2 - Rafaël
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Raf
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Quelle barbe, mais quelle barbe. Mes doigts frappent le clavier de mon ordinateur, mais une lettre sur deux reste en suspend, ne s'imprime pas sur l'écran comme elle le devrait.
Évidemment. Pile le jour où je dois rendre mon premier rapport. Je ferme le logiciel, le rallume : même constat. Nouvelle tentative, nouvel échec.
Je finis par claquer l'écran sur le clavier et me lever, les mains derrière la tête, fatigué.
À l'horloge, il est à peine quatorze heures. J'ai rendez-vous à quinze heure trente avec la conseillère de Samuel, et jusque là, il va m'être impossible de travailler.
Plus dégoûté qu'autre chose d'avoir perdu mon après-midi de travail, je sors de la maison, et claque la porte derrière moi. Le réflexe de partir en la laissant ainsi me prend, mais à peine arrivé au bout de l'allée, je fais demi-tour pour tourner la clef dans la serrure : mieux vaut être prudent.
La rue est presque déserte, hormis quelques badauds et un ou deux voisins d'un âge certain, occupés à boire un café sur l'avancée de leurs petites maisons.
Et Ariana, qui tond tranquillement l'herbe séparant son entrée du trottoir.
Après un coup d’œil à ma montre, je décide d'aller la saluer, et traverse la route sans même vérifier qu'une voiture ne m'arrive pas dessus.
— Salut, me lance-t-elle en éteignant sa tondeuse.
Elle m'a devancée, je dois bien l'admettre. Sûrement m'a t-elle vue sortir, puis faire demi-tour, et le tout en à peine vingt secondes. Un peu ridicule, mais c'est ainsi.
— Comment ça va ?
Elle s'essuie le front d'un revers du bras, et m'offre un sourire éclatant, en total contraste avec ses joues écarlates et ses cheveux en bataille.
De la main, elle me désigne sa pelouse, et hausse les sourcils.
— Entretien du jardin.
— Je vois ça. Les jumeaux vont bien ?
Nous sommes mardi, et je ne les ai pas revu gambader dans la rue depuis samedi matin, après leur visite. J'aime bien ces gamins, à dire vrai. Chacun d'eux à son petit charme, Mikky par la parlotte facile, Danny par l'intelligence épatante que son frère ne semble pas avoir.
— Ils ont totalement arraché le filet du trampoline dimanche après-midi, alors ils sont punis. Je dirais donc qu'ils vont moyennement bien.
Un rire lui échappe, et je trouve ça attendrissant.
— Et Damian ? Sam était clean en rentrant de la soirée, et lui ?
Clean, je m'entends. Il puait la clope et portait une sale odeur de bière que je n'ai même pas tenté de tirer au clair avec lui.
Ariana hésite un instant, avant de hausser les épaules.
— Il était bourré. Genre, bien bourré. Et encore, il s'est fait vomir : j'en ai retrouvé sur ses baskets.
— Il a peut-être juste été malade ?
— Non. Je le connais, il le fait tout le temps en pensant que je remarquerai pas son état une fois à la maison.
Et elle n'est pas plus choquée que ça ? Le jour où Samuel rentrera ivre, il aura de mes nouvelles. Ils ont même pas quinze ans, merde. L'âge légal est dans quoi... six ans ?
— Mais, si Samuel était ok, alors c'est cool. J'avais peur qu'il le fasse boire.
— Pourquoi, il le fait souvent ?
— Quoi, faire boire les autres ? Non, non. C'est juste l'effet de groupe.
Nouveau rire, que je ne partage pas cette fois.
…
La devanture du lycée de Samuel est gribouillée de graffitis salaces et vulgaires. Des mots, à la peinture en bombe rouge ou noire, mal orthographiés et presque illisibles.
Pourquoi ne repeignent-ils pas ces murs ? Les tags ne me gènent pas plus que ça, mais ces fautes…
Pas de clôture pour délimiter la cour, juste quelques arbres, et un chemin dallé qui mène jusqu'aux doubles portes principales.
Soledo Highschool. Rien de clinquant, pas de nom de président ou de scientifique, juste ces lettres sobres au-dessus de l'entrée.
J'entre, les mains dans les poches, suffoquant sous ma veste aux manches longues.
— Pas la peine qu'elle voit que tes tatouages vont de la main jusqu'aux épaules, m'a marmonné Sam ce matin, alors qu'il me briffait sur l'attitude à avoir avec sa conseillère.
Le message était clair : passer pour le bon grand frère droit dans ses bottes et sans côté discutable.
Le couloir principal est presque désert, à l'exception de quelques voix qui semblent se rapprocher de moi à mesure que je longe les casiers colorés. Rouge, noir, blanc, c'est plutôt joli.
— Rafaël ?
Je coule un regard sur ma droite, où la voix de Damian vient de m'apostropher.
Qu'est-ce que c'est que ça ?
Je bats des cils plusieurs fois, un peu étourdi par ce que je viens de voir.
Le gamin s'approche de moi, un sourire au coin des lèvres, mais je ne peux m'empêcher de détâcher mes yeux de son short vraiment, vraiment, trop court, surtout pour un garçon.
— Salut Damian, je souris néanmoins. T'as pas froid ?
Je désigne son short, et il hausse les épaules – exactement comme sa sœur le fait – avant de me désigner du pouce, le groupe d'adolescents derrière lui.
— Entraînement de cheer. Tu cherches Samuel ?
Il me scrute. Ses yeux perçant me dévisagent, et attendent de moi que je me trahisse de quelque façon que ce soit. Depuis la réaction de sa sœur samedi matin, il m'a plusieurs fois analysé de la sorte, par sa fenêtre, dans la rue, et maintenant, au milieu du couloir de son lycée. Il cherche à savoir de quoi il en retourne, qui je suis, si je suis dangereux pour sa sœur.
Ça tombe bien, je cherche à faire la même chose avec lui.
— Non, je viens voir la conseillère d'orientation.
— Ah bon ?
Il semble étonné, et je vois un garçon de l'équipe lui faire signe de retourner auprès d'eux. Il lui indique plutôt vulgairement de le laisser discuter, et se retourne vers moi, ce même sourire prétentieux aux lèvres.
— Tu veux que je t'indique le chemin ?
— Merci, ça va aller. File, tes coéquipiers t'attendent.
— Y'a le temps, l'entraînement dure jusqu'à dix-huit heures.
Je hoche la tête, et attends qu'il s'éloigne, ce qu'il ne fait pas. À la place, il reste planté là, avec son air supérieur, son short ras les fesses et son tee-shirt à l'effigie du lycée.
— Vous devriez venir boire un verre à la maison un de ces jours, me propose t-il finalement.
Nouvel angle d'attaque : je salue son ingéniosité.
— Ce sera avec plaisir.
— Passez donc ce soir, les jumeaux ont pas cours demain, ce sera plus pratique.
— Ta sœur ne travaille pas ce soir ?
— Je sais pas, à toi de me le dire.
Je sourcille à peine, réponds à son air équivoque par un sourire que j'espère suffisant. Il hoche la tête, et commence à se détourner.
— À ce soir hombre.
Et il s'éloigne.
Quelle petite teigne celui-là.
Je le vois s'éloigner avec le reste de l'équipe, après un dernier long regard dans ma direction, pour finalement disparaître au coin du couloir.
Je reprends mes esprits, après cette petite entrevue ma fois plus qu'électrique, et reprends ma route jusqu'au bureau de la conseillère.
…
— Alors voyons voir, Samuel Portgas, attendez un instant...
Confortablement assis dans le large siège en tissu face au bureau de la conseillère d'orientation, je laisse mon regard vagabonder sur la décoration un peu kitch, sur la photo de famille sur le mur en face de moi, sur les différents trophées dans une large vitrine au verre mal nettoyé.
— Alors, première année, il a un très bon dossier.
Elle me dévisage, comme si elle s'attendait à ce que je fasse un commentaire sur l'éducation de mon petit frère. Je sais qu'il est bon, qu'il pourrait même être excellent pour peu qu'il se bouge un peu plus. Avoir les capacités, mais pas le mental, ça ne fonctionne pas.
— Je lis ici que vous avez beaucoup déménagé, qu'il a donc beaucoup changé d'établissement...
Je manque de soupirer, mais me retiens : certes, elle ne fait que me dire ce que je sais déjà, mais je ne vais pas la prendre en revers dès le début d'année, sinon ça risque d'être long.
Elle n'est pas de première jeunesse, mais tente visiblement de se donner un petit air ''jeune'' avec sa monture de lunette ultra-fine, son jean slim et son chemisier presque transparent.
Pourquoi les personnes âgées de nos jours ne peuvent-elles pas juste être âgées, et arrêter d'à tout prix vouloir conserver ce qui faisait leur jeunesse, alors que celle-ci les a bel et bien quitté ? Il faut savoir faire le deuil, et laisser partir les gens.
— Vous l'élevez seul ?
Nous y voilà.
Dans le dossier de Samuel, il est spécifié que nous avons encore une mère, mais qu'elle ne vit plus avec nous. A-t-elle seulement déjà été là pour nous, vaste question sur laquelle je n'ai pas le temps de m'interroger pour le moment. Le fait est que dès que j'ai eu l'âge, j'ai demandé la garde de Samuel, et nous avons pris la route. Nous n'en avons jamais parlé lui et moi, et il faudra forcément qu'un jour, nous crevions l'abcès, mais pour le moment, ni lui ni moi ne semblons prêts à le faire.
Sauf que ce que les gens lisent dans son dossier, c'est que Samuel est un gamin trimballé de ville en ville depuis ses huit ans, et qu'il ne vit qu'avec un frère de vingt-cinq ans. Pas glorieux sur le papier, mais surtout pas rassurant.
— Effectivement, je finis par répondre en souriant.
— Pas trop compliqué ? Qu'exercez-vous comme emploi ?
Je bats des cils, et regarde la chevalière à mon doigt, distrait.
— Dans l'observation et l'analyse.
— C'est àdire ?
— C'est compliqué à expliquer. Mais j'ai un salaire stable, pas d'inquiétudes.
Elle n'insiste pas, et pose le doigt sur la case s'apparentant à notre adresse.
— En plein milieu du quartier des Cortez.
— Mes voisins d'en face, pourquoi ?
— Rien. Je n'irais juste pas y habiter.
Ressemblant à « Non, cette chemise est très jolie. Juste, je ne la mettrai pas, tu vois ? ».
— Vous les connaissez bien, les Cortez ?
Elle se passe une main sur le visage, semblant d'un coup avoir pris une vingtaine d'année dans les dents. Ses yeux vont et viennent du mur à moi, tandis qu'elle cherche ses mots.
— J'ai eu toute la fratrie. Hugo, Ariana, et maintenant... Damian.
Elle soupire, ne se gêne absolument plus pour tenter de dissimuler sa lassitude face à moi. Il est plus facile de parler des autres, avec ceux qui ne les connaissent pas ou peu.
— Vous semblez excédée.
— J'ai été très patiente avec Hugo. Je ne l'ai pas renvoyé, alors que j'avais toutes les raisons du monde de le faire. Ariana a été une éclaircie pendant la tempête, un moment pour reprendre mon souffle. Mais là c'est trop. Avec Damian, je n'en peux plus.
Dans ma tête, une petite zone s'active – on ne travaille pas dans le renseignement, sans savoir quand mettre en marche la prise de note auditive.
— Vous l'avez déjà croisé ?
— Oui, je vous dis, ce sont mes voisins d'en face, alors...
— En tant que regard extérieur, qu'en pensez-vous ?
Elle se couvre la bouche des mains, les yeux écarquillés. Soit elle en a trop dit, soit pas assez.
— J'en sais rien, on ne s'est jamais vraiment parlé lui et moi.
— Et bien bonne chance à vous. Dans son gang, ils l'appellent ''el principe'', vous parlez d'une chance pour nous ! J'ai jamais vu un gamin aussi imbu de sa personne !
Elle se perd, se retourne, reprend une contenance, et m'adresse un sourire.
— Je suis désolée. Mon poste ne m'autorise d'ordinaire pas à dénigrer les élèves, mais...
— Pas de problèmes, tout ça restera entre vous et moi.
Et surtout, vous avez des informations sur Hugo, ce qui n'est pas négligeable pour moi.
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