Chapitre 43 - 1
Palais royal, 9h17, 9 de jerve de l'an 1901.
Amerius avait toujours été reconnaissant envers le roi Armand de l’avoir accueilli, soigné et nourri. De ce fait, le jeune homme n’avait jamais rien exigé de lui ni de Galicie. Même lorsqu’il avait annoncé son projet de fonder une société de magie industrielle, c’était le roi qui avait dû insister pour qu’Amerius accepte une mise de départ.
Mais à présent, il avait besoin d’une exception à cette entorse qu’il s’était lui-même imposée. Il avait été contraint de faire une pause dans l’élaboration de sa machine, tant son esprit encombré n’arrivait plus à saisir comment la faire marcher.
Il avait besoin d’aide, et voulait que Galicie l’autorise à embaucher temporairement des membres de la BEIMI, la brigade de régulation de la magie. Les enquêteurs spécialisés étaient tous aussi connaisseurs que lui et seraient à même de l’aider.
À peine avait-il formulé sa demande que Galicie avait soupiré et replongé le nez dans ses papiers. Amerius avait insisté, ne tolérant pas qu’elle ne soit pas fichue de lui répondre. Rédiger son compte-rendu pouvait attendre un peu.
– Je ne te demande pas grand-chose, Galicie. Juste de me prêter deux ou trois hommes du BEIMI pour m'aider à construire ma machine.
– J'entends bien, Amerius, mais ces hommes ont d'autres priorités. Que dois-je leur dire ? D'abandonner les recherches pour contrer Noé et qui serviront à sauver leur famille ? Et tout ça pour une inconnue ?
– Une inconnue piégée dans le temps.
– Raison de plus. Techniquement, elle ne va pas s'envoler.
– Tu n'en sais rien, siffla-t-il. Elle est peut-être déjà... morte.
Il avait légèrement buté sur le dernier mot.
Galicie soupira, sans lever davantage le nez.
– Et bien, j’imagine que cela en fera une de moins à me débarrasser.
Les affaires présentes sur le bureau furent soudain balayées par la canne d'Amerius.
Galicie recula sur sa chaise, s’efforçant de maîtriser son calme. Elle renifla avant de contempler son pot d’encre renversé. Un silence s’installa.
– Et bien... tout ce remue-ménage pour une simple magiterienne. Mon instinct ne m'avait donc pas trompé. Amerius Karfekov, l'homme marié à sa passion, a finalement succombé aux charmes d'une femme. Dis-moi, est-ce de ton fait ou espérait-elle une augmentation ?
Le cuir des gants craqua autour du pommeau. Jamais au cours de son existence, Amerius n'avait approuvé l’idée d'user de violence.
– Galicie.
La reine blêmit, de cet air qu'adoptent les gens qui savent être allés trop loin.
– Un mot de plus et ce n'est pas ton bureau que je me contenterai de saccager. Que Rosalie soit magiterienne n'est qu'une prétexte. Tu es jalouse, parce que j'ai mis moi-même un terme à notre relation.
– Je ne vois pas de...
– Ton ego n'a jamais supporté qu'on lui dise non. Quand je t'ai quitté, tu m'en as gardé rancune, même onze ans après.
Galicie déglutit, les poings serrés. Puis elle secoua la tête comme si de rien n'était.
– Au moins aura-t-elle eu le mérite de te faire sortir de ta coquille, toi qui ne t'exprimais jamais.
La reine fit mine de rassembler les affaires éparpillées qui n'avaient pas été jetées du bureau.
Voyant qu'elle s'était décidée à l'ignorer, Amerius tourna les talons.
Il avait à moitié ouvert la porte que Galicie l'appela.
– Amerius.
Il se retourna. Elle affichait un air gêné, qui devait sans doute lui en coûter, car elle avait davantage l'air d'esquisser une grimace.
– Pourquoi as-tu voulu arrêter entre nous ?
Le jeune homme lui rendit un regard navré. Sans doute était-elle incapable d'imaginer la réponse qui allait suivre.
– Parce que je ne t'aimais pas. Tout simplement.
Il partit en claquant la porte.
Une foule de journalistes triés sur le volet se pressait devant les grilles du palais. Une estrade y avait été érigée, par-dessus l'épaisse couche de neige tombée dans la nuit. Une garnison entourait la plateforme et son pupitre, attendant l'arrivée de la reine. Amerius se tenait en retrait près des massifs, en compagnie de Jasmine et Pyrius, tous les trois enveloppés dans d'épais vêtements.
La Cie-Ordalie était le premier pays en termes de liberté d'information. Galicie était de ces monarques qui tenait à ne rien cacher au peuple. Aussi prenait-elle soin de retarder la circulation desdites nouvelles.
Pendant deux mois, l'affaire concernant les magiteriens n'avait fait l'objet d'aucune déclaration officielle, seulement de titres imprimés toujours plus imposants et farfelus.
Mais les interrogations, sur cet ennemi méconnu qui était parvenu à infiltrer le palais, et les inquiétudes au sujet des pénuries désormais bien engagées, avaient poussé Galicie et ses conseillers à répondre aux attentes de leurs citoyens.
La reine venait justement de franchir le portail, réveillant la foule comme cristallisée par le froid.
La ministre des libertés individuelles et de la culture prit d'abord la parole, assurant que les journalistes pourraient à tour de rôle poser des questions suite à l'élocution de Sa Majesté. La femme s'écarta du pupitre pour laisser la parole à Galicie.
Elle n'évoqua rien qu'Amerius ne savait pas déjà. Les magiteriens avaient été arrêtés car soupçonnés de trafic illégal de matériau lunaire, de provenance ancienne. Les propriétés magiques de la roche avaient quant à elles dû être dévoilées. Un coup dur pour la Cie-Ordalie, qui perdrait à l'avenir le monopole de la magie, mais Galicie n'avait fait que devancer ce qui aurait fini par ce savoir dans les années à venir, et elle limitait les dégâts en montrant que le royaume s'opposait fermement aux décisions des magiteriens.
L'identité de l'assassin des Astre-en-Terre serait quant à lui un maître chanteur qui aurait découvert la nature de la pierre – ce qui constituait la vérité, Amerius ne voyait pas d'autres raisons pour lesquelles les magiteriens auraient confié leur précieuse roche à d'autres.
Galicie acheva sa déclaration en affirmant que l'enquête progressait et que les magiteriens coupables seraient jugés et emprisonnés. Quant à leurs manoirs, certains seraient démantelés.
– Et pour les pénuries ? demanda une journaliste lors de l'ouverture des questions.
– Les magiteriens innocentés pourront reprendre leurs activités sous la tutelle de la couronne.
Les questions s'enchaînèrent, auxquelles Galicie répondit d'une main de maître.
Amerius surveillait chaque personne dans la foule, haut-de-forme baissé sur les yeux et écharpe relevée sur le nez. En-dehors du palais, on ne connaissait pas sa double vie et il ne souhaitait pas que cela change.
Une nouvelle reporter leva la main.
– D'après une source, il paraîtrait que les magiteriens auraient plusieurs fois rencontrés des représentants des Basses-Terres, insinuant qu’ils seraient de mèche avec la guerre qui se prépare depuis des mois. Qu'avez-vous à dire ?
Même de dos, Amerius sut que Galicie venait de blêmir.
Parmi les journalistes, la rumeur enfla, les enregistreurs se tendaient avidement vers le pupitre.
– De qui tenez-vous ces informations ?
– Je ne peux pas répondre, répliqua la journaliste.
La ministre tenta de croiser le regard de sa souveraine, mais cela constituerait une preuve de culpabilité. Galicie et elle s'étaient longuement entretenues sur les réponses à donner, mais cette guerre n'en faisait pas partie, pour la simple raison que le sujet du conflit avait pu être contenu au stade d’une simple rumeur sans fondement.
Galicie savait comment répondre, en donnant l'impression de révéler une chose importante sans pour autant répondre directement.
– Les Basses-Terres ont toujours eu le désir de s'étendre, ce n'est pas un secret. Mais la situation actuelle n'empêche pas les contrats commerciaux, or, les magiteriens sont des gérants d'entreprises.
– Vous avouez donc qu'il y a eu rencontre, mais sans en connaître le motif ? Et si les magiteriens avaient vendu du matériau lunaire ? Cela mettrait les Basses-Terres en possession de magie, et rien ne garantit qu'elles respecteraient le septième amendement.
Cette déclaration enflamma les journalistes comme une braise jetée sur un baril de poudre. Ils s'avancèrent au plus près de la reine, obligeant les soldats à barrer le passage de leurs lances.
Galicie tentait de répondre, mais à peine un reporter achevait-il sa question qu'un autre tentait de prendre sa place. Finalement, la ministre écarta sa souveraine.
– Cette déclaration avait pour but de parler des magiteriens et des pénuries, et non d’allégations au sujet des Basses-Terres. Ce sera tout.
Elle emmena d'office Galicie, loin des protestations.
Amerius les suivit.
De retour à son bureau, Galicie renversa un encrier d'un mouvement rageur.
– Qui est l'imbécile qui a craché le morceau ?! Seuls les services secrets étaient au courant !
– Il est possible qu'il s'agisse des habitants de Mer-Sur-Ondée, suggéra Amerius. Tout se monnaye, là-bas, surtout les informations.
Galicie se passa les mains sur le visage.
– J'ai fui en passant pour une dissimulatrice d'informations.
– Non, Majesté, intervint la ministre. C'est moi qui vous ai pris la parole. Les gens s'en prendront à moi.
– Pour un temps seulement.
Elle ordonna au serviteur à l'extérieur de faire mander la ministre de la sécurité interne et le chef des services secrets.
Amerius quitta le bureau, la laissant gérer ses affaires. Il retrouva Jasmine et Pyrius dans les jardins, et tous trois partirent rejoindre sa maison. Si la veille, le jeune homme avait passé la nuit à rattraper son retard à La Bulle, cet après-midi serait consacré à Rose.
Le trio n'avait pas rejoint les grilles que Bartold venait à eux.
– Amerius ! Je l'ai retrouvé !
Le cœur du jeune homme bondit.
– Qui ça ?
– La blonde, Mona Zelenski. Je l'ai vu. Elle est à Annatapolis.
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