rosalie se mit à jouer avec son assiette.
– Mais les mots qu'elle a employés me perturbent. « Où et quand ». Je comprends le premier, mais pas le second.
– Moi, si. Je crois savoir comment notre imposteur a su quelles personnes éliminer pour retarder la guerre. Comme s'il en connaissait les conséquences. Sauf que les moyens magiques pour en savoir davantage sont trop grands pour qu'il ne fasse autrement que par ce biais.
– Vous sous-entendez qu'il pourrait voir le futur ?
– Non. Qu'il l'a vécu.
Rosalie ouvrit la bouche pour la refermer aussitôt, un peu perdue.
– Le sous-sol que nous avons trouvé était le terrain d'expérimentation d'une des inventions bien particulières de Noé. Des traces de celle-ci ont été trouvées dans les notes de la grange. La royauté a tout laissé là-bas, mais elle a réalisé un inventaire dont j'ai pris connaissance quand vous avez émis l'idée de nous rendre au manoir. Le sous-sol n'a fait que m'apporter une preuve que c'était réel.
Il recula légèrement, un peu gêné. Rosalie ne comprit pas cette réaction avant de se rendre compte qu'elle s'était penchée vers lui, poussée par les révélations. Elle se recula.
– Et donc ? C'est quoi cette invention ?
– Le voyage dans le temps.
Si ces mots avaient été prononcés par un autre qu'Amerius, Rosalie se serait d'abord gentiment moquée. Les derniers jours lui avaient appris qu'elle devait encore élargir son esprit. Elle s’efforça de l’accepter, au moins le temps qu’Amerius aille au bout de son explication.
– Je crois que notre imposteur l'a volé, continua-t-il, et a achevé les recherches. Puis a supprimé Noé avant qu'il n'aille lui aussi au bout ou ne comprenne que quelqu'un jouait déjà avec le cours des événements.
Rosalie s’efforçait de faire bonne figure. D’entrer dans son rôle. Rester objective, prendre les choses au pied de la lettre, admettre que c’était réel.
– Sauf que les Basses-Terres l’ont attrapé, fit-elle d’une voix peu assurée. Et que la guerre redoutée a eu lieu.
– Oui. Voyant que sa méthode première ne marchait pas, il a dû vouloir s’en prendre directement à elles, bien que la magie y fonctionne mal et qu’il ait moins de connaissance sur cette nation. Maîtriser le voyage dans le temps ne vous donne pas une connaissance de tout ce qui va avoir lieu. Notre homme a dû avoir recours à des calculs de probabilité.
Grâce auxquels il avait changé les choses. Il avait modifié ce qui aurait dû être. Combien de fois ? Et jusqu’à quel point ? À quel moment la vie de Rosalie avait-elle suivi un chemin différent ? Ce monde qu’elle foulait était-il le sien ? Le vrai ? Tant de choses pouvaient être différentes. Il était en tout cas certain qu’elle n’aurait pas dû être ici, à fuir comme une criminelle avec Amerius. Tous les deux auraient dû être en train d’améliorer les équations, refaire les formules de la prochaine collection de jouets.
Si tant est que Rosalie aurait dû travailler pour lui.
– Je suis certain qu’il s’est servi de ses Poupées pour commettre les assassinats.
Rosalie sursauta. Elle releva la tête vers Amerius, qui venait de parler. Amerius, qu’elle n’aurait peut-être jamais dû connaître. Pour la première fois, elle le regarda vraiment, et songea à tout ce qu’il lui avait apporté. Pas seulement du travail, mais une chance, du respect et de la confiance. Il lui avait permis de progresser, de faire vivre sa passion, autour de laquelle ils se retrouvaient.
Il lui avait offert ce qui ressemblait de plus en plus à de l’amitié. Il était honnête. La contredisait quand il le fallait. Savait mener une conversation et garder la tête froide.
Aurait-ce été différent avec un autre ? Ou exactement pareil ?
Rosalie reprit la parole.
– Celle qui m’a aidée a dû être consumée par la magie nécessaire à son changement de lieu et d’époque. Mais pourquoi ces Poupées me protègent-elles ?
– Parce que cet imposteur ne veut pas qu’il vous arrive du mal, sans doute.
– Je ne connais personne qui ferait ça.
– Je ne pense pas non plus. Car vous allez le connaître. Ou du moins, vous auriez dû.
Mais qui irait faire tout ça pour elle ? Dans quel but, si ce n’était par…
Rosalie se refusa à utiliser ce mot. Elle ne pouvait imaginer qu’un homme à qui elle aurait autant donné puisse faire tout ça.
Elle se sentait tout à coup lasse. Ses paupières étaient lourdes et sa tête voulait reposer sur ses bras, habillés d’une chemise douce et confortable.
– Allez dormir. Moi non plus je n’ai pas fermé l’œil.
Rosalie se leva, s’appuyant sur les meubles pour aider ses jambes lourdes.
– À mon réveil, on devrait s’occuper de la main. Elle est encore dans mon sac.
La jeune femme n’était en revanche pas certaine de son état.
Rosalie s’engouffra dans sa chambre, tandis qu'Amerius rejoignait la sienne au fond du couloir. Il lui avait dit de dormir sans préciser combien de temps. S’il l’avait fait, c’est qu’ils étaient en sécurité. La reine ne devait pas connaître cet endroit.
Rosalie se glissa dans les draps parfumés de lessive. Sa poitrine s’était à peine soulevée qu’elle sombrait dans le sommeil.
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