Chapitre --- - 2
Le soleil s’était couché depuis une heure lorsque Rosalie sonna à la porte. Son amant lui ouvrit aussitôt avant de lui tendre des bras où elle se réfugia.
– C’est terminé, annonça-t-elle. Je l’ai quitté.
– Quand le divorce sera-t-il prononcé ?
– Je suis passée voir un avocat cet après-midi. Maguel étant en prison, je n’ai pas besoin de son consentement pour le divorce. Cela ne devrait pas prendre plus de deux semaines.
Elle voulut ajouter quelque chose, mais ne savait pas comment le faire.
– Qu’y a-t-il ?
Rosalie lui prit la main et la posa sur son ventre, là où il se mettrait bientôt à grossir.
– Je suis enceinte. De toi.
Ils se marièrent sitôt le divorce prononcé.
Mona vint vivre avec eux. Les premières semaines, la fillette resta cloîtrée dans sa chambre à réclamer son père. Rosalie tenta de lui expliquer qu’il avait fait une grosse bêtise et serait puni pour le reste de sa vie. Mais Mona refusait de comprendre, elle et Maguel avaient toujours été très proches – Rosalie s’était parfois même sentie étrangère à leur duo, Maguel passait tout à sa fille, ignorant l’avis de sa femme.
Rosalie s’en voulait de priver Mona de son père. Mais elle était encore très jeune et n’aurait que peu ou pas de souvenirs de lui. C’était la meilleure chose à faire. Rosalie avait même demandé à ce que sa fille porte son nom de naissance, devenant ainsi Mona BasRose.
Après trois mois de patience, la fillette sortit de sa bouderie. Mais elle restait silencieuse la plupart du temps et ne cessait de jeter des regards noirs au ventre de Rosalie, qui avait commencé à s’arrondir. Mona rejetait son nouveau beau-père. Elle l’ignorait ou changeait de pièce quand il essayait de lui parler. Une fois, il avait tenté de la prendre dans ses bras, pour la consoler de son jouet cassé et elle s’était aussitôt mise à hurler.
Désespérée et épuisée par sa grossesse proche du terme, Rosalie faisait de plus en plus souvent garder sa fille par ses parents, venus habiter en ville peu après la naissance de Mona.
Elle espérait que l’arrivée prochaine de sa demi-sœur permettrait à son ainée de s’épanouir dans son rôle de grande sœur. Ce fut le contraire. Mona s’était calmée, même si elle regardait toujours le bébé avec un air désapprobateur. Rosalie comprit leur erreur le jour où elle la trouva penchée au-dessus du berceau, une paire de ciseaux à la main.
Mona eut droit à un nouveau séjour chez ses grands-parents, tandis que Rosalie demandait conseil à un pédopsychiatre. Son ainée souffrait plus qu’elle ne l’avait imaginé, aussi sa mère l’inscrit-elle dans un internat spécialisé. Elle culpabilisait de se séparer ainsi de sa fille, mais refusait de mettre en danger sa cadette et de mettre davantage l’incroyable patience de son mari à l’épreuve.
Ils eurent droit à plusieurs mois de répit, ponctué par les débuts de leur fillette dans le monde de l’enfance, et les visites hebdomadaires de Rosalie à l’internat. Entre temps, le procès de Maguel eut lieu, le condamnant à la peine maximale.
Rosalie se crut enfin débarrassée de lui.
Mais en nafodard mille-neuf-cent-dix, les Basses-Terres déclarèrent officiellement la guerre à la Cie-Ordalie en bombardant Menanopôle.
L’Union se retrouva démunie face à cette attaque. Si les Basses-Terres n’avaient eu aucun remords à s’affranchir du septième amendement, les autres nations n’avaient que des lois politiques et des tentatives d’apaisement. Pire qu’un coup d’épée dans l’eau.
Une situation qui ajouta à la haine envers Astrasel Noé et Maguel Stanford, puisque c’étaient grâce aux équations du premier que les Basses-Terres avaient conçu leur arme.
En à peine quatre mois, la situation dégénéra. Puisqu’elles se savaient supérieures, les Basses-Terres ne s’embarrassèrent pas de trêves et de compassion. La Cie-Ordalie avait décidé de répliquer contre le feu par le feu, pour violer à son tour le septième amendement.
Les habitants de Cie-Ordalie étaient encouragés à fuir vers l’Ordalie ou le royaume de Jade.
– L’ambassadeur nous accueillera.
Rosalie avait été surprise le jour où elle avait appris que son mari possédait des liens étroits avec la royauté. De ce fait, il avait obligation de quitter la Cie-Ordalie dans l’urgence. Il faisait déjà ses bagages et ceux de leur fille, tout en étant pressé par les soldats de faire encore plus vite.
– Je te rejoins plus tard, fit Rosalie.
– Pardon ? Tu n’y penses pas.
– Je dois récupérer Mona et mes parents. Les soldats sont sur le point de t’emmener de force. Suis-les, ne serait-ce que pour mettre notre fille à l’abri.
Dans les bras de son père, le bébé approuva d’un gazouillement.
– Nous prendrons le train avec les autres réfugiés.
Elle ne lui laissa pas le temps de protester.
Rosalie lui confia ses propres affaires et celles de Mona, avant de se rendre à l’internat où elle devait rejoindre ses parents. Les rues de la capitale étaient méconnaissables. Les gens se précipitaient tous en dehors de leurs maisons, bras chargés d’enfants et de bagages parfois trop nombreux. Les fiacres étaient pris d’assaut, mais incapables d’avancer dans la circulation saturée, les trains de villes si chargés qu’ils ne pouvaient avancer, quand les conducteurs ne les avaient pas abandonnés pour sauver leurs propres peaux.
À l’image de Rosalie, les gens se passaient finalement de transport pour se rendre à pied à la gare principale. Les trains avaient tous été réquisitionnés vers l’Ordalie ou les villes portuaires, où des bateaux attendaient d’emmener leurs passagers au royaume de Jade. Les autres pays de l’Union évitaient pour l’heure d’accueillir des réfugiés, car la menace planait aussi sur eux.
Après trois heures passées à éviter de se faire piétiner, Rosalie parvint à l’internat. Les enfants avaient déjà été préparés et entassés dans le hall en attendant leurs parents. Les médecins et infirmiers courageux attendaient avec eux, mais certains avaient déjà fui.
Mona se précipita vers sa mère.
– On est que toi et moi ?
– Oui, ma chérie.
La fillette hocha la tête. Avec un frisson, Rosalie constata que sa fille semblait contente, mais n’aurait su dire de quoi exactement. Elle prit la valise de Mona et réajusta son écharpe.
– Allons-y, et surtout ne lâche pas ma…
Un flash blanc l’aveugla. Les pleurs des autres enfants et le vacarme de la rue avaient disparu. Même les battements de son cœur et sa respiration s’étaient tu. Cela dura une seconde, jusqu’à ce qu’un bâtiment voisin soit soufflé.
Rosalie se jeta devant sa fille, prenant à sa place les morceaux de la porte en verre brisée de l’internat. Le mur s’était plié sous l’impact, menaçant de ne plus soutenir le plafond.
Les enfants et médecins se relevèrent avant de se précipiter vers la sortie la plus proche. Rosalie les imita, mais vacilla.
– Maman ! Viens !
Rosalie porta une main à son front et récupéra nappée de rouge. Elle l’essuya sur sa robe, puis se saisit de Mona. Elles allaient franchir les portes de sortie, quand un nouvel éclair silencieux les immobilisa.
Le sol se souleva. Lorsque Rosalie rouvrit les yeux, elle était étendue dessus avec Mona. Un nuage de poussière s’infiltra par les portes entrouvertes, étouffant mère et fille. Les débris retombés, elles se relevèrent avant de se jeter sur la porte.
Celle-ci resta coincée. Le mur affaissé avait tordu le métal, l’empêchant de pivoter. Rosalie tira de toutes ses forces, frappant et hurlant à l’aide, à travers le souffle d’air narquois qui leur venait de l’extérieur.
– Maman… sanglota Mona.
Rosalie se pencha vers elle.
– Tu sais s’il y a d’autres portes ?
Sa fille secoua la tête. Soit elle l’ignorait, soit il n’y avait effectivement rien d’autre. Rosalie s’efforça de garder son sang-froid, malgré la peur qui lui comprimait la poitrine.
– Allez, viens, on va chercher ensemble.
Elle souleva Mona dans ses bras et se dirigea vers les bureaux administratifs. Il n’y avait aucune sortie, et les fenêtres étaient toutes condamnées de barreaux. Dans le hall, la porte principale était devenue une impasse, bloquée par un bloc détaché d’un bâtiment. L’internat eut soudain un terrible gémissement.
Rosalie courut, enfonçant les portes du pied quand elles résistaient, mais elle ne tombait que sur d’autres pièces. Quant à l’étage, elle n’osait pas s’y rendre pour emprunter d’éventuels escaliers de secours. Le bâtiment gémissait, le plafond incliné menaçait de céder. Seule, Rosalie s’y serait risquée, mais elle avait trop peur pour Mona.
Elle reprit espoir en trouvant le réfectoire. Il y avait forcément une sortie vers un local poubelle. Rosalie essuya le sang sur son visage avec son épaule, mais ses jambes flanchèrent soudain.
Mona chuta de ses bras, avant de venir de coller contre elle, ses petits bras autour de son cou. La fillette pleurait, le corps secoué de peur.
Rosalie se releva et se saisit de la main de Mona, avant d’avancer vers les cuisines. Son équilibre incertain semblait l’en éloigner.
Elles entrèrent dans la pièce aux relents de légumes cuits. Une porte vitrée se tenait plus loin, laissant voir le béton de la cour.
Il y eut un vide blanc.
Non.
Rosalie fut projetée à l’autre bout de la pièce. Le plafond céda, se balançant à seulement deux mètres au-dessus d’elle. Rosalie releva la tête, cherchant sa fille du regard, dont elle avait lâché la main.
– Mona ! Mona !
Rosalie crut entendre un gémissement, mais il fut couvert par le choc de la pierre contre la pierre. Les murs s’écroulèrent comme un château de cartes, le plafond tomba vers le sol, suivi par les étages.
Rosalie ferma les yeux.
Ce jour était un jour particulier. Le dix magnus de l’an mille neuf cent onze, une date où les Basses-Terres l’emportèrent sur la Cie-Ordalie.
Rosalie ne sentit pas sa propre fin s’écrire.
Annotations