Chapitre 25 - 2
Rosalie eut la sensation de chuter lourdement dans son propre corps. Elle s'était écroulée sur le plancher, un filet de bave sur le coin des lèvres.
Amerius était penché au-dessus d'elle, la main accrochée autour de son épaule.
– Rose ! Rose !
Elle cligna des yeux, secouée, et porta une main tremblante à sa poitrine. Elle sentait encore le feu de la balle qui l'avait déchiré, non, qui avait déchiré Noé.
La jeune femme se redressa, soutenue par Amerius.
– Vous disiez que c'était sans risque, reprocha-t-il.
– C'est le cas. L'expérience permet seulement de se détacher du défunt, pour n'être qu'un simple observateur.
Elle s'était senti mourir. L'espace d'un instant, sa conscience avait basculé vers le vide, le rien, et elle avait craint de ne jamais revenir.
– Qu'avez-vous vu ?
Il avait changé de sujet, mais Rosalie sentait encore une pointe de colère dans sa voix. Elle s'en voulait de lui avoir causé cette inquiétude. D'ordinaire Amerius n'était pas si expressif ou rancunier.
La jeune femme lui raconta sa vision. Voir le visage du tueur et de sa compagne avait été impossible à cause du flou. Mise à part qu'elle les savait tous deux blonds, Rosalie n'était pas plus avancée.
– Nous ne pouvons pas nous arrêter là. Mais il nous faut connaître davantage la situation avant d’enquêter.
Amerius se dirigea vers la porte d'entrée avant de frapper trois fois, s'arrêter, et deux fois de plus.
Bartold l'ouvrit d'un geste sec, une cigarette coincée entre les lèvres. Il jeta un drôle de regard à Rosalie encore au sol, avant qu'Amerius ne le rappelle à l'ordre d'un raclement de gorge.
– J'ai besoin de connaître la situation.
– Ouais, grogna-t-il.
Rosalie était perplexe face à cette attitude, de même qu'elle ne comprenait pas quelles étaient ses motivations.
L'homme donnait l'impression de pouvoir craquer à tout moment, sans compter le fait qu'il n’avait pas l’air d’apprécier Rosalie. Celle-ci se leva et rangea le matériel dans un coin. Les restes de main finirent à la poubelle, faute de mieux.
– Vous n'avez pas peur qu'il nous dénonce ?
Amerius secoua la tête.
– C'est son travail de s'assurer qu'il ne m'arrive rien, depuis que je suis enfant.
Rosalie fronça les sourcils. Bartold devait approcher la quarantaine. Elle l'imaginait mal en compagnon de jeu. La jeune femme repensa à la manière dont Amerius s'adressait à la reine, à ses fréquentations, à ses connaissances du pouvoir. Il n'était pas qui il semblait, il cachait quelque chose, l'homme à la tête de La Bulle Mécanique n'était qu'une façade.
– Mais vous êtes qui à la fin ?!
Rosalie s'en voulut aussitôt. Le passé d'Amerius ne la concernait pas, c'étaient les nerfs qui avaient parlé, le ras-le-bol des mystères et des secrets.
Ce qui l’obsédait, c'était ce tutoiement. Le genre de détail que les membres hauts placés de la société adoptaient lorsqu'ils étaient de rangs égaux. Ou d’une même famille, tel que cela se faisait chez les magiteriens.
Rosalie ouvrit des yeux ronds, sidérée par la possibilité qu'elle envisageait.
– Vous... vous n'êtes pas le fils illégitime du roi ?
– Rien d'aussi saugrenu.
Elle en était étrangement soulagée.
– Mais on peut considérer que je suis de rang équivalent.
Rosalie manqua de tomber de la chaise sur laquelle elle venait de s'asseoir.
– Je ne suis pas né en Cie-Ordalie. Mais aux Basses-Terres.
– Ha, fut tout ce que Rosalie put dire.
– Je suis en quelque sorte un réfugié politique. Mon... père est l'actuel dirigeant du pays. Il a fait assassiner ma mère, dont j'ai gardé le nom de famille. J’ai été récupéré très jeune par la Cie-Ordalie. Le roi a fait de moi son pupille.
– Ha...
Être pupille du roi ou de la reine revenait pratiquement au même qu’avoir le statut d'enfant adopté.
– J’ai été élevé avec Galicie puis confié à ma famille adoptive, tout en continuant à suivre l'éducation royale. Galicie et moi sommes devenus amis et avons même été amants dans notre adolescence.
Rosalie ferma les yeux, essayant d'oublier ce qu'elle venait d'entendre. Parler d'intimité de la gênait pas, rien n'était tabou, mais là il s’agissait de son patron et de la reine, et elle n'était finalement pas prête à autant d'honnêteté. Elle se demandait bien pourquoi Amerius avait choisi de le lui dire. C'était en tout cas une preuve de confiance importante.
Amerius était né aux Basses-Terres, l'ennemi de l'Union, l'endroit le plus fermé qui soit.
– Je comprends mieux le comportement de la reine. Vous êtes important.
Amerius laissa échapper un rire amer.
– Évidemment qu'ils tiennent à moi. Je suis comme vous : une opportunité. Malgré mon jeune âge, j'ai pu leur donner des informations vitales. Mais je leur suis également reconnaissant.
– Comment vous vous êtes échappé ?
Le regard d'Amerius se troubla légèrement. Rosalie n'aurait su dire s'il essayait de se rappeler ou au contraire d'oublier.
– Voyez les Basses-Terres comme un nid de vipères. Les gens passent leur temps à fomenter, à se battre pour le pouvoir et le contrôle sur les foules. Mon grand-père maternel n'a pas supporté la mort de ma mère, devenue un poids pour mon géniteur, qui voulait s'allier à une autre famille. C'est arrivé à ma naissance, et mon grand-père a passé cinq ans à établir un plan pour qu'on s'échappe. Il a contacté l'Union et un espion de Cie-Ordalie nous a aidés à passer la frontière. Les soldats nous ont malheureusement rattrapé. Mon grand-père a été abattu sous mes yeux. C'est tout ce que je peux vous dire.
Rosalie s'en voulut de lui avoir demandé. Mais si cela avait été trop douloureux, il se serait abstenu, elle le savait. Il avait délibérément choisi de se confier. Par égard, par gentillesse, par souhait de partager son malheur, peu importait, elle était de ceux qui savaient désormais.
– La famille, ce n'est pas évident. Le jour de ma cérémonie magiterienne, ma grand-mère m'a humilié devant toute la famille pour se venger de mes préférences magiques.
Ils échangèrent un regard compréhensif. Rosalie se sentait comprise et la réciproque semblait vraie.
Il y eut un silence, que ni l'un ni l'autre ne parvint à briser. Rosalie repensa à cette question qui la hantait depuis quelque temps.
Pourquoi est-ce que vous me vouvoyez ?
Après ces confidences, ce pronom semblait ridicule, mal venu, comme une tache d'encre sur une feuille de papier.
Rosalie ouvrit les lèvres, pour laisser la question s'en échapper.
– Pourquoi...
La porte d’entrée s'ouvrit brutalement.
Bartold entra en trombe, un journal à la main qu'il jeta sur la table.
Amerius s'en saisit, dévoilant la photographie qui recouvrait la première page. Un paysage de la mer Spovia, surmonté d'un gros titre en caractères gras.
« Des explosions inconnues sur le littoral Bas-Terrien. »
– Quand est-ce arrivé ? demanda Amerius.
– Cette nuit, répondit Bartold.
Rosalie récupéra le journal dont elle lut rapidement les lignes. L'article faisait mention de trois secousses ressenties sur toute la côte de Cie-Ordalie. Les causes étaient pour l'heure inconnues, bien qu'il soit certain que ce n'était pas naturel.
– Tu as pu récupérer d'autres journaux ?
Bartold renifla.
– Nan. Celui-là a déjà été une vraie galère. Les chiens de la reine se baladent partout en ville. Je vous épargnerai de dire pour qui. Mais comme je sais toujours où faire traîner mes oreilles, je sais que l'explosion serait d'origine magique.
Amerius demanda plus de précisions à Bartold, qui lui fit un compte-rendu. Rosalie n'écoutait pas le bourdonnement de leur conversation.
– Ce n'est pas logique, intervint-elle.
Les deux hommes se tournèrent vers elle.
– Une telle quantité de magie ne peut pas fonctionner en dehors des frontières Cie-Ordaliennes.
– Le matériau lunaire fonctionne partout, objecta Amerius.
– Mais les voyages vers la Lune ne commenceront pas avant des années. Où les Basses-Terres auraient-elles pu en trouver pour leurs essais ?
– Celle-là n'a pas tort, souleva Bartold.
Rosalie lui jeta un regard noir.
– Essaie d'en savoir plus s'il te plaît.
Le garde du corps ne devait pas apprécier de se faire congédier ainsi. Ce fut à son tour d'avoir le regard assombri de colère. Il renifla et quitta l'appartement, toujours en manipulant sans aucune douceur la porte. Heureusement que le bâtiment était abandonné et qu'ils étaient fugitifs.
– On ne peut pas rester les bras croisés, fit Rosalie. Pas avec ce qu'on sait. La reine veut ma peau, mais pas la vôtre.
– Je ne sais pas.
– Quoi ?
– Galicie est... compliquée. Elle aime ce royaume et fera tout pour le protéger, mais elle est également ambitieuse, et je doute qu'évoquer une magie de voyage dans le temps soit une si bonne idée. Elle serait capable de s'en servir pour faire en sorte de chasser les magiteriens avant qu'ils ne naissent.
– Ce qui n'aurait aucun sens.
– Mais elle trouverait autre chose. Et puis, nous ne savons toujours pas quel est votre lien exact avec cet imposteur. Inutile de vous faire porter davantage le chapeau.
– On ne va pas tout risquer juste pour moi.
– Essayons quand même, d'accord ?
Rosalie ne sut quoi répondre.
– D'accord... murmura-t-elle finalement. Mais avez-vous seulement une idée ?
Il hocha la tête.
– Il n'y a qu'un seul moyen à envisager pour que tout s'arrête, en nous laissant un répit de plusieurs années.
Rosalie le regarda, attentive.
– Nous devons libérer Noé des Basses-Terres. Et nous débarrasser de lui.
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