Chapitre 47
Résidence d'Amerius Karfekov, 7h03, 11 de jerve de l'an 1901.
Ce fut la troisième convocation de la reine qui réveilla Rosalie et Amerius. Leurs retrouvailles pleinement fêtées, ils s'étaient endormis alors même que le soleil n'était pas couché, rattrapés par des mois de sommeil hasardeux.
La missive magique pliée en forme d'oiseau avait plusieurs fois tapé au carreau de la chambre.
Rosalie se souvenait du sursaut d'Amerius, qui l'avait doucement repoussé du torse contre lequel elle s'était lovée, avant qu'il ne soit obligé de la réveiller.
La reine les pressait de rejoindre le palais, ajoutant que Bartold était déjà en chemin.
Rosalie et Amerius se préparèrent, achevant leur petit-déjeuner au moment où Bartold se garait devant le portail. Le duo parvenu à sa hauteur, il poussa un soupir blasé.
L'heure de trajet fut l'occasion de parler. Rosalie se lança la première, racontant comment elle avait fini par comprendre le travail de Noé et rencontré les futurs magiteriens. Elle évoqua la Lune, enterrée et destinée à être découverte si le fallait.
– Tu as conçu cela dans le passé ?
Amerius avait ouvert de grands yeux interloqués.
– Rien ne dit que mon plan ait tenu tous ces siècles.
Mais les colliers qu'elle avait fabriqués se trouvant toujours aux cous des patriarches et matriarches, elle en caressait l'espoir.
Elle sortit Amerius de sa sidération en le pressant de raconter à son tour. Le plus dur pour Rosalie fut d'apprendre le démantèlement des manoirs. C'était entre leurs pierres qu'elle avait grandi, et de bons souvenirs s'y trouvaient encore.
Le fiacre freina sur la neige et le duo se retrouva bientôt dans le bureau de Galicie.
Celle-ci eut un regard sans intérêt pour la jeune femme, qui dut elle-même retenir un sourire victorieux à l'idée qu'Amerius ait balayé son bureau.
– Mona Zelenski est en détention, annonça la reine. Nos interrogatoires n'ont cependant rien donné et nous manquons de temps.
Elle se tourna vers Rosalie.
– Elle ne cesse de vous réclamer.
– Et vous voulez que j'essaie de lui tirer les vers de nez.
– Oui. Nous ignorons l'état de la relation entre Maguel Stanford et sa fille, et comment ils peuvent communiquer.
La souveraine les escorta elle-même jusqu'aux geôles souterraines, celles-là mêmes où Rosalie s'était retrouvée enfermée dans une autre réalité.
Galicie VII s'arrêta à quelques pas du fond du couloir, gardé par quatre soldats.
Elle fit signe à Rosalie d'avancer, tout en signifiant à Amerius qu'il n'avait pas intérêt à faire le moindre pas ; il n'en avait pas l'intention, Mona le haïssait et il le savait.
Rosalie s'avança jusqu'à discerner les contours de la cellule.
Elle appréhendait de revoir Mona. Ce n'était plus l'amie qu'elle avait connue, c'était une ennemie, mais la jeune femme ne savait pas si elle serait capable de la traiter comme telle.
Une partie de la porte était faite de barreaux, de sorte à pouvoir discuter et se regarder. Mona n'était pas capable de s'en approcher à moins d'un mètre, à cause de la chaîne qui retenait sa jambe encore présente. Plusieurs cercles de confinement avaient été tracés sur le sol.
Mona releva la tête et se traîna jusqu'aux barreaux. Rosalie frissonna en découvrant son portrait à moitié arraché.
– J'ai senti que tu étais revenue.
– Un voyage que je n'ai pas particulièrement apprécié.
– J'ai fait ça pour toi, se défendit Mona.
– Je ne t'ai rien demandé.
– Mais moi, je te le demande. Reste en vie, ajouta-t-elle tout bas. Je ne veux pas revivre ce jour.
Rosalie s'accroupit devant la cellule afin de mieux l'entendre.
– Quel jour ? demanda-t-elle en imitant son ton de confidence. Celui où...
Mona hocha la tête.
– Le dix magnus de l’an mille neuf cent onze. Je ne l'oublierai jamais.
Son regard se voila.
– C'est pour ça que tu dois nous aider. Je fais partie de cette histoire, tu ne pourras pas m'en écarter, mais tu peux me protéger en me parlant de Maguel. Tu sais où il est ?
Elle secoua la tête.
– Je l'ai fui. Il devenait incontrôlable. Je l’admirais, avant. Il était mon modèle et me donnait tout son temps. Mais il a changé et a commencé à s’en prendre à toi, ce que je n’ai pas supporté. Je ne sais pas où il pourrait être. Même à moi, il ne me disait pas tout. Mais...
Elle se tut.
– Oui ?
Elle se mordit la lèvre, mais le regard implorant de Rosalie la fit céder.
– Il tenait un compte des Poupées en sa possession. Elles étaient toutes uniques. La dernière fois que je l'ai vu... il en restait à peine une dizaine. Si on compte celles utilisées depuis la fête du solstice, ça fait deux survivantes. Depuis ces dernières semaines, il n'a pas pu en refaire plus de deux ou trois, s'il les souhaite plus puissantes. Pas de quoi vous attaquer. Et les Poupées ne sont pas la seule chose à lui faire défaut.
– Pourquoi ne pas remonter le temps et récupérer du matériel ?
– Parce que sa vie s'épuise. Et que prendre ce qui devra servir à autre chose provoquerait un changement temporel.
Rosalie se passa une main sur le visage. Ces histoires de paradoxe temporel lui retournaient l'esprit.
– Qu'est-ce qu'il cherche à faire ?
– Détruire les Basses-Terres. J’ignore le reste, je te l'ai dit, je suis partie pour être avec toi tant que...
Un sanglot lui secoua la poitrine.
Rosalie se pencha et lui murmura de s'expliquer.
– C'est juste que... j'ai beau essayer, et mon père aussi, tout est probablement voué à l'échec.
– Pourquoi ?
Rosalie dut se coller aux barreaux pour entendre sa réponse.
– Parce que l'histoire est immuable. Et qu'elle reprend toujours son dû.
– Nous avons trouvé les fameux comptes dans les affaires de Maguel.
La reine fit glisser un cahier de cuir jusqu'à Rosalie et Amerius. La jeune femme l'ouvrit. Maguel y faisait mention de chaque Poupée fabriquée, et avait rayé le numéro de celles utilisées, et dans quel but. Rosalie retrouva la trace de celles qui l'avaient sauvé, de l'effondrement des gradins et du tir au manoir de Noé.
– Rien ne garantit qu'ils soient authentiques, releva Amerius.
– Je sais, approuva la reine. Mais il n'empêche que j'ai des prisonniers à transférer et des pierres lunaires à mettre en sécurité. On ne peut pas attendre éternellement. Poupées ou non, la garde royale comporte cinq cents hommes et l'armée régulière presque dix mille. Je ne vais pas envoyer tout le monde, mais ils seront une centaine rien que pour protéger les convois et seront aussitôt remplacés en cas de problème.
– Quand doivent avoir lieu les transferts ?
– Dans deux jours. J'ai envoyé une partie de ces soldats démanteler les manoirs, des équipes se relayent jour et nuit sur chaque site.
– Que va-t-il arriver aux biens des magiteriens ? intervint Rosalie.
C'était une préoccupation très matérielle, mais elle n'acceptait pas qu'on balaye des dizaines de vies de cette manière.
– Stockés dans des hangars. Cette histoire terminée, les magiteriens innocentés pourront les récupérer, ainsi que leurs terrains. Mais ils devront bâtir de nouvelles demeures.
– Tu veux faire partir les deux convois en même temps ? remarqua Amerius.
– Diviser nos forces équivaut à diviser aussi celles de Maguel Stanford. Il ne pourra pas supprimer les magiteriens et détruire la roche lunaire en même temps.
Galicie VII et Amerius se lancèrent dans l'étude stratégique du convoi. Ils en étaient à la répartition des soldats tout autour de l'itinéraire tracé quand Rosalie décida de quitter le bureau. Ils n'avaient pas besoin d'elle.
En quittant l'aile du palais, Rosalie tomba aussitôt sur Bartold. Elle s'approcha, un peu honteuse de lui demander de l'aide.
– Laissez-moi deviner : vous voulez aller quelque part ?
– Chez moi.
Il lui rendit un air de reproche.
– Pour vous tirer encore ?
Rosalie sourit d’un air navré.
– Non, cette fois-ci je voudrais vraiment récupérer des affaires.
Décidé à ne pas se faire avoir deux fois, Bartold l’accompagna jusqu'à son appartement, et resta entre elle et la porte.
Une odeur de renfermé les accueillit. Rosalie ouvrit les fenêtres en grand et jeta la nourriture périmée, avant de se débarrasser dans la foulée du sac dans le vide-ordure.
Elle récupéra une valise dans l'armoire et la remplit de vêtements et affaires personnelles.
Quand bien même n'aurait-elle plus été sous protection, Rosalie tenait à passer du temps avec Amerius. Il serait forcément en tête d'un des convois, à risquer sa vie.
Elle aurait pu proposer de se servir du rocher originel qu'elle avait laissé au cratère et ainsi diminuer les chances que Maguel se serve de magie, mais elle préférait que ce soit en cas d'extrême nécessité. Elle avait tout simplement peur que ce morceau d’astre soit revendiqué et utilisé une fois découvert. Il datait d'une époque où il ne servait pas à des fins vénales, et Rosalie entendait bien préserver cet héritage. Elle avait cependant glissé à Amerius son besoin de récupérer les colliers des familles, une demande qu'il effectuerait auprès de la reine, là aussi sous le prétexte d'un héritage à conserver.
D'autant que les prisonniers seraient entravés par magie et les pierres du manoir protégées par des boucliers de nature identique, de même que des sphères détectrices de magie seraient en place. Se servir du rocher lunaire serait par conséquent contreproductif, puisqu'ils perdraient leurs protections sans être certains de l'existence d'un danger plus grand.
Quelques heures plus tard, lorsqu’Amerius revint dans sa chambre au palais où l'attendait Rosalie, son visage était plus que préoccupé.
– Je suis juste nerveux. J'ai déjà commandé des opérations de terrain, mais pas de ce genre.
Elle se leva et lui prit les mains, tout en se remémorant ce qu'il lui avait lui-même dit, des mois plus tôt.
– Ça va aller. Je suis là.
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