Chapitre 54 - 2
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On avait appliqué un baume cicatrisant sur les lèvres de Rosalie. Vidée et inquiète, la jeune femme avait refusé de bouger de l’avant du bateau. Ce fut la reine qui vint à sa rencontre, un pot d’onguent à la main. Sans dire un mot, elle avait appliqué le produit sur les doigts et les lèvres meurtries de Rosalie, trop anéantie pour s’en rendre vraiment compte.
– Il reviendra, fit la reine.
Rosalie releva la tête. Galicie VII s’était assisse en tailleur face à elle, et s’occupait de sa main gauche.
– S’il y a bien quelqu’un pour réussir et s’en sortir, c’est Amerius, ajouta-t-elle.
Sa voix tremblait.
– Et s’il ne revient pas ?
La reine suspendit son geste, avant de le reprendre avec maladresse.
– Alors j’irai cueillir moi-même cet enfoiré, murmura-t-elle.
Les blessures de Rosalie soignées, Galicie VII se leva pour rejoindre les autres dirigeants. La mage resta prostrée sur le sol, tournée face à l’île. Du temps passa, durant lequel le brouillard se dissipa petit à petit.
Rien de leur parvenait, on aurait pu croire l’endroit désert. Et si Maguel les avait déjà tous massacrés ? Rosalie retint la nausée que l’angoisse lui provoquait. Il ne restait pas beaucoup de temps, l’air devenait encore plus glacial à mesure que le soleil s’enfonçait dans l’océan. La silhouette de la Lune était même visible au travers des nuages.
Un coup de tonnerre perça soudain le silence, puis un autre, et d’autres encore.
Sur le pont, on s’affola. Rosalie comprit qu’on avait tiré avec un revolver. Elle se releva, les muscles réveillés par l’adrénaline. Elle scruta le bâtiment, jusqu’à apercevoir des silhouettes qui descendaient les escaliers avant de traverser la plage, traînant avec eux une autre personne aux cheveux clairs.
Lorsqu’ils débarquèrent sur le bateau, Rosalie s’approcha et reconnut Mona, jetée aux pieds des dirigeants. Galicie VII ordonna un rapport, mais Rosalie ne l’écoutait pas.
Amerius n’était pas avec le groupe. Il était resté sur place, pour distraire Maguel Stanford. Il allait se faire tuer. Maguel ne supporterait pas de le savoir en vie. La jeune femme ne le laisserait pas causer davantage de tort. Elle profita que personne ne la regardait et descendit du bateau. Elle remonta la plage d’un pas lourd, et grimpa les escaliers en se cramponnant à la rambarde Lorsqu’elle arriva au sommet de la falaise, ce fut pour entendre Galicie l’appeler au loin. Rosalie l’ignora et entra dans le bâtiment.
La première fois qu’elle avait cherché à parler à Maguel, Mona s’était interposée. Cette fois, personne ne l’en empêcherait. Il l’écouterait, il ne lui ferait pas de mal.
Lorsque Rosalie s’engagea dans les escaliers du toit, le vent lui gifla le visage. Elle grelottait, mais ne referma pas son manteau, gênée par le gilet de cuir qui lui enserrait le buste.
Arrivée en haut des marches, elle distingua un dialogue. Par l’ouverture, elle vit Maguel, penché au-dessus d’Amerius. Le sang des deux hommes coulait sur le sol, se mélangeant pour former une aquarelle écarlate.
– Maguel !
Son appel avait distrait l’homme. Il se détourna de son prisonnier pour la regarder. Rosalie lui rendit son examen, se refusant à croiser les yeux terrorisés d’Amerius.
– Rose, murmura Maguel.
– C’est bien moi. Tu ne voudrais pas qu’on discute ?
Le mage s’éloigna d’Amerius et fit un pas vers elle.
– Rose, répéta-t-il. C’est dangereux de rester là. Il y a un Bas-Terrien juste à côté de nous.
Rosalie regarda Amerius, qui venait de se redresser, une grimace sur le visage.
– Je sais, mais je devais te parler.
Il ne répondit pas, mais ses sourcils décharnés se froncèrent.
– Rose ?
– Oui Maguel, c’est moi.
Il perdait pied, mais elle devait continuer de le distraire, tant qu’il restait encore un rayon de soleil pour éclairer le ciel. La jeune femme le regarda dans les yeux, des yeux bleus comme la glace, qu’elle trouvait splendides, même s’ils n’exprimaient plus rien.
– Maguel, il faut que ça s’arrête. Tu te souviens quand tu m’as sauvé la vie, enfant ? Tu as dit que je devais vivre ma vie. Sauf que… tu m’en empêches.
Un éclair de confusion brouilla la glace.
– Tu m’as sauvé la vie, répéta-t-elle, et je t’en remercie. Mais je ne te connais pas. Je ne sais pas qui tu es. Je ne suis pas la Rosalie que tu as connue, je suis une autre personne. Celle que tu aimais est morte et il faut que tu l’acceptes. Tu as fait tout ça pour moi, mais je ne t’ai rien demandé !
Elle se calma, de peur que sa colère ne pousse Maguel à bout.
– Tout ça doit s’arrêter. Tu dois me laisser vivre ma vie, et me libérer de ce fardeau. J’ai ces morts sur la conscience autant que toi !
Maguel regarda ses propres mains, s’arrêtant sur l’acier qui soutenait ses membres, et s’enfonçait entre les os.
– C’est à cause de moi que tu souffres. Pas des Basses-Terres ou d’Amerius, mais parce que je t’ai abandonné à la mort. Je n’ai pas réussi à survivre.
– Tu es morte.
– Je suis morte.
– Mais alors qui es-tu ?
Il referma les poings.
– Rose, pourquoi as-tu fait ça ?
Elle recula d’un pas.
– Parce qu’il le fallait. Je suis désolée.
– Tu m’as laissé tomber.
Le soleil venait de disparaître. Le halo argenté qui baignait le bateau s’étendit sur l’océan pour se fondre dans la falaise. Il illumina la terrasse, dont la pierre blanche se mit à scintiller. Amerius venait de se relever, l’épée dégainée. Dans le bâtiment, Rosalie crut entendre des éclats de voix.
– Tu as raison, fit Maguel.
Elle l’invita à continuer.
– C’est bien de ta faute.
Il sortit un couteau de sa manche et le lui enfonça dans le ventre. La lame perça le gilet de cuir et la peau, le sang chaud coula.
Rosalie entendit Amerius crier. Maguel retira l’arme et se retourna vers lui. Le mage renégat affichait un air serein, tandis que l’épée visait sa gorge. Il grimaça lorsqu’il comprit que sa protection ne fonctionnait plus. Le métal lui ouvrit la tranchée. Il tenta de retenir le flot de sang, en titubant jusqu’à la rambarde du toit. Il s’y cogna et tomba au sol.
Rosalie appuya ses mains sur sa blessure, mais le sang ne voulait pas s’arrêter. Elle vacilla, avant d’être rattrapée par Amerius. Il la supplia, lui demanda de rester consciente, la serra dans ses bras. Mais elle dut fermer les yeux, et de l’eau vint mouiller sa joue. Elle ne pleurait pourtant pas.
La jeune femme avait avoué à Amerius ce que Mona lui avait raconté. Elle ne lui avait cependant rien dit des derniers mots qu’elle lui avait adressé. Ils n’avaient cessé de la hanter, et revenaient tandis qu’elle perdait connaissance.
Elle avait des regrets et des remords. D’abandonner sa famille et celui qu’elle aimait. De ne pas avoir autant vécu qu’elle ne l’aurait souhaité, d’avoir attendu pour faire plaisir aux autres.
L’histoire reprend toujours son dû.
Rosalie avait survécu plusieurs fois, mais dans la première réalité, elle avait bien péri. L’histoire avait peut-être enfin décidé qu’il était temps.
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