Chapitre 28

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Amphithéâtre Royal, 14h12, 1er nafonard de l’an 1900

– Le lot deux cent trente et un est retiré de la vente !

Le coup de marteau ramena Rosalie à la réalité. Dans un sursaut, la jeune femme se redressa sur son siège et reconnut le décor de l'amphithéâtre. Le commissaire-priseur debout sur son estrade, qui faisait signe à son assistant de marquer le terrain non vendu d'une croix sur la carte de la Lune.

Mais non, voulut dire Rosalie. Ce lot a été vendu aux Basses-Terres.

Les Basses-Terres. Où elle se trouvait quelques instants plus tôt. Étendue sur le toit d'un hangar, à la merci des soldats.

Pourquoi ne s'y trouvait-elle plus ?

Un nouveau coup de marteau du commissaire-priseur la fit de nouveau sursauter. Se serait-elle assoupie ?

Non, non, je n'ai pas rêvé, j'avais mal, je souffrais, je...

Un spasme lui contracta la poitrine. Elle avait encore mal, et si elle pouvait de nouveau respirer, ses poumons la brûlaient.

Cela avait commencé à la prison, qu'ils avaient infiltrée avec Amerius, et...

Amerius.

Rosalie se tourna vers lui.

Il était à sa place. Débarrassé de ses habits rouges, mais ses yeux, ses yeux éberlués fixaient la salle, tandis que sa main entourait son cou, comme si une vive douleur l'avait pris.

Parce qu'une Poupée avait essayé de l'étrangler.

Les rêves partagés, ça n'existait pas.

Rosalie lui frôla le bras d'une main tremblante.

Amerius se retourna et la panique se dissipa dans ses iris.

Ils se regardèrent et se comprirent. Ils avaient vécu la même chose.

Rosalie se leva de sa place.

– Je... je dois sortir, ahana-t-elle.

Elle quitta le bloc et se dirigea à pas rapides vers une sortie annexe. L'air frais lui fouetta le visage, la revigorant un peu. Elle se dirigea vers la façade du bâtiment avant de se laisser tomber entre deux buissons.

Amerius surgit aussitôt et se plaça à côté d'elle pour l’adosser au mur, mais c’est sur son épaule que la tête de la jeune femme retomba.

Sa main était toujours crispée sur sa poitrine.

– Vous avez toujours mal ? Il y a un gens d'armes là-bas, je peux aller le chercher.

Il fit mine de bondir, mais Rosalie le retint.

– Ne me laissez pas !

Il se rassit.

– Je... ça va. Ça va. Je me sens mieux.

Sa respiration redevenait normale, son cœur avait cessé de faire des bonds. Ses mains tremblaient toujours à cause de la peur, celle d'avoir failli se faire attraper par les Bas-Terriens, celle d'avoir vu Amerius subir une tentative de meurtre.

Rosalie se laissa aller pour de bon contre son épaule. Le manteau était doux et rassurant sous sa joue. Une odeur boisée et rassurante remonta soudain jusqu'à elle. Rosalie sourit. Elle n'aurait pas cru qu'Amerius était du genre à se parfumer.

La jeune femme frissonna. Elle avait laissé ses vêtements d'hiver à l'intérieur, ne lui laissant que sa robe et un pull.

Le gens d'armes apparut soudain face à eux.

– Tout va bien ? Votre compagne se sent mal ?

– Une simple crise d'angoisse. Le monde l'a effrayé, répondit Amerius. Est-ce possible de revenir à l'intérieur pour récupérer nos affaires ?

Le gens d'armes acquiesça et Amerius le suivit, se dégageant doucement pour ne pas brusquer Rosalie.

II revint vite, sa canne à nouveau en main, et tendit ses affaires à Rosalie. Celle-ci s’emmitoufla dans son manteau et son écharpe et enfila ses gants, revenus à leur état normal.

– Partons d'ici, fit Amerius. Nous connaissons déjà le résultat.

Nous le connaissons déjà.

– Les Basses-Terres n'ont pas acheté le lot.

– Parce qu'elles n'étaient pas là.

– Parce que Noé n'a pas été capturé...

Parce qu'il avait changé les choses. Rosalie n'eut pas besoin de le dire, elle savait qu'Amerius en était arrivé à la même conclusion.

– Allons chez moi, fit-il. Un de mes voisins est médecin, il faut vous examiner.

Rosalie n'eut pas le courage de protester. La douleur s'était dissipée, mais elle avait besoin de réponses sur ce qu'il lui était arrivé.

Chez lui, Amerius la pria de s'asseoir puis revint quelques minutes plus tard. Rosalie lui fit une description précise des symptômes, tandis qu'un stéthoscope palpait sa poitrine et son dos.

– Tout me laisse penser à une crise cardiaque, mais ce qui est étrange, c'est qu'elle aurait été couplée avec une détresse pulmonaire. Avez-vous des problèmes de santé ?

– Non.

– Des antécédents familiaux, alors ?

– Non plus, j'ai toujours été en parfaite santé.

Même les rhumes ne l'avaient jamais atteinte.

– Vous êtes sûre ? Aucun médecin ne vous a jamais donné de traitement ? Ou pratiqué des...

– Je vous dis que non !

Le médecin recula d'un pas, surpris par cet élan de rage. Rosalie lui rendit un regard furibond avant de se lever du canapé et de partir se réfugier à l'étage.

Elle n'avait jamais mis les pieds dans cette partie de la maison. Monter sans s'y être invitée était impolie, mais elle avait besoin de s'isoler, de se perdre dans la contemplation de quelque chose de nouveau.

Le couloir desservait quatre pièces, dont l'une était ouverte. Rosalie s'approcha, devinant un bureau derrière le bois. Les étagères étaient encore plus nombreuses et fournies qu'à La Bulle, les tiroirs des commodes débordaient d'objets mécaniques. Des papiers jonchaient les meubles, empilés en petits tas désorganisés.

Une pièce où Amerius devait se laisser aller à la réflexion et aux expériences sans se soucier de garder de l'ordre, pour ne pas interrompre le fil de ses pensées. Une manière de faire semblable à la sienne.

– Rose.

Elle se retourna.

Amerius se tenait sur le palier, la mine inquiète.

– Je vais bien.

La jeune femme se détourna de la pièce.

– Je meurs de soif. Est-ce que...

– Bien sûr. Venez.

Ils s'installèrent à la petite table de la cuisine, deux verres d'eau face à eux. Rosalie descendit le sien d'une traite.

Il y eut un silence oppressant. Amerius se décida à le faire tomber en évoquant l'évidence de ce qu'il s'était passé.

– Nous avons remonté le temps et vivons dans une réalité changée.

– Elle doit sans doute l'être depuis longtemps.

– Mais jusqu'à présent, nos esprits n'y avaient pas survécu.

Rosalie se remémora la lumière dorée.

– La Poupée qui s'en prenait à vous a dû nous protéger.

– Non, Rose. Sa magie n'a aidé que moi. La lumière qui vous a enveloppé venait de vous.

Les doigts de la jeune femme se resserrèrent autour de son verre.

– Non, c'est...

Elle avait pourtant bien senti cette brûlure dans son dos, et cette lumière qui l'avait recouverte était venue de derrière elle.

– Il a dû se passer quelque chose dans cette réalité, ou plutôt celle d'avant, pour que vous soyez capable aujourd'hui de résister aux changements d'époques. Volontairement ou non.

Rosalie secoua la tête.

– Je ne sais pas. Je ne sais pas, et je ne veux pas... en entendre parler maintenant. Nous avons plus grave sur les bras. Noé va se venger, vous l'avez entendu, non ? Reprendre la magie à ceux qui l'ont trahi, c'est ce qu'il a dit. Et s'il parlait de toute la magie ? Qu'il ne nous restait plus rien ?

– C'est impossible. Elle...

– Bien sûr que si ! On ne sait même pas d'où elle vient ! Elle a forcément une origine précise, autrement comment expliquer que plus on s'éloigne de la Cie-Ordalie, moins elle fonctionne ? En tout cas, Noé avait des alliés, contraints ou non, dans cette histoire.

Amerius hocha la tête.

– Peut-être ceux qui lui ont donné les morceaux de Lune sur lesquels il a réalisé ses essais, puis sa formule. Des mêmes alliés qui l'auraient ensuite livré aux Basses-Terres. Mais dans quel but ?

Oui, dans quel but ? Pourquoi se débarrasser de quelqu'un au profit d'un autre ?

Parce qu'il est davantage utile.

La Cie-Ordalie s'était construite de cette manière, grâce à des opportunistes qui avaient su choisir entre les deux dirigeants qui se faisaient la guerre. Jusqu'à présent, ils étaient restés fidèles au vainqueur. Mais que se passerait-il si sentant le vent tourner, ils décidaient d'aller voir comment les choses se passaient ailleurs ?

Ce pays s'était bâti grâce à des opportunistes. Qui avaient apporté la magie avec eux.

– Ce sont eux...

Rosalie avait laissé échapper un murmure étranglé.

– Ce sont eux ! Eux !

La jeune femme se leva, furieuse. Amerius l'imita, mais pour tenter de la calmer.

– Qui ça, eux ? Rose, expliquez-moi.

– Les magiteriens ! Ces fichus sorciers en mal de gloire !

Elle balaya le verre de la main, qui partit se fracasser contre le sol.

– Ils perdent leur influence et leur importance, alors ils tentent de s'acheter les faveurs d'un autre pays, en leur apportant la solution à leur guerre sur un plateau ! Et quand ce pays aura gagné, lui et eux danseront sur les cendres des autres nations, car seule leur survie compte !

Jamais de sa vie elle n'avait été aussi furieuse, aussi honteuse de ses origines, aussi plongée dans la sensation de perdre le contrôle des choses.

Elle pensa aussitôt à ses parents, à ce qu'ils savaient. Impossible qu'ils fussent au courant, pas après qu'ils l'eurent encouragé, les yeux dans les yeux, à pratiquer la magie en sachant que cela allait lui être retiré.

Si c'était quand même vrai ? S'ils lui avaient menti, s'ils s'avéraient aussi indifférents qu'Astrance, expliquant leur refus à quitter le domaine, en se disant que le moment venu leur fille les rejoindrait de grès ou de force ?

– Rose ! tonna soudain Amerius.

La jeune femme sursauta. Il la regardait, de ses yeux étrécis par la colère. Rosalie se passa une main dans les cheveux, ce qui porta son regard sur les débris de verre à leurs pieds.

Elle déglutit, la gorge nouée par la honte.

– Je suis désolée pour le verre, je...

– Je me fiche du verre. C'est pour vous que je m'inquiète. Vous perdez pied, alors que vous n'êtes pas seule. Je suis là.

Je suis là.

Des mots que ses parents avaient été incapables de prononcer le jour où Astrance l'avait bafoué. À présent, Rosalie leur en voulait.

Curieux que cette phrase vienne de son patron, bien que ce terme ne veuille plus dire grand-chose. Ils avaient trop vécu, trop partagés pour qu'elle le désigne encore ainsi – du moins pour l'instant, quand serait-il une fois les choses revenues à la normale ?

Joshua, Ellenne, Ray et Morgane, ils étaient importants, mais restaient des amis d'un soir, des gens avec qui s'amuser et oublier, il n'était pas question d'aborder des sujets graves.

Quant à Mona, c'était possible, mais son amie semblait tellement ailleurs que Rosalie n'était pas certaine qu'elle comprenne véritablement ce qu'il se passait autour d'elle.

– Je suis d'accord avec votre raisonnement, mais je me demande comment les magiteriens ont pu avoir en leur possession des morceaux de Lune avant que celle-ci ne soit conquise. Ils n'ont pas pu s'y rendre.

Sauf si c'est elle qui est venue à eux.

– Les magiteriens ont leurs propres histoires qu'ils racontent aux enfants. Dans celles-ci, il est souvent fait mention de la Lune, qui aurait fait cadeau de la magie aux magiteriens pour les remercier de leur dévotion. Mais si la vérité était plus simple que ça ? Si un morceau de Lune était tombé sur Terre ?

– Cela expliquerait pourquoi les familles ne souhaitaient pas que le matériau soit exploité. Quelqu'un aurait fini par comprendre. Comme Noé l'a fait. Il a dû les faire chanter pour obtenir de la roche.

– Les manoirs magiteriens sont tous fait de pierre, une pierre qui ressemble à du matériau lunaire. Ils ont bâti leurs manoirs avec ça, c'est de là que vient la magie, elle rayonne sur ce qui l'entoure, voilà pourquoi la magie marche peu ou pas hors de nos frontières. Et je crois savoir où la Lune serait tombée.

Elle évoqua le cratère soi-disant naturel, en pleine forêt, celle-là même où se déroulent les assemblées.

– Nous devons en être certains. Récupérer toutes les informations possibles. Et se préoccuper de vous.

Rosalie soupira.

– Je n'ai rien à voir avec...

– Si. Quand vous étiez sur ce toit, Noé a dit savoir de quoi vous souffriez. Qu'il pouvait vous aider. Il vous a fait quelque chose, et ce quelque chose est en rapport avec la magie.

Elle porta une main à sa poitrine.

– Pourquoi ?

– Parce que vous vous êtes sentie mal dès lors que vous avez été exposée à la pierre de Satel, qui ponctionne la magie. Cela s'est atténué lorsque nous avons changé de bâtiment, puis arrêté à notre retour ici.

Rosalie sentit la panique la gagner à nouveau. Qu'est-ce que sous-entendait Amerius ? Qu'elle était comme les Poupées ? Artificielle et sans conscience propre ? Elle baissa les yeux vers ses mains, les regarda, mais c'était bien du sang qui coulait dans ses veines, elle s'était déjà coupée et n'avait jamais vu de bois ambré. Elle avait son propre caractère, ses propres passions, sa propre psyché. Ses propres sentiments. Ce n'était pas quelque chose que la magie pouvait imiter. Les équations ne seraient jamais assez nombreuses et complexes.

– Rose ?

La voix d'Amerius tremblait. Rosalie s'en voulait, il était là pour elle et elle ne faisait que paniquer et rester silencieuse.

Reprends-toi, agis, va chercher des réponses !

– Je vais envoyer une lettre en urgence à mes parents. Pour leur dire de nous retrouver.

– La bibliothèque serait une idée. Il est de notoriété que c'est le seul endroit où magiteriens et mages industriels peuvent se croiser. Nous louerons une salle de lecture.

Elle hocha la tête sans lever les yeux. Elle ne sentait plus capable de regarder quelqu'un en face.

– Vous avez du papier ?

– Ne bougez pas.

Il revint l'instant d'après, muni du nécessaire pour écrire.

Rosalie se fit passer pour un client dans l'embarras, une astuce convenue entre la jeune femme et ses parents en cas d'urgence.

Astrance détruisant le courrier envoyé par magie industrielle, Rosalie dut se résoudre à dépenser une fortune pour qu'un facteur privé prenne sa lettre dans la demi-heure. Le rendez-vous était fixé au lendemain, dès midi. Jasmine et Pyrius n'auraient qu'à prétexter un restaurant en tête-à-tête.

La lettre envoyée, Rosalie dut se résoudre à une longue attente.

Amerius se racla la gorge.

– Si vous vous sentez seule, je...

– Merci, l'interrompit Rosalie. Mais j'ai besoin d'être un peu... et bien seule, justement.

– Je comprends.

Il lui proposa de lui appeler un fiacre, ce qu’elle refusa. Marcher lui ferait du bien, les soixante-dix minutes de trajets jusqu'à chez elle ne lui faisait pas peur.

Son appartement n'avait pas bougé. Il y aurait pourtant dû y avoir un bracelet métallique sur le sol, découpé à la pince. Des affaires retournées par des soldats sans doute furieux.

Rosalie hésita à passer le seuil. Était-ce encore tout à fait chez elle ? Ne serait-ce pas plutôt comme un décor reproduit à la perfection ? Mais dans ce cas, que dire du reste ?

La jeune femme referma la porte et Léni accourut aussitôt vers elle. Rosalie se pencha et le serra contre sa poitrine.

Le revoir, si innocent et candide, lui fit du bien, quand bien même ne s'était-il écoulé pour lui que quelques heures. Ce qu'ils avaient construit ces dernières semaines s'était envolé, mais Rosalie songea qu'elle aurait pu perdre la relation avec Amerius.

Elle l'avait un peu abandonné, mais ce soir la jeune femme avait besoin d'être égoïste.

Elle se déshabilla et prit une longue douche, comme si la sueur de leur fuite à la prison lui collait encore à la peau.

En sortant, elle s'essuya vaguement avant de se planter face au miroir. Sa main vint toucher la peau entre ses seins, sur son cou. Une peau qui lui paraissait désormais étrangère. Rosalie passa un doigt sur la petite tache de vin sur son nez, puis essaya de toucher celle dans son dos – elle y parvint du bout des ongles, sans résultats.

Elle aurait dû demander à Amerius de regarder. C'était de là que la lumière avait surgi pour la protéger, elle en était sûre.

Rosalie soupira avant de s'allonger sur le lit, enveloppée dans une couverture.

Son corps était en pleine forme, mais son esprit lui hurlait de le laisser partir. Rosalie s'assoupit en peu de temps.

Elle rêva qu'elle était prisonnière d'un corps de Poupée.

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