1 - Ariana
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Ariana
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Du bout des doigts, j'étale les paillettes sur ma paupière, observe le rendu dans le miroir, et sourit. Ce serait prétentieux de dire que le résultat est parfait, mais...
Fiona à côté de moi, constate l'aspect de mon maquillage, et hausse un sourcil admiratif.
— Pas mal. Je dirais même pas mal du tout.
— Merci ma belle. Tu es pas mal non plus, mais dégrade un peu plus ton contouring, ça fait pas naturel.
Elle s'observe dans le miroir de ma salle de bain, acquiesce vivement, et repousse ses épais cheveux noirs vers l'arrière pour mieux accéder à son visage.
De mon côté, je termine mes yeux, m'applique un léger rouge à lèvre rosé, et admire mon œuvre achevée : j'ai déjà fait mieux, mais ça ira largement pour le type de soirée où nous nous rendons ce soir.
La porte de la salle de bain s'ouvre brutalement, et deux petites têtes émergent de l'entrebâillement, les cheveux en pétard et du chocolat autour de la bouche.
— Dam ! je brame en avisant mes deux petits frères. Les jumeaux sont dégoûtants !
Un soupir exaspéré me parvient du salon, et mon cadet fait son apparition, avec un flegme et un sourire paresseux qui me fait hausser un sourcil.
D'un rapide coup d’œil, j'avise son pantalon en treillis militaire, son tee-shirt noir près du corps, et lui lance un regard équivoque.
— Ose faire un commentaire, et on pourra reparler de la longueur de ta jupe, me lance t-il en avertissement.
— Super drôle. Fais attention Dami, c'est un peu... provoc là. Tu vas au lycée, pas en boîte ou je ne sais où encore.
— Et qui s'en plaint ? À part toi ? J'ai passé la journée à recevoir des compliments.
— Par qui ? Les mecs en chien de ton bahut ?
Fiona sourit face au miroir, et je lui donne un vif coup de coude dans les côtes.
Lentement, il fait sortir les jumeaux, s'approche de moi et considère un long moment mon maquillage à peine achevé.
Ses orbes émeraudes vont et viennent de mes yeux à la palette de paillette sur le rebord du lavabo, avant que du pouce, il ne corrige une imperfection sous mes yeux.
— Où est-ce que vous allez ? demande t-il finalement.
— Dans une boîte à quelques rues d'ici. Soirée de lancement de start-up.
Il hoche la tête, indique à Fiona que son mascara a formé un paquet sur son œil droit, et se retourne vers moi, l'air d'un coup moins enclin à se la jouer détaché.
— Cuídate Ariana.
— Claro.
Il sourit, faussement, avant de héler les jumeaux pour les mettre aux devoirs.
Je le regarde quitter la pièce, pensive, me mords la lèvre et reviens à ma première préoccupation.
— J'adore quand vous parlez espagnol avec Dam.
— Vieille habitude, je marmonne avant d'ajouter : j'aimerais qu'il la perde.
Fiona ne relève pas, et termine de se coiffer pendant que je rumine, plus affectée que je ne le voudrais de ce bref échange avec Damian.
Tout chez lui m'inquiète. De son attitude changeante à ses goûts vestimentaires douteux, en passant par les liens trop étroits à mon goût qu'il entretient avec les mecs au service de papa, je ne sais plus où donner de la tête. J'ai une peur bleue qu'il fasse des conneries, qu'il suive les pas de papa, puis de H, qu'il se mette en danger, inutilement.
Et à dire vrai, ce n'est pas vraiment mon rôle de gérer ça.
Lorsque notre mère s'est barrée il y a deux ans, et que mon père a enfin été arrêté, je me suis retrouvée face à un choix difficile : laisser mes petits frères être placés en famille d'accueil, ou bien les garder à ma charge, en acceptant toutes les contraintes et responsabilités que cela implique.
Dam avait douze ans à ce moment-là, et les jumeaux à peine sept, autant dire que mon choix a été rapide bien que douloureux. À ce moment-là, H m'a proposé son aide, financièrement. Il va de soi que j'ai refusé, et que j'ai coupé les ponts avec lui. Hors de question de revivre ce qui venait de briser notre famille une première fois.
Et voilà comment, à seulement vingt-trois ans, je me retrouve à la tête de cette charmante petite fratrie qui me glisse entre les doigts à chaque seconde qui s'écoule.
Horrible sentiment que de voir sa famille se fissurer, sans rien pouvoir faire pour stopper les dégâts.
— Ari, tu es où là ?
Je coule un regard à Fiona, hésite à lui faire part de mes inquiétudes en ce qui concerne Damian, mais elle me coupe l'herbe sous le pied, comme elle le fait à chaque fois.
— Dam, il a pas l'air en forme, murmure t-elle.
— Je le sais bien. Il traîne avec Donni et Tazer, et je crois bien qu'il a une soirée chez Julio demain.
— Mimétisme paternel ?
J'acquiesce, et m'asperge une dernière fois de parfum avant de me tourner face à elle.
Couper court à cette conversation au plus vite.
— Allez, Louka devrait pas tarder.
…
Il est vingt heure trente lorsque la sonnette retentit, et que Louka passe la tête à travers l'embrasure de la porte. Mikky et Danny lui sautent au cou, tandis que Damian se contente d'un sourire en coin, par-dessus son livre de langues.
— Salut les monstres, sourit mon ami en étreignant les jumeaux. Comment vous allez ?
Mikky, le plus vif de mes petits frères, se lance dans un long récit de sa journée d'école, des tortures infligées par sa maîtresse, de cette inutile dictée à laquelle il a eu trois, et dont il s'était bien gardé de me parler jusque là.
Cependant, j'attends qu'il ai terminé pour venir incruster ma petite remarque salée, que Mikky accuse d'un large sourire ponctué d'un pouce accusateur vers Damian.
— Il m'a pas fait révisé hier.
— Tu m'accuses ? s'étrangle presque le concerné en lâchant ses propres devoirs.
Louka calme la montée des tensions naissantes d'un mouvement de main qu'il dirige en priorité vers Damian, qui les sourcils froncés, semble déjà prêt à faire passer à son frère l'envie de l'accuser à tort.
— Et sinon, reprend Louka en venant s'asseoir à table, il y a du nouveau en face ? J'ai vu que les lumières étaient allumées.
— Oui je crois, je marmonne en finissant d'essuyer la vaisselle.
Visiblement intrigué par notre ébauche d'échange Damian vient prendre place nos côtés, son sourire transpirant la fausseté toujours plaqué aux lèvres.
— Un mec de mon âge et son frère. On pourrait rebaptiser notre rue ''le sanctuaire des sans parents'', vous en dites quoi ?
— Comment tu sais ça toi ?
— Bah, le plus jeune est dans ma classe en histoire et en langue. Il m'a fixé durant tout le trajet du retour, un peu creepy.
Je hoche la tête, songeuse, avant de prendre place à mon tour, un verre de jus de citron à la main.
— Et tu n'as pas, je sais pas moi, essayé de lui parler ? Si il est nouveau ça...
— Hors de question. Il portait une salopette aujourd'hui. Qui porte encore des salopettes ?
— Et qui porte des pantalons treillis militaire à part les ringards et les putes au rabais ? Arrête d'être superficiel s'te plaît, le rabroue Fiona en lui donnant une tape derrière la tête.
Mon frère grogne, et je fusille Fiona du regard. Certes, il méritait d'être repris, mais une version plus soft de réprimande n'aurait pas été de trop.
— J'ai pas fini, il a aussi un appareil dentaire arc-en-ciel.
— Pour quelqu'un qui se plaint d'avoir été fixé, il semblerait que tu l'aies aussi bien maté pour savoir ce qu'il a dans la bouche.
Et c'est au tour de Louka d'être la cible de mes mitraillettes, tandis que mon frère, de plus en plus pâle, se renfrogne et grince des dents.
— On ira les saluer convenablement demain matin, je tranche en défiant quiconque de me contredire. Et lundi, tu essaieras de parler à ce gamin. L'intégration c'est important. On est pas des sauvages Damian.
— Tu m'as pris pour une assistante sociale ? Je fais pas la charité.
— Baisse d'un ton ou l'assistante sociale aura vent de ton sale caractère, et ni toi ni moi n'avons envie qu'elle se mette en boule. Claro ?
Ses yeux s'écarquillent de colère, mais je ne cille pas. Je sais à quel point il déteste que j'inclus notre efficace bien que mordante jeune assistante sociale. C'est elle qui a géré toutes mes demandes de tiers digne de confiance, de personne à qui oui ou non, on pouvait remettre des enfants des âges de Dam, Mikky et Danny. Il l'aime autant qu'il la déteste, car c'est également elle qui a insisté pour que mon père n'ait plus de droits de visite en face à face avec Damian. Seulement les appels, et encore.
Damian se passe la langue sur les lèvres, et me lance un acerbe « Apprends à tourner ta putain de langue dans ta bouche » dans la langue de Don Quichotte. Puis il se lève, repousse calmement sa chaise sous la table, et salue mes deux amis en omettant bien sûr de m'accorder le moindre regard.
— Tu l'as vexé on dirait.
— Pas vexé, plutôt saoulé, le corrige Fiona.
Nouveau soupir, rire de Louka, œillade amusé de Fiona.
J'époussette mon chemisier et me lève alors, plus motivée que jamais à partir au travail, et quitter ma propre maison emplie de tensions et d'hormones de jeune mâle en rogne.
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