Chapitre 56
Palais royal, 21h43, 23 menatus de l'an 1901.
Les serviteurs avaient ouvert les portes donnant sur les jardins, pour laisser entrer l’air frais de la nuit.
C’est une Rosalie intimidée qui avait découvert quelques heures plus tôt la salle de bal du palais. Rectangulaire, les colonnes de marbre soutenaient un très haut plafond arrondi décoré de fausses ronces sculptées dans le marbre.
La jeune femme avait attiré les regards, ou plutôt son bras, passé sous celui d’Amerius. Rosalie n’avait que rarement rencontré la noblesse Cie-Ordalienne, mais les hochements de tête vers le couple furent approbateurs.
On fêtait la victoire officielle de l’Union sur les Basses-Terres. Après des mois de tensions et de conflits civils, les Bas-Terriens dissidents avaient été arrêtés ou ralliés. Les dirigeants de l’Union et le royaume de Jade prévoyaient de diriger ensemble le territoire, et de se répartir les ressources produites. Mais il fallait pour l’heure rééduquer les Bas-Terriens, en leur apprenant tout ce que leurs dirigeants leur avaient interdit de connaître.
Rosalie n’était pas certaine de vouloir se réjouir de la disparition de la culture et de l’héritage de tout un pays, quand bien même celui-ci était basé sur l’oppression et la dictature.
Du côté de la Cie-Ordalie, le problème magiterien s’était réglé. Le morceau de Lune avait été réenterré, les membres des familles refusant un accord mis en prison. Ceux qui avaient été innocentés entreprenaient déjà de rebâtir leurs maisons disparues, tout en redressant la barre de leurs commerces.
Chez les BasRose, ce rôle aurait dû revenir à Azale, mais il s’était avéré être un parfait incapable. Jasmine l’avait poussé hors du bureau de chef de famille pour prendre sa place, aidée de Pyrius. Le couple avait engagé des jardiniers supplémentaires, que Jasmine formait à s’occuper de leurs nombreuses plantes.
Les parents de Rosalie étaient présents à la fête, occupés à danser sur le rythme endiablé que proposait l’orchestre, sourires aux lèvres comme un jeune couple.
Amerius étant parti saluer une connaissance, Rosalie se leva du canapé où ils avaient élu domicile, la jupe de sa robe dorée en main pour ne pas trébucher, et se dirigea vers la terrasse, loin du bruit. Lorsqu’elle avait reçu l’invitation au bal, la jeune femme s’était retrouvée un peu désemparée, car elle n’avait rien d’approprié à se mettre. Galicie avait alors débarqué, ordonnant qu’elle trouve une robe dans sa propre garde-robe. Sous le ton impérieux, Rosalie avait distingué une tentative de gentillesse.
La jeune femme s’accouda à la rambarde, juste sous les branches tombantes d’une glycine. Elle admira le reflet de la Lune sur l’étang qui faisait face, avant qu’une autre personne de la rejoigne. Rosalie fut surprise, s’attendant à trouver Amerius. Au lieu de quoi, Galicie venait elle aussi de s’appuyer sur le garde-fou. Elle porta la main à ses cheveux pour réajuster sa tiare de saphir.
– Ce truc pèse une tonne.
Rosalie sourit. Elle et la reine ne s’étaient que peu croisée depuis la défaite de Maguel. La jeune femme se souvenait de l’onguent que la souveraine avait appliqué sur ses mains, et de ce qu’elle avait dit quand Rosalie était revenue de sa convalescence sur l’Île Vierge.
– Bienvenue.
Un simple mot, mais sincère. Galicie VII avait arrêté de la détester. Elle fit tourner sa boisson dans son verre, sans intention d’en boire.
– Comment s’est passé votre retour à La Bulle Mécanique ?
Cela faisait déjà quatre mois, mais Rosalie était contente que la reine lui pose la question.
– Bien. Mais cela m’a fait bizarre.
Ses collègues avaient été heureux de la revoir, tous inquiets de ses conditions de détention. Rosalie avait menti, tout en restant vague.
– Beaucoup de choses ont changé, ajouta la reine.
Rosalie sentait qu’elle avait quelque chose à dire, mais que trouver les mots lui causait du souci. Elle et Amerius auraient effectivement pu être frère et sœur.
– Le conflit qui nous est tombé dessus nous a montré que nous avions besoin de toutes les ressources disponibles. Je sais que j’ai longtemps affiché mes sentiments envers les magiteriens, mais les choses sont en train d’évoluer. Je crois qu’on pourrait faire évoluer leur position, notamment en développant une magie croisant celle de Terre et de l’industrie. J’ai quelques idées dans ce domaine, que je compte mettre à profit dans plusieurs années. Mais cela fonctionnerait mieux avec quelqu’un de qualifié à mes côtés.
Elle jeta une œillade à Rosalie avant de boire une gorgée de son verre. La jeune femme n’était pas certaine d’avoir bien entendu.
– Est-ce que vous… Je ne sais pas si j’ai les compétences requises.
– Je ne vous demande pas d’être ministre, j’en ai bien assez comme ça ! Juste de m’aider à comprendre ces deux mondes qui me sont étrangers.
Rosalie sourit. C’était un grand honneur, mais une charge à ne pas négliger.
– Dans combien de temps ?
Car elle espérait quand même que ce ne serait pas trop vite.
– Dix ou quinze ans. Il nous faut d’abord régler la question de l’avenir Bas-Terrien et penser à ma propre descendance.
Elle soupira. Elle semblait légèrement ivre.
– Un candidat en tête ? osa Rosalie.
– Pas le moindre. Si je suis libre à ce sujet, le conseil m’a largement fait comprendre que j’avais plus que dépassé la moyenne d’âge des souverains Cie-Ordaliens, et qu’un nouveau conflit pouvait surgir à tout moment. Sauf que je n’ai pas vraiment envie de m’y mettre, alors je pense me diriger vers un choix politique, et un homme qui désire rester aussi libre que moi. Épouser un Bas-Terrien est encore une idée trop prématurée, aussi vais-je sans doute porter mon choix sur un magiterien. Des idées ?
Rosalie resta stupéfaite. Elle ne s’était pas attendue à autant de confidences, et encore moins à cette question.
– Brume Landepluie. Il a votre âge et il me semble être quelqu’un de très calme et réfléchi.
Galicie lui demanda de le lui désigner dans la foule. Rosalie pointa discrètement du doigt l’homme qui écoutait l’orchestre. Sa chevelure brune encadrait un visage très doux, aux yeux gris comme un jour de pluie.
La reine approuva du chef.
– Je me pencherai sur la question une fois sobre.
Elle quitta la terrasse et rejoignit ses convives, au moment où Amerius arrivait.
– Ça ne va pas ?
Rosalie mit un moment à définir ce qu’il venait de se passer.
– Je crois que la reine m’a demandé de jouer l'entremetteuse avec un magiterien.
Ils furent désormais deux à être à court de mots. Amerius proposa qu’ils s’en remettent en allant se promener dans les jardins. Le sentier jusqu’à la roseraie remonté, Amerius se tourna vers Rosalie.
– Tu n’as pas l’air d’aller bien. Tu sembles parfois ailleurs.
La jeune femme hocha la tête.
– C’est à cause d’une chose que Mona m’a dite. L’histoire reprend toujours son dû. Et si la guerre avait quand même lieu ? Je sais que c’est un peu stupide, parce qu’historiquement parlant, il y a eu et aura toujours des conflits, mais…
Elle ne poursuivit pas. Elle savait qu’il avait compris.
– Mais ce n’est pas la seule raison, affirma-t-il.
Rosalie ferma les yeux, étouffant une larme prête à jaillir. Elle savait qu’elle n’aurait pas pu cacher cela à Amerius plus longtemps.
– L’histoire reprend toujours son dû, répéta-t-elle. Le dix magnus de l’an mille neuf cent onze. C’est le jour où je suis morte. Tu sais, je comprendrais si tu…
Un sanglot brisa sa voix. Mais au lieu de s’éloigner, Amerius la prit dans ses bras.
– Te quitter ne rendra pas ta mort moins douloureuse. Ce serait même très égoïste de te priver de connaître le bonheur.
Elle n’aurait pu rêver d’une meilleure réponse. Même si c’était elle qui devenait égoïste, elle refusait de s’en aller.
Aussi, lorsqu’un mois plus tard, il demanda sa main, elle accepta sans hésiter.
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