Chapitre 51
Caserne militaire de Soeurevalanne, 07h11, 14 de jerve de l'an 1901.
Ils dormirent pendant deux heures avant de sacrifier la troisième pour manger et se préparer. Amerius avait retrouvé son uniforme sombre, Rosalie une simple robe propre – d’un mauve presque malvenu.
Dans la salle de réunion, Galicie avait également passé l’uniforme, ses boucles auburn attachées en queue-de-cheval haute. Des plaques de verre avaient été disposées sur un mur, et une sphère faisait face au siège occupé par la reine.
Amerius et Rosalie s’assirent à sa gauche avant d’être rejoints par le ministre de la guerre et le commandant des armées, accompagnés du capitaine de la caserne.
À peine s’étaient-ils installés que les équations sur le verre se mirent à briller. Les quatre visages des dirigeants étrangers apparurent, partageant tous le même air soucieux. Le monarque de la Vindiène entra sans attendre dans le vif du sujet.
– Reine Galicie VII, est-il vrai que vous avez contacté les Basses-Terres au moyen d’un ultimatum sans nous en référer au préalable ?
La conversation avait lieu en Ordalien, la langue officielle de l’Union.
Afin de conjurer au mieux le mauvais fonctionnement de la magie, les dirigeants se trouvaient dans des villes les plus géographiquement proches de la Cie-Ordalie.
Malgré cela, l’image pouvait être brouillée et le son décalé.
– En effet, Monarque Edmé. Tout simplement parce que l’urgence le justifiait. Dans moins de trois jours, les Basses-Terres telles que nous les connaissons seront de l’histoire ancienne, bien que parmi les deux possibilités à venir, l’une nous soit davantage favorable.
Rosalie entendit le monarque renifler de manière méprisante. L’homme était connu pour son ego aussi imposant que ses collerettes de dentelle – la mode Vindiènoise n’avait par chance jamais franchi les frontières de son propre royaume.
– Votre message était plutôt succinct, Majesté, intervint Oliviane Mullerde. Je pense que nous manquons d’informations pour juger de cette urgence.
La Présidente d’Eyraulte était accompagnée de son ambassadeur et d’un ministre. Tout juste entrée en fonction, la femme se retrouvait déjà confrontée à une situation inédite.
Les rois de la Cadrie du Sud et de l’Ordalie hochèrent la tête en guise d’approbation.
Galicie VII s’efforça d’être à la fois claire et succincte, évoquant le risque de voir les Basses-Terres réduites en cendres, sauf si elles acceptaient de plaider coupables.
– Ont-elles seulement répondu ? s’enquit le roi Lonzo de Sud-Cadrie.
– Non, admis Galicie.
– Pourquoi n’avons-nous connaissance de cette affaire que maintenant ? attaqua le Monarque Edmé. Votre territoire abrite un dangereux terroriste que le septième amendement n’arrête pas. Qu’est-ce qui nous garantit qu’il se contentera des Basses-Terres ?
Rosalie vit la reine déglutir.
– Rien, Monarque. Mais notre homme ne dispose pas de ressources illimitées. Tout nous laisse penser que…
– Vous laisse penser ! La Vindiène ne peut pas se contenter de suppositions, pas si elle doit se faire raser !
– Monarque, un peu de calme, voulez-vous ?
Le souverain Chamdor d’Ordalie sourit de manière compréhensive.
– Je trouve au contraire que la reine Galicie a su réagir avec sang-froid. Nous tenons enfin les Basses-Terres, une occasion que nous attendions depuis des années, et tergiverser n’arrêtera pas le cours des évènements. L’Ordalie vous suivra, Reine Galicie.
Le roi Lonzo se rangea à ses côtés. Après un rapide conciliabule avec ses ministres, la Présidente Mullerde signifia son accord. Le Monarque Edmé fut contraint de s’écraser face à la majorité.
– Je propose de nous mettre en chemin pour l’Île Vierge, conclut le souverain Chamdor.
Les quatre autres approuvèrent et les plaques s’éteignirent.
Galicie se leva.
– Capitaine, préparez un bateau pour l’île. Commandant, voyez si les services secrets ont trouvé la trace de Maguel, et prenez toutes les dispositions nécessaires pour l’arrêter si vous en avez la possibilité. Mais adressez l’éventuelle nouvelle à Amerius. Si les Basses-Terres apprennent que notre homme a été arrêté, elles n’auront plus de raison de signer des aveux. Amerius, tu viens avec moi sur l’Île Vierge. Rosalie ?
Surprise, la jeune femme se tourna vers la reine.
– Nous allons charger le rocher sur un autre bateau, également préparé par le capitaine, et qui restera à quelques encablures de l’île. Assurez-vous que le rocher ne subisse pas de dommage.
Rosalie hocha la tête. Le capitaine de la caserne la pria de le suivre, non sans se permettre de lui demander qui elle était.
– Je suis magiterienne et mage industrielle. Et une sorte de témoin, doublée d’un genre de cible prioritaire.
Elle vit bien que l’homme était confus, mais il se contenta de hocher poliment la tête. Le chariot contenant le rocher fut mené jusqu’au port, puis chargé dans un bateau éclaireur, normalement destiné à appréhender les embarcations suspectes.
Rosalie était passée à sa chambre pour récupérer son gilet de cuir et se fit prêter des bottes de soldate, ainsi qu’un manteau imperméable aux embruns. Le bateau attendit le signal de son voisin de port pour se mettre en route. La frégate avait déployé sa voile frappée des armoiries de Cie-Ordalie – un aigle vu de face, volant de dos à une feuille d’érable.
Sur le pont, Galicie VII lança l’ordre d’appareiller. À ses côtés, Amerius souffla dans un cor, pour signifier aux autres bateaux militaires de les suivre. La frégate quitta le port sous bonne escorte. Le bateau éclaireur les suivit au bout de quelques minutes, flanqué d’une seconde flotte.
Si l’Ordalie et la Cie-Ordalie atteindraient l’Île Vierge en moins de sept heures, le Monarque de Vindiène devait traverser une partie de l’Ordalie avant d’embarquer dans l’un de leurs bateaux. Quant à la Présidente, elle devrait longer les côtes du royaume de Jade et contourner celles des Basses-Terres. Puisqu’elle n'arriverait pas à temps, son ambassadrice en poste à Vindiène se joindrait au Monarque. Les quatre représentants devraient se trouver sur l’île dès le lendemain, ne laissant que vingt-quatre heures aux Basses-Terres avant l’échéance.
Rosalie posa les yeux sur le rocher, visible au travers de la trappe grillagée de la cale. Il était toujours recouvert d’un drap pour que les rayons de Lune ne l’atteignent pas. La jeune femme espérait qu’ils n’auraient pas à s’en servir, que les services secrets trouveraient Maguel avant et qu’ils l’arrêteraient.
Une question frappa soudain Rosalie.
Si les Basses-Terres refusaient de se présenter, est-ce que l’Union laisserait Maguel les détruire ?
***
Il y avait toujours une petite garnison de soldats en poste sur l’île. Des hommes et femmes portant des couleurs différentes, car venus de chacun des pays de l’Union. Ils accueillirent le bateau Cie-Ordalien, tandis que le personnel, lui aussi cosmopolite, préparait en toute hâte les chambres et salles de réunion.
Amerius était déjà venu sur l’îlot et en appréciait grandement la beauté. C’était un rocher posé au milieu des flots, aux falaises de granit beige veiné de blanc. Une couleur aussi immaculée que les bâtiments aux toits végétalisés qui y avaient été construits. Si la guerre n’avait pas menacé, les allées bordées d’oliver et de delonix regia auraient pu laisser penser à un paradis destiné aux vacanciers.
À peine une heure plus tard, le roi Chamdor débarqua.
L’Île Vierge appartenait à l’Union et se trouvait destinée à accueillir les rencontres de ses dirigeants en territoire neutre.
Galicie et le roi Chamdor s’étaient réfugiés dans le bâtiment, mais Amerius resta quelques instants au bord de la falaise, à guetter l’océan. Il repéra très vite le bateau éclaireur au milieu des autres plus imposants. Rosalie était arrivée saine et sauve.
Rassuré sur son sort, le jeune homme rejoignit Galicie. Depuis la tourelle du bâtiment, une vigie surveillait le golfe. Le bateau Vindiènois ne devrait pas se présenter avant encore plusieurs heures, c’était donc le cercle rouge des Basses-Terres que l’on guettait.
Le roi Chamdor n’était pas venu seul. Il était accompagné de sa deuxième fille, également vice-présidente du siège de l’Union, basé en Ordalie. Elle avait dépêché avec elle un juriste et un avocat, déjà occupés à rédiger le document que l’Union espérait faire signer aux Basses-Terres.
Amerius ignorait quelle serait leur stratégie. Peut-être viendraient-ils au dernier moment, pariant sur le fait que l’Union aurait arrêté Maguel ou empêcherait quand même son attaque. Le jeune homme n’aurait pas parié sur cette éventualité.
Galicie se tourna vers lui.
– Le royaume de Jade a été prévenu. Il ne fait pas partie de l’Union, mais sa frontière avec les Basses-Terres en fait une cible. Le Prince Seyang devrait nous rejoindre dans quelques heures.
Cette nouvelle fut de bon augure. Si l’Union impliquait un autre état, cela signifiait qu’elle ne laisserait pas les Basses-Terres périr, car le Jade pourrait se constituer témoin de crime de guerre.
Les heures s’écoulèrent sans nouvelles. Le Prince Seyang se présenta en pleine nuit, quand le lever de soleil tardif vit arriver le Monarque Edmé et l’ambassadrice d’Eyraulte.
Ce fut lorsque l’horloge de la tour de guet sonna midi que la vigie signala un bateau aux voiles frappées d’un cercle rouge et d’un triangle sombre.
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